Loading...
Link copied
Loading...
Loading...
Mark all as read
You have no notification
Original
Fanfiction
Trending tags

Log In

or
@
naomitoudsyg
Share the book

Chapitre 9

Le flacon de médicament tournoie entre mes doigts. Mes nombreuses addictions ont eu raison de ma dernière liaison. L'une des seules. Si ce n'est La. Mon ex-compagne, Sofia, était fatiguée de se battre pour deux. Un jour, elle m'a posé un ultimatum : la drogue ou moi ? Étrangement, je ne l'ai pas vu venir. Même si l'héroïne déteignait les couleurs et que les signes avant-coureurs ne trompaient pas : Sofia venait de moins en moins souvent à mon appartement, mettait plus de temps qu'à l'accoutumée à répondre à mes messages, ignorait certains de mes appels. Et puis, un jour, la question est tombée comme un cheveu sur la soupe. « La drogue ou moi ? »

J'ai choisi.

Sofia a pleuré.

Beaucoup.

Elle a récupéré des affaires qu'elle avait étalées chez moi puis est sortie sans un mot. À travers le judas, je l'ai regardée patienter de longues minutes devant la porte de mon appartement. Espérait-elle que je la rattrape ? Que je change d'avis ? J'en avais l'envie. Mais pas le courage. Je l'aimais. J'aurais tout fait pour elle. Tout. Sauf ça. Je m'en savais incapable et c'est la raison pour laquelle je lui ai brisé le cœur. En la laissant partir, je lui rendais sa vie.

De nombreux couples se sont détruits sous mes yeux dans les sous-sols ou dans les bâtiments désaffectés qui servaient de repères aux toxicomanes. Là où des hommes et des femmes s'injectaient leurs doses ensemble, jusqu'à ce que la mort les sépare. L'idée que je pouvais un jour l'entraîner dans ma chute me terrifiait. Et tant pis pour moi. Cette séparation m'a plongé dans les abysses. Je suis devenu une enveloppe vide, carburant aux stupéfiants, mais Sofia pouvait enfin être heureuse et en sécurité loin de moi. Elle, qui a toujours vécu sur le qui-vive, angoissée à l'idée de me retrouver un jour emporté par une overdose. Elle, qui a tout essayé pour me sortir de cet enfer, qui a veillé des nuits entières, prête à me retourner si je régurgitais dans mon sommeil pour que je ne m'étouffe pas dans mon propre vomi, qui m'a proposé de suivre des programmes de désintoxication tous frais payés par ses soins, qui a jeté des centaines de dollars de came dans les toilettes pour me secouer. Elle qui a tout essayé, jusqu'à ce que son propre corps lui dise stop.

Cinq mois après notre rupture, je l’ai croisée en ville. Sofia ne m'a pas vu. Ou ne m'a pas reconnu. Comment aurait-elle pu ? Je n'étais qu'un fantôme émacié de plus dans les rues gangrenées. Elle riait au bras d'un autre, illuminée par un sublime jaune mimosa. Je ne me souviens pas l'avoir un jour fait rire de cette façon ni d'avoir vu telle couleur graviter autour d'elle. J'ai éprouvé de la jalousie envers l'homme responsable de son bonheur. J'aurais aimé en être l'auteur, mais je n'avais dessiné sur son visage que des larmes, ne l'avait enveloppée que de bleu. Voilà où j’en suis, maintenant. Allongé sur mon lit comme une loque à ressasser le passé.

En me relevant, un vertige m’envahit. Mon ventre crie famine. Je me traîne jusqu'à la kitchenette et ouvre le réfrigérateur. Une lumière blafarde éclaire des étagères remplies de restes oubliés. Rien ne m'attire. Le ciel est noir. Pas de neige en vue. Je peux enfourcher ma bécane et descendre en ville, mais l'idée de forcer des sourires ou de supporter des conversations creuses à cette heure-ci ne me donne pas envie. J'aurais volontiers cédé au confort de mes draps, si ces horribles crampes ne me torturaient pas l'estomac.

J'enfile mon manteau à contrecœur et grimpe sur ma Triumph. Les veines sombres du bitume s'étendent face à moi, me guidant vers le centre-ville, là où les illuminations suspendues aux lampadaires rappellent l'approche de Noël. Je ne peux empêcher mes pensées de se rediriger vers Sofia qui aimait les effluves de marrons chauds, flâner devant les décorations de vitrines, admirer les lumières des sapins et enfouir ses mains gelées sous mon pull pour s'y réchauffer. Je me laisse envahir par ces souvenirs doux-amers. Une partie de moi regrette d'avoir laissé filer l'une des rares lueurs de ma vie, et je me demande souvent où je serais si j'avais pris des décisions différentes. Si elle et moi, dans un autre univers, avons réussi à surmonter cette crise. Mes crises.

Une odeur de viande grillée me donne l’eau à la bouche quand je pénètre dans l'At Ricky's. Un boutonneux encaisse un client derrière le comptoir. À ses côtés, Margaret lui donne des directives. Un couple mange au fond de la salle, deux hommes discutent assis au bar et quatre jeunes boivent des bières en riant. Passé dix-neuf heures, j'aurais cru que le restaurant accueillerait plus de monde, or les tables restent partiellement vides. Dans un coin, des bougies allumées attirent mon attention. Je me dirige vers ce mémorial érigé en l'honneur d'Adam. Plusieurs photos de lui, entourées de bouquets de fleurs et de Vierges, le montrant à diverses étapes de sa vie, de son premier jour d'école à sa remise de diplôme, appellent à se recueillir.

J'observe cet amoncellement de souvenirs et les messages de condoléances laissés par les habitants. Durant mes recherches, j'ai appris qu'Adam travaillait chez Harrington Sawmill, la scierie du coin. Selon son patron, le jeune homme était un ouvrier exemplaire, toujours ponctuel. Le jour de sa mort, il s'est inquiété de ne pas le voir arriver à l'entrepôt. Même malade, il venait toujours travailler, a-t-il dit, aux journalistes. L'annonce de son meurtre a été un véritable choc pour ses collègues. Tous décrivaient Adam avec une amitié sincère.

— Mais c'est notre Alaskain, s'exclame une voix dans mon dos.

Je reconnais la voix de Margaret.

— Que vous est-il arrivé ? me demande celle-ci en portant ses doigts à sa tempe.

Je passe la main sur mon arcade endolorie.

— Ce n'est rien, la rassuré-je en grimaçant, je me suis cogné contre un placard. J'habite dans l'un des mobiles homes au nord. Ce n'est pas bien grand. Faut le temps de s'y habituer.

Je sens le regard de la vieille femme me jauger de haut en bas. Elle n'est pas dupe face à ce mensonge. L'excuse est bidon. Le genre d'excuses qu'aurait pu sortir ma mère ou Hasna lorsqu'un nouveau bleu apparaissait sur leurs visages.

— Adam avait l'air d'être aimé, commenté-je, en désignant l'hommage.

Margaret pousse un soupir de mélancolie. Doucement, un turquoise pâle vient l'envelopper.

— Il l'était. Notre fils avait le cœur sur la main, toujours prêt à aider son prochain. Je suis... J'étais fier de l'homme qu'il devenait. Je ne sais pas quel genre de monstre a pu s'en prendre à un si bon garçon. Dieu aurait dû me prendre moi plutôt que lui. Une mère ne devrait pas survivre à son fils…

Elle renifle en portant son pouce à sa bouche pour y grignoter la peau. Ses doigts tremblent et ses yeux mouillés dérivent vers le néant. Le bleu s'accentue. La voir ainsi me gêne un peu, et je regrette pendant une seconde d'avoir mis les pieds dans ce restaurant. Comme lorsque la colère des uns déteint sur moi ; les gens tristes me rendent triste. Certains diront que l'empathie est un don qu'il faut chérir, qu'elle devient bien trop rare dans ce monde où des guerres éclatent tous les jours aux quatre coins du globe. Mais à vivre au jour le jour, cette capacité poussée à l'extrême devient épuisante. Imaginez que vous puissiez ressentir la douleur de votre voisin, passer d'un état émotif à un autre en un claquement de doigts… Tout cela peut vous faire perdre la raison. Vous perdez le fil de vos propres émotions, ne savez plus qui vous êtes.

— Madame Taylor ? murmuré-je, une main sur son avant-bras.

Elle revient à elle.

— Ça va. Ne vous inquiétez pas.

Elle frotte ses mains contre son tablier et se reprend.

— Qu'est-ce que je vous désirez manger, ce soir ?

Je désigne l'écriteau à l'extérieur.

— Pourquoi pas l'un de ces burgers de bison ? Et en dessert une part de votre tarte aux pommes.

— Excellent choix. Vous voulez un thé avec votre tarte ? C’est du cent pour cent fait maison, vous savez. Je sèche moi-même mes plantes.

Je refuse poliment et elle acquiesce avant de disparaître dans les cuisines.

Je m'installe de façon à voir les entrées et sorties du restaurant, puis patiente, le regard perdu dans la rue. La neige se transforme en une masse brunâtre sous les pieds des passants pressés de rentrer à la maison. Je pose mon cuir sur la chaise d'à côté. Décidément, le couple a eu la main lourde sur le chauffage. À peine installé, je transpire déjà.

Mon téléphone vibre dans ma poche. Je l’attrape. Mon estomac se noue face à ce numéro non enregistré. Il ne peut s'agir que de lui. Je fixe l'écran. Les souvenirs m'assaillent. Le sang. Les cris. J'appuie le smartphone contre mon front et ferme les yeux. Une éternité passe. Les vibrations cessent. Je respire. L'appelant ne tentera pas de me joindre de nouveau. Pas tout de suite. Je le sais.

La porte de la cuisine s'ouvre en grand et claque contre le mur. Rick Taylor apparaît, un chiffon jeté sur son épaule. Il s'approche des deux hommes accoudés au comptoir et leur raconte quelque chose qui les fait rire de bon cœur. Son sourire n'est qu'une façade. De lui aussi, il émane une profonde tristesse, celle dont on peine à se débarrasser complètement et qui nous suit jusqu'à la fin de notre vie. Ses lèvres retrouvent leur place initiale quand il m'aperçoit assis à l'autre bout de la salle. Le cuistot me salue d'un geste du menton avant de retourner d'où il vient.

Je tire sur mon col. La chaleur étouffante des lieux m'écrase de plus en plus. La tête me tourne. Un poids écrase ma poitrine. J’étouffe. Haletant, je me lève, manquant de renverser ma chaise. Je fais signe aux clients que tout va bien puis file prendre l'air. Un vent glacial pénètre dans mes poumons et en libère les bronches. Je reprends mon souffle, penché en avant, le nez presque enfoncé dans la neige. J’ai tellement chaud que je pourrais plonger dans ces congères pour me rafraîchir. Un couple passe devant moi, sans se préoccuper de mon état de santé. Au contraire, l'homme enroule un bras autour de sa femme pour la ramener auprès de lui. Je redresse mon échine en observant le couple disparaître à une intersection.

Sympa le quartier.

Je retourne à ma table où m'attend une assiette fumante et engloutis le burger de bisons qui se révèle excellent

— Tout va bien ? me demande une voix grave.

C'est là que je le reconnais. L’un des types sur la photo du motel, en compagnie de Beaver et de cet ours, c’était lui, Rick Taylor. Trente ans plus jeune. Voilà d'où m'est venue cette impression de déjà-vu.

— Parfait. J'ai eu un petit coup de chaud. Vous êtes plutôt généreux sur le chauffage.

— Il ne fait pourtant pas si chaud que ça, proteste gentiment celui-ci, vous n'avez qu'à retirer ce pull si vous souffrez tant. En tout cas, je ne peux pas baisser le thermostat pour un seul client mécontent.

— Je ne me plaignais pas.

J'avale une bouchée du burger. Rick m'observe toujours.

— Oui ?

— Qu'est-ce que vous êtes venu faire dans la région au juste ?

— Pourquoi cette question ?

— Je me demande juste ce qu'un petit jeune comme vous vient faire dans un village aussi reculé que Bellwood. Ce n'est pas comme si l'on regorgeait d'opportunités niveau boulot, c'est même plutôt le contraire. Tout ferme. On fuit son passé ?

— En quelque sorte, avoué en avalant une frite.

— Pas de quoi s'inquiéter, j'espère ? Vous savez, cette ville c'est un peu la mienne. La nôtre, à nous tous, les anciens et descendants des fondateurs. Alors quand un étranger arrive, on pose des questions. Surtout pendant les temps qui courent. Il en va de la sécurité de nos concitoyens.

Je reste muet, ne sachant quoi répondre. m’imagine-t-il avoir un lien avec la mort de son fils ?

— Je…

— Rick, arrête de l'embêter. Va plutôt t'occuper des cuisines, ordonne Margaret, sur un ton d'humour. Excusez la curiosité de mon mari, jeune homme. Notre métier nous amène à voir du monde, alors une nouvelle tête l'intrigue toujours.

— Je le comprends. Avec tout ce qu’il se passe dernièrement, il s’inquiète.

— Nous nous inquiétons tous.  Bien… je vous laisse tranquille, maintenant.

Je termine mon repas sans que plus personne vienne me déranger. Nora Fawcett, l'épicière, ne semble pas être la seule à se méfier des inconnus. Rick Taylor, avec son petit numéro de shérif, m'a bien fait comprendre que je ne suis pas encore chez moi, mais chez eux. A-t-il tenu le même discours avec Hasna Malek ?

Après le dîner, je flâne dans la ville, les yeux levés vers un ciel nuageux ne laissant filtrer aucune parcelle de lune ou d'étoiles. L'esprit ailleurs, mes pas m'amènent dans un quartier industriel à la périphérie de Bellwood. Sur les façades couvertes de graffitis délavés, l'ombre des arbres rachitiques ondule, déformée par le vent. Pas une âme ne circule. Au loin, les usines grognent. Un lampadaire, dont l'ampoule est sur le point de rendre l'âme, clignote de manière erratique, plongeant par intermittence la rue dans l'obscurité totale. Ses fils électriques grésillent et elle éclate. J'ose à peine respirer. J'ai cette sourde impression d'être épié par des milliers d'yeux dissimulés dans le noir. Le poteau m'attire comme un aimant. Intrigué, je m'en approche, mes bottes écrasant le verre brisé, et découvre une affiche. Le titre « Nikita Pavel. Avez-vous vu cette personne ? » surplombe la photographie d'un adolescent souriant, torse nu sous un gilet de sauvetage et tenant une pagaïe dans une main. La date m'interpelle : le 14 août 1981. Pourtant, l'affiche ne porte aucune usure du temps. Puis l'ampoule se rallume, m'aveuglant pendant un instant. Quand mes yeux s'accoutument, l'avis de disparition s'est évaporé. Les morceaux de verre aussi.

Comment this paragraph

Comment

No comment yet