Je m'étrille la peau et me brosse les dents durant de longues minutes sous un jet brûlant afin de me débarrasser de cette désagréable sensation vaseuse imprégnée à même la peau. Jusqu’à avoir mal. Jusqu’à m’écorcher. Mais la douleur ne me soulage pas, n’efface pas cette impression d’avoir été une nouvelle fois aux portes de la mort.
Mon premier rêve de ce genre remonte à mars 2000. Je me trouvais sur un vélo, pédalant à toute allure sur une route de campagne gorgée d'eau. Des trombes de pluie réduisaient la visibilité. J'ai perçu le bruit d'un moteur au loin. Une voiture arrivait dans mon dos.
Trop vite.
Prudent, je me suis décalé sur le côté. Mon feu arrière était brisé. Je ne l'ai pas vu, mais au fond de moi, je le savais. Le conducteur a écrasé la pédale de frein.
Trop tard.
Mon petit corps a été projeté dans les airs puis est retombé lourdement dans un fossé. La pluie me tombait dans les yeux, dans la bouche. J’ai essayé de parler, de bouger, mais aucun son ne filtrait d’entre mes lèvres. Aucun mouvement ne venait remuer mes membres. Un homme est descendu de la voiture. Son regard paniqué s’est posé sur mon corps désarticulé. Pendant de longues secondes, le chauffard n'a pas bougé, pétrifié par l’horreur qu’il venait de commettre. Puis il a choisi de disparaître. De me laisser crever là. Comme un animal. Seul. Dans le froid et la nuit. Avec ma peur et ma douleur.
Le lendemain, Rooney manquait à l'appel. Le jeune garçon que j'étais n'a pas compris tout de suite. Comment aurais-je pu deviner que ce cauchemar se produirait ? Ce jour-là, Rooney Harrigan ne s’est pas présenté en classe. Les jours suivants non plus. Il n’est plus jamais revenu. Et je m’en suis voulu de ne pas avoir agi. D’avoir poursuivi ma vie comme si de rien n’était. Alors que je savais.
Je ne recommencerais pas. Pas aujourd’hui. Pas cette fois. Je découvrirai la vérité. Pour lui.
Pour elles.
Le motel tentait-il de me prévenir qu’un crime épouvantable a été perpétré récemment entre ses murs ? Hasna ? Impossible. Dans mon rêve, la jeune femme se trouvait au bord d’une route, pas dans l’une de ces chambres. Adam ? Non, plus. Lui se trouvait dans la forêt au moment de son meurtre. Qui concernait-elle dans ce cas ?
L’eau chaude se tarit. Pas ma soif d’en apprendre plus sur ces affaires. Je décide de quitter la cabine pour rejoindre mon bureau. Les cheveux attachés en un demi-chignon, j'effectue des recherches sur mon ordinateur. En tapant le nom d'Adam Taylor dans la barre de recherche, je tombe sur un article de fait divers. À l'aube du 13 octobre, un photographe animalier amateur a découvert un corps dans la forêt de Bellwood. Selon le témoignage, la victime a été éventrée. Aucune information n’est divulguée quant à la nature de l'arme du crime.
Je bifurque sur une plateforme de partage de vidéos. Le léger sourire et les intonations de ce vidéaste spécialisé dans le true crime, me file la nausée. Il semble se nourrir du malheur des autres sans compassion pour les familles des défunts. Plus le crime est sanglant, plus les internautes cliquent pour satisfaire leur appétit morbide. Je songe aux Taylor. Comment se remettre d'un tel drame ? Comment avoir les épaules assez solides pour vivre avec l'idée que son enfant a été sauvagement assassiné ?
A la fin de son show, le vidéaste cite une vieille légende hantant Bellwood depuis près de deux siècles, afin d'instaurer la peur chez ses fidèles abonnés : Otaktay, métamorphosé en ours, attaquerait les étrangers et emmènerait les enfants dans l'autre monde, les confondant avec sa progéniture disparue. Le tueur d'Adam s’est-il inspiré de ce mythe ?
La mort de l'étrangère, la disparition de l’enfant… Pour Hasna, les faits collent. Pas pour Adam. D'après les articles à son sujet, le jeune homme est décrit un enfant du pays. Né à Bellwood, de parents eux-mêmes nés ici.
Néanmoins intéressé par cette histoire, je décide de m’y pencher dessus. J’apprends ainsi que les amateurs de légendes urbaines partent régulièrement en expédition dans la forêt en quête du célèbre arbre en haut duquel le guerrier aurait suspendu les membres de sa tribu en ultime hommage. Les habitants, en revanche, détestent voir leurs ancêtres associés à cette sombre partie de l'histoire. L'existence des Wapitoka n'ayant jamais été confirmée, les locaux préfèrent détourner le regard, reléguant le destin tragique de ce peuple au rang de simple mythe évoqué autour du feu. Pourtant, des crimes semblables ont bel et bien eu lieu durant les siècles derniers. Des milliers d’autochtones ont été massacrés et presque autant d’enfants ont été arrachés à leur famille dans le but de les élever parmi les blancs, de tuer l’indien en eux. Parfois littéralement. Pourquoi serait-ce différent ici ?
J'imprime les informations cruciales, puis note les détails de mes récentes visions sur des pense-bêtes. Sur un mur, j'accroche la carte de Bellwood empruntée au motel puis indique l'emplacement du corps d'Adam avec une punaise, avant de juxtaposer des Post-its. J'entoure de feutre plusieurs lieux susceptibles d'être — d’après mes souvenirs — le lieu d’accident de Hasna. Je prends du recul pour examiner le plan de Bellwood et de la forêt environnante. Entre ses grottes, ses anciennes mines et ses chalets, les bois regorgent de cachettes.
— Où es-tu, Maya ?
Les lettres commencent à se mélanger sur le papier, alors je décide de prendre l’air.
Hunting Road, le quartier nord de Bellwood, culmine sur les hauteurs. La ville a érigé en hâte des dizaines de mobiles homes pour reloger les familles suite à — selon les dires — l'incendie destructeur survenu l'été dernier. Le paysage leur donne raison. Des arbres mutilés se dressent vers un ciel bleu glacial, leurs troncs noircis par la colère des flammes. Des carcasses de voitures calcinées, gisent ici et là, servant dorénavant d'abris aux animaux égarés.
Malgré la tragédie, la vie continue. Dans la rue, des gamins construisent des bonhommes de neige. D'autres dessinent des anges sur le sol en agitant les bras et les jambes. En observant leur insouciance, je songe à ma propre jeunesse passée dans un village canadien, la terre d'origine de ma mère, Rebecca Bilodeau. Les huit premières années de mon enfance se sont déroulées au cœur des Rocheuses de la Colombie-Britannique. Maman enseignait à l'école élémentaire tandis que Sean travaillait comme ouvrier forestier. Je me revois construire des igloos avec mes amis et dévaler les pentes enneigées sur une luge en bois construite par mon grand-père maternel. Le souvenir des récits racontés par ma mère près du feu, une tasse de chocolat chaud dans laquelle flottaient des guimauves entre les doigts, me réchauffe le cœur, mais la sensation s’estompe rapidement. Je ne peux penser à ma mère, sans voir le sang. Des litres de sang.
Un hurlement perçant me ramène au présent. J’enferme ce souvenir dans son placard et cherche la provenance de ce cri. J’en devine l’origine en apercevant une fillette qui se chamaille avec son frère. Alertée par le bruit, une femme débraillée sort de son mobile home et menace son fils de lui en coller une s’il n’arrête pas. Ce dernier riposte en mettant la faute sur sa sœur. Elle lève la main. Je détourne le regard comme si ce geste m’était destiné et observe la forêt en me demandant si ces enfants connaissent déjà la légende d'Otaktay. Craignent-ils que l'esprit vengeur les emporte s'ils se montrent désobéissants, irrespectueux envers leurs parents ? Sans doute. Peut-être ceux-ci recourent-ils à ce stratagème pour obtenir obéissance, menaçant leurs progénitures d'appeler le grand méchant loup en cas de rébellion.
La mère est rentrée. Le frère recommence à embêter sa sœur qui se plaint de nouveau. Je rentre au chaud pour déambuler dans mon mobile home, ne sachant quoi faire. Exclu de l'enquête, je me sens inutile. Les flics ont probablement leurs raisons pour m'écarter de la sorte. Ma tentative au motel a été un fiasco. J’ai détalé comme un lapin quand cet esprit s’est attaqué à moi.
Espèce de lâche.
Je tourne en rond, me gratte la peau des bras, du cou, me frotte le bout du nez. Je glisse dans la chambre. Le contenu de la table de chevet m’appelle. Mon esprit hésite. Ma main, elle, comme muée par sa propre volonté, l’ouvre en grand. À l'intérieur, des préservatifs cohabitent avec plusieurs boîtes de médicaments. Néanmoins, ce n’est pas ça qui attire mon regard affamé. C’est un sachet zippé rempli de poudre blanche. L'inscription « un jour après l'autre » figure sur le plastique. Un jour pour tomber. Un jour se relever. Recommencer. Laisser l’alcool et la drogue dictaient mes journées, m’anesthésier l’âme et le cœur. Regretter. Recommencer. Encore. J’hésite. L’appel est tentant.
J'attrape un flacon et m’enfile un somnifère avant de commettre une erreur, puis me blottis sous la chaleur de la couette pour m’abandonner au sommeil. J’ai gagné la bataille mais la guerre.
Lorsque j'ouvre les yeux, la nuit a étendu son drap noir. Je me lève sans allumer. Mon pied bute contre une boite à chaussure qui traîne là. J'enfile mon manteau et mes bottes dans un geste quasi automatique, et sors sur la terrasse. Une odeur de terre humide flotte dans l'air. Je m'avance dans les ténèbres. Devant moi, les mobiles homes ne sont plus que des formes vagues, éclairées par la lueur pâle de la lune. Je lève les yeux sur un ciel dépourvu de nuages. L'absence de pollution lumineuse offre un spectacle vertigineux. Les étoiles, pareilles à des diamants éparpillés, scintillent avec une intensité à couper le souffle.
Je contemple cette magnifique voute céleste, lorsqu'un cri venu de la forêt, semblable à celui d'une femme en détresse, me pétrifie. Mes yeux se figent sur l'ombre des pins dressée dans l'obscurité. Après plusieurs secondes tendues, un nouveau hurlement déchire le silence. Je descends prudemment les marches, conscient des risques de glissade à cause du givre. Mes pas m'amènent vers la provenance du cri, la neige croquant sous chaque enjambée. Arrivé à la lisière, je me fige. Une marée d'adrénaline submerge mes sens. Deux petits yeux brillent au loin. J'allume la lampe torche de mon smartphone et dirige le faisceau sur la créature. Un renard se tient entre les arbres, immobile, enveloppé par une brume émanant des profondeurs de la forêt. Il tourne sur lui-même et glapit. Je sursaute. Le goupil m'intime clairement de le suivre. Au-dessus de moi, Polaris guide les voyageurs vers le nord. Quand le renard s'y engage, je l'accompagne.
La croûte de glace éclate sous mon poids. Le vent souffle, provoquant des tourbillons de neige qui se fracassent sur ma figure. Je m'enfonce depuis plusieurs minutes dans le noir, le cou rentré dans mes épaules pour me protéger du froid. Je jette un coup d'œil furtif en arrière. Les contours de mon mobile home se sont évaporés. Le renard accélère soudain. Je me mets à sa poursuite. Les racines rampantes prennent un malin plaisir à vouloir me faire trébucher. Les branches épineuses s'agitent tels des doigts squelettiques, prêts à saisir les âmes égarées comme si la forêt elle-même tentait de me garder prisonnier. L'une d'elles me lacère la joue, mais la douleur ne stoppe pas mon élan. J'évite une imposante souche, saute par-dessus un talus abrupt et m'enfonce de plus en plus dans la brume. Devant moi, l’ombre du goupil danse entre les arbres couverts de frimas. Puis, il disparaît, m'abandonnant au bord d'un lac. Une vague de chaleur m'envahit après cet effort, m'obligeant à ouvrir mon manteau pour accueillir volontiers un peu de fraîcheur. Une branche craque dans mon dos. Je me retourne et…
Je me réveille en sursaut, mes draps imbibés de transpiration. Une lumière bleue perce timidement les voilages des fenêtres. Des coups résonnent au loin. Encore à moitié endormi, je me frotte le visage, tentant de me resituer, me demandant si je suis vraiment sorti cette nuit. Ma respiration revient lentement à la normale tandis que mes pensées se réordonnent. Trois autres coups claquent contre la baie vitrée, plus fort cette fois.
— Ça va, ça va, j'arrive, maugréé-je.
Je sors du lit en m’étirant, et attrape un t-shirt échoué au pied du lit avec lequel j’essuie la sueur de mon front.
— Raphael Kelly, m’appelle une voix que je ne reconnais pas. Vous êtes là ?
— Une minute.
J'enfile un jeans par-dessus mon caleçon, puis défais les nombreux verrous avant d’ouvrir.
— Adjoint Greene ?
Je couvre mon torse nu de mes bras.
— Lieutenant Harris m'envoie vous récupérer, m’informe le rouquin en me toisant de haut en bas.
— Vous avez trouvé quelque chose ?
— Le mari de Hasna Malek est en route. Nous allons l'interroger. Et vous êtes de la partie.