Elle est morte. Depuis mon réveil, ces mots me hantent. Elle est morte. Elle est morte. Elle est morte.
Le cliquetis d'une vieille horloge accrochée sur un mur décrépit résonne de manière obsédante dans la salle d'attente. Depuis combien de temps patienté-je, assis là, sur une chaise inconfortable ? Une demi-heure ? Peut-être plus. Peut-être moins. Foutue aiguille qui tourne en boucle. Clés en mains, j'hésite à me lever pour foutre le camp d’ici. Mon histoire va paraître délirante. Tout ce que je vais gagner, c’est être catalogué comme le taré du village. Si j'ai débarqué à Bellwood, ce bled paumé au milieu de nulle part trois semaines plus tôt, c'est avant tout pour prendre un nouveau départ, tirer un trait sur ma vie d'avant et non pour m'immiscer dans ce qui ne me regarde pas. Cette femme est morte, et alors ? Ce ne sont pas mes affaires, il en meurt tous les jours… Mensonge. C’est devenu mon problème à la seconde où mes yeux se sont posés sur elle et sa fille.
Un silence pesant règne dans le bâtiment, rompu par le claquement occasionnel des bottes des flics qui passent devant moi sans me voir. Pour passer le temps, je tente de déchiffrer quels messages se cachent dans les tatouages d'une agente au crâne rasé, assise derrière le comptoir de l'accueil. Deux bois dépassent de son col roulé pour remonter le long de son cou. Un cerf ? Un renne ? Elle remarque mon insistance, alors je change de cible. Mes doigts pianotant sur ma cuisse, je m'attarde sur chaque détail de la pièce. Le drapeau des États-Unis est fièrement exhibé au-dessus d'une fontaine à eau à moitié vide. Sur le blason de la ville, un ours déambule dans une forêt avec en arrière-plan le mont Spencer couvert de pins enneigés. Des affiches de prévention contre les drogues, les conduites à risques ou les violences conjugales conseillent aux personnes concernées par ces fléaux de contacter des numéros inscrits en chiffres rouges.
Mes clés glissent de mes mains tremblantes. Je ne m'en suis pas rendu compte. Pendant une fraction de seconde, celles-ci se couvrent d'un liquide écarlate et visqueux. J'enfouis mon visage dans mes paumes et réalise que je transpire à grosses gouttes.
Tout ça est dans ta tête. Tout ça est dans ta tête. Tout va bien.
Je ramasse mon trousseau, me frotte la nuque. Ma jambe sautille. Tap. Tap. Tap. Derrière son comptoir en pins, la Tatouée lève les yeux de son clavier. Toussote.
— Le lieutenant Harris va bientôt vous recevoir, m’annonce-t-elle d’un ton aimable dans lequel je perçois néanmoins un brin d’agacement.
Je m'excuse, et essaye de réprimer mes tremblements.
Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je condamné à vivre avec cette anomalie ? Cette erreur dans mes gènes. Certains pourraient le prendre comme un don, comme un cadeau des cieux. Pas moi. C’est une malédiction. Une punition.
Je m'efforce de réduire le débit de mon cœur — inspirer, retenir, expirer — comme mon psychiatre me l'a appris. J'abandonne après deux minutes. Ces histoires de méditation sont des conneries. Y a-t-il vraiment des gens pour qui ça fonctionne ? Pas chez moi en tout cas. Cela crée même l'effet inverse. Au lieu de m'apaiser, l'introspection me renvoie dans des souvenirs que je tente par tous les moyens d'éliminer. Je ne vois que le sang, n’entends que le fracas du tonnerre.
Encore.
Toujours.
Les minutes s’égrènent. J'examine l'horloge. Les chiffres se confondent. Les aiguilles dansent. Le tic-tac ininterrompu me bouffe les tympans. Murs, sol et plafond se rapprochent lentement, prêts à m'écraser. Ma vision se floute. Mes oreilles bourdonnent. Si au lieu de se préparer à me recevoir, ces connards de flics avaient prévenu les blouses blanches ? Mon poing se referme autour d’une clé. Je ne veux pas être enfermé.
Pas une nouvelle fois.
Je fourre mon trousseau dans ma poche. Ma jambe recommence ses insupportables percussions. Nouveau regard désapprobateur de la Tatouée. La pression monte
Besoin de partir.
Besoin de prendre quelque chose.
Je m’accroche à la médaille suspendue à mon cou pour ne pas sombrer. Pas maintenant.
Un brouhaha soudain m’arrache de mes pensées. Un grand blond sort en trombe d'un bureau, le visage cramoisi. « Capitaine Helen Anderson » est gravé en lettres d'or sur le bois. L'homme brandit un doigt accusateur sous le nez d'une femme vêtue d'un tailleur prune. Malgré les menaces, celle-ci reste impassible. La tête haute. Le regard fier. Il ne l’impressionne pas. Ce courage ne découle ni de la sécurité du commissariat ni de la présence de ses Hommes, prêts à intervenir en cas de danger. Non. Elle semble convaincue que son adversaire ne franchira pas la barrière des mots.
La Tatouée relève la tête pour observer à son tour la dispute, mais ne montre aucune réaction particulière, si n’est un simple haussement de sourcil.
Après plusieurs secondes d'un conflit à sens unique, le blond dépose les armes et quitte les lieux en claquant la porte. Un vent glacial s’engouffre dans l'ouverture, dressant le duvet de mon échine. Les prunelles grises de la capitaine croisent brièvement les miennes et un moment de silence s'installe entre nous. Pendant un infime instant, nous nous observons. Ma gorge se contracte. Mes yeux me brûlent. La profonde tristesse qui émane de cette femme s’est infiltré en moi. Puis elle rompt le contact visuel et fait un pas vers la sortie. Elle hésite à rejoindre l'individu en colère avant de tourner les talons pour s’enfermer dans son bureau, mettant un terme à son dilemme interne.
— Ra...el ...elly ?
Je pivote sur le siège. Dans la rue, l'homme s'évapore à travers une brume épaisse, la démarche rapide et le corps enveloppé d’un halo rouge.
— Raphael Kelly ?
Un homme d'âge moyen, habillé d'un costume anthracite et aux yeux noirs creusés par des cernes de nuits sans sommeil, se tient face à moi. Une alliance orne son annulaire gauche, ses ongles sont propres et le cuir de ses chaussures de ville présente des marques d’usure. Je trouve son accoutrement étrange pour un lieu pareil, comme si ce type n’était pas à sa place ici, là où les autres s’habillent en fonction de la météo capricieuse.
— Je suis le lieutenant Harris. Suivez-moi, je vous prie.
Je me dresse avec difficulté et pénètre dans un open-space où une dizaine d'agents tapent bruyamment sur le clavier de leurs ordinateurs ou répondent au téléphone. Les mains dans la poche centrale de mon sweat, je jette un œil par-dessus mon épaule. La sortie m'appelle. C'était une mauvaise idée de mettre les pieds ici, mais je ne peux plus reculer. Je leur ai appris le décès d'une femme. Ils ne me laisseront pas partir sans plus d'explication. Je continue d’avancer, un boulet attaché à la cheville et un second dans le ventre.
Nous pénétrons dans un bureau empreint d’une légère odeur de renfermé. Une étagère poussiéreuse plie sous le poids de nombreux livres traitant de psychocriminalité. Les titres variés évoquent des enquêtes passées, des profils de meurtriers ou des méthodes d'analyse. Au-dessus d'un canapé, une fenêtre offre une vue sur l'open-space. Dans mon estomac, la boule de plomb grossit. La tête me tourne. J'ai envie de gerber. L'heure est venue de leur expliquer. Ils vont définitivement me prendre pour un dingue.
Le lieutenant plonge dans la lueur bleuâtre de son ordinateur. Je prends place en face de lui, enfonçant mes ongles dans le cuir déjà usés des accoudoirs.
— Bien, monsieur Kelly, rappelez-moi la raison de votre présence.
Point de non-retour. Je ne peux plus me lever, mettre ma déposition sur le compte d'une blague de mauvais goût et foutre le camp de là. Si un corps est découvert dans les heures ou jours à venir, je deviendrai le suspect numéro un.
— J'ai fait un rêve cette nuit, avoué-je d'une voix que j'aurais souhaité plus sûre.
— Ah oui ? Eh bien, moi aussi. Ce n'est pas pour autant que je viens en parler à la police.
— Une femme est morte la nuit dernière, continué-je.
— Comment est-ce arrivé ?
— Je n’en sais rien.
— Dans ce cas, comment savez-vous qu'elle est morte ?
— Ce n’est pas seulement le rêve, réponds-je sans rencontrer le regard du lieutenant, quand une personne va mourir de façon violente d’ici les prochaines heures, je… Je vois quelque chose.
— Vous voyez quelque chose…
— Une sorte de… fumée noire… qui gravite autour d’elle.
— Une fumée noire…
— Vous pouvez arrêter de répéter tout ce que je dis ?
Harris se penche à travers son bureau, les mains jointes.
— Écoutez, commence-t-il, d’un ton paternaliste. Vous êtes sûr que ce n'était pas un simple cauchemar ? Avec ce meurtre en octobre, vous êtes peut-être sur les nerfs. Ce serait compréhensible.
— Non, vous ne m’écoutez pas. Ça paraît dingue, mais vous devez me croire. Une femme est morte la nuit dernière. Ce n'était pas un cauchemar, mais la réalité. Je vous dis la vérité.
— D'accord, abdique lentement Harris, dans ce cas, racontez-moi ce rêve.
Je déglutis, tentant de me remémorer les événements de cette nuit.
— Elle était au volant de sa voiture, et elle... Elle semblait complètement paniquée. Quelqu'un la suivait. Les pleins phares m'empêchaient de voir le conducteur. Il ou elle a accéléré et l'a percutée à l'arrière. Un bébé, une fille... Maya, je crois… s'est mise à pleurer dans une nacelle installée sur le siège passager.
Ma gorge se noue. Nouvelle envie de dégobiller. Les plaintes déchirantes de l'enfant résonnent encore dans mes tympans. J'essuie mes paumes moites contre le tissu rugueux de mon jeans et poursuis :
— Hasna s'est penchée...
— Hasna ? répète le lieutenant.
— Quoi ?
— Depuis le début, vous dites « elle », mais là, vous l'avez appelée Hasna. C'était son prénom, à cette femme dans votre rêve ?
— Je n'en sais rien. Peut-être. C'est sorti tout seul. Des fois, des détails me reviennent. Des fois, j'en perds. Je ne le contrôle pas.
— Peut-être. Donc, vous n'êtes pas sûr. Alors pourquoi devrais-je vous croire pour le reste ?
Pour la première fois depuis le début de l'entretien, j'ose confronter le regard en amande de l'homme assis face moi. Harris a un visage tout en longueur et arbore un bouc argenté. Ses cheveux gris, coiffés en arrière, dévoilent une légère balafre sur son front.
— Parce que la vie d'une gamine est en jeu. Je vous l'ai dit. Il y avait un bébé à l'intérieur !
Le lieutenant prend note de ces informations, mais son expression dubitative ne disparaît pas. Il ne me croit pas. Mes ongles s’enfoncent davantage dans le cuir.
— Poursuivez. Quelqu'un l'a percutée. Après ?
— Elle... Hasna s'est penchée sur la boîte à gant pour y récupérer une bombe au poivre. Quelqu'un a ouvert la portière pour la traîner de force à l'extérieur. Elle s’est débattue. Ensuite... Ensuite, je ne m’en souviens pas. Je crois que je me suis réveillé à ce moment-là.
— Bien. Personne n'est mort de ce que j'ai compris.
— Je sais qu'elle est morte. D'accord ? m’exclamé-je.
— Oui, j’ai compris, vous avez vu de la fumée. Mais avez-vous retenu un détail un peu plus utile ? Un peu plus… Réel ? Son nom de famille par exemple ? La plaque de la voiture ? Son modèle ? La route sur laquelle a eu lieu ce soi-disant accident ?
Je puise dans ma mémoire, et grimace quand un pique s’enfonce à l’arrière de mon crâne.
— Sa voiture était grise. Une familiale.
Harris note en poussant un profond soupir.
— Écoutez monsieur Kelly, je ne peux pas accepter vos dires sans preuve tangible. Vous comprenez que la police a besoin de faits concrets pour agir. Si tout le monde venait déclarer un crime commis dans un rêve, nous perdrions nos journées à poursuivre des histoires imaginaires.
Je me remémore le déroulement de cette journée. Je me suis réveillé au beau milieu de la nuit en proie à une sueur froide et trempé jusqu'aux os. Tous mes sens en état d’alerte. J’ai déambulé dans mon salon jusqu'à l'aube, ne sachant comment agir, avant d’attraper les clés de ma bécane et de me pointer au poste de police le plus proche. En y réfléchissant, sans doute aurais-je mieux fait de foutre le camp d’ici, de cette ville, de cet État, au lieu de me jeter dans la gueule de ce loup aux dents longues.
— Vous devez me croire, supplié-je, il est trop tard pour cette femme, mais elle avait un bébé. Une petite fille, Maya. Elle existe. Vous devez la retrouver. Pourquoi vous ne cherchez pas son nom dans votre foutu logiciel ? Quelqu'un doit bien s'inquiéter de son absence. Au moins, vous serez fixé.
Je me gratte les épaules. Harris me dévisage, puis se lève.
— Attendez-moi là. Ne bougez surtout pas.
— Où voulez-vous que j’aille ? Y a un flic au mètre carré.
Il s’arrête devant la porte.
— Un café, me propose-t-il, ça vous détendra peut-être.
Je hoche la tête. Un peu de caféine me ferait du bien.
À travers la vitre de l’open-space, je vois Harris se pencher sur un flic à la tignasse auburn. Ce dernier jette un coup d'œil dans ma direction. Il acquiesce puis pianote sur son clavier. Casey Harris disparaît dans le couloir et je me trouve seul avec mon angoisse. De longues minutes s'écoulent durant lesquelles j'étudie la pièce. Accrochée sur le mur en face de moi, une crosse de hockey à l'effigie des flyers de Philadelphie capture le regard par ses couleurs vives. Deux cadres me tournent le dos sur le bureau. Je m’en empare et détaille les clichés. Sur le premier, Casey Harris se trouve en compagnie d'une souriante femme noire et de deux adolescentes. Sur le second, il pose assis sur le capot d'une voiture de patrouille aux côtés d'un autre homme, un pont en toile de fond. Harris a une vingtaine d'années en moins et presque autant de kilos. Mon esprit se perd dans ce souvenir qui ne m'appartient pas. Sans que je puisse le contrôler, des larmes dévalent sur mes joues. Perturbé, je repose la photographie et m'essuie les pommettes avec ma manche. Je ne veux pas m’immiscer dans ces émotions étrangères.
Le ciel gris est visible depuis l'unique fenêtre de la pièce. Bellwood semble abonnée à la morosité. Je ne suis pas un grand fan de la grisaille. Elle m'empêche de contempler le ciel, en particulier la nuit. Je me réjouis cependant de l'absence d'orage. Je déteste le tonnerre depuis toujours.
La porte s’ouvre et les effluves de la caféine emplissent le bureau de son parfum réconfortant. La mine grave, Casey Harris retourne derrière son bureau. Il dépose un gobelet devant moi et porte l'autre à ses lèvres.
— Vous avez trouvé quelque chose, deviné-je.
— Nous avons effectivement un avis de disparition enregistré pour une Hasna Malek à Kalispell, annonce-t-il après un soupir. L'alerte a été donnée par son mari, il y a trois jours.