— Tu t’es enfin décidé à acheter un nouveau téléphone, lance Sam.
— C’est une carte prépayée, précisé-je, ça fera l’affaire pour le moment.
— Écoute. Pour ce matin… J’aimerais me rendre plus utile, crois-moi. Ce n’était pas dans mon attention de te blesser, mais c’est impossible. Je ne suis pas un vieux flic en fin de carrière à qui l’on peut faire une fleur. Je suis sûr qu’on trouvera une solution pour Aaron.
— Oublie. C’était égoïste de ma part de te demander ça. Dis-moi, tu es libre plus tard ? proposé-je, en déambulant dans le salon.
— Je te manque déjà ?
Je peux l’entendre sourire à l’autre bout du fil. Depuis la baie vitrée, j’observe le ciel couvert d’épais nuages.
— Non… Je… J’ai fait des recherches de mon côté et j’aimerais en discuter avec toi. Ce sera plus simple en face à face.
— Comment s’est passée ton entrevue avec Duncan, au fait ? Il t’a accueilli chaleureusement comme je l’avais prévu ?
J’inscris « Boris, jalousie ? » sur un post-it et l’épingle sur le mur de mon bureau. Dans ma vision, l'aîné de la fratrie n’avait pas l’air ravi de la victoire de son frère. Il ne l’a pas félicité, est resté en retrait comme si on l’avait forcé à assister à cette course.
— Tu avais raison. Ce type n’est pas près d’ouvrir un hôtel. C’en est presque étonnant de voir sa fille proposer des chambres d’hôte.
— Avoue que je t’ai foutu la trouille avec cette histoire de fusil. Tu m’as envoyé ta localisation au cas où il se montrerait un peu trop virulent, hein ?
De nouveaux lieux émergent sous la pointe des punaises et des noms supplémentaires s’inscrivent en noir. Le tueur de Nikita et sa bande, celui d’Adam et de Hasna, habitent Bellwood. J’en suis sûr désormais. Il connaît trop bien la région pour que ce ne soit qu’un touriste de passage. Je l’ai même sans doute déjà rencontré. Duncan, pour protéger sa fille. Oswald, pour sa haine de l’amour. Rick, pour une histoire de drogue, et Aaron, par vengeance.
— Je ne fais plus confiance à quiconque dans cette ville, pensé-je à haute voix.
— Ah… et où je me situe dans votre plan, détective Kelly ?
Je n’y ai jamais pensé. Sam s’est montré si prévenant que je l’ai complètement évincé de mes suspects. Il connait le coin comme sa poche, les procédures. Ce ne serait pas difficile pour lui, vêtu de son uniforme, d'entraîner quelqu’un dans la forêt, le tuer et se débarrasser du corps. Ni vu ni connu.
Je ne lui ai pas dit, ne l’ai même pas noté sur mon mur tellement l’idée me parait stupide, mais son père n’est pas totalement exclu non plus. Je n’ai aucune preuve qui relie Terry à l’incendie, hormis son statut d’ancien pompier. Certains pyromanes se sont déjà révélés être de la maison. Puis, j’ai réalisé que la plupart de mes cauchemars concernant Nikita ont eu lieu lorsque je me trouvais proche de son fils. A part le premier… Quoique celui-ci était venu me chercher à mon mobile home ce matin-là.
— Tu ne fais pas partie de ma liste, le rassuré-je, pour l’instant.
Sam s’esclaffe dans le combiné.
— Tu m’en vois ravi.
— Alors, pour ce soir ?
Des voix étouffées, comme s’il avait placé sa main sur le microphone, résonnent dans le combiné.
— Je passe te prendre à 21 heures après mon service. Sois habillé, Cendrillon.
— Non, adjoint Greene, pas de sortie. Ce n’est pas un rencard. On se retrouve chez moi. Et arrête de m’appeler comme ça.
— Tes désirs sont des ordres, mais j’apporte le dîner et je ne veux pas entendre de protestations. Tu es plutôt spaghetti à la Bolognaise ou carbonara ?
— C’est un test ?
— Peut-être.
J’opte pour le second choix. Je déteste la bolognaise. Quand Sam raccroche, j’attrape un portrait de Hasna Malek utilisé pour l’avis de recherche. J’effleure la photo comme pour caresser la joue de la jeune femme qui me supplie de ses grands yeux chocolat. Une mère qui un jour a décidé d’affronter sa plus grande peur : celle de fuir un mari violent.
— Je vous ai délaissée ces derniers jours, mais je ne vous oublie pas. Je la retrouverai. C’est promis.
Le cadavre gonflé d’eau m'apparaît. Je te préviens. Si tu pars, je vous tues tous les deux. Bowman parlait-il de l’enfant abrité dans son ventre ou de son amant ? Une chose est sûre. Elle est partie pleine d’espoir auprès d’un homme qui lui offrait l’amour et le respect qu’elle méritait, mais son meurtrier a ruiné ses plans. Jamais elle n’aura l’occasion d’expérimenter cette vie de bonheur.
Thomas n’a peut-être pas asséné le coup fatal, comme en témoignent les dépositions de ses amis recueillies par Coffin et Soller à Kalispell. Pourtant, à mes yeux, il n’en est pas moins coupable. Hasna s’est retrouvée sur cette route, ce soir-là, à cause de ses actions. Sans cela, elle serait en vie auprès de sa fille. La vie de cette enfant ne sera plus jamais la même. Je me réconforte en me persuadant que Maya a été épargnée en n’étant qu’un nourrisson. Elle n’aura pas à lutter contre des souvenirs tout au long de sa vie et grandira dans l’innocence de l’enfance sans cette lourde charge. Sa première bougie, ses premiers pas et ses premiers mots seront teintés d’une absence dont elle n’aura pas conscience avant plusieurs années. Je ne pourrais jamais lui ramener sa mère, mais je peux lui rendre justice. Ainsi, elle ne grandira pas avec le sentiment d’avoir été abandonnée, oubliée dans les archives.
Je repense à la théorie de Casey selon laquelle le coupable a sans doute éprouvé de la honte. Il ne l’a pas tué de ses mains, car il ne le pouvait pas. C’est un assassin, mais pas un prédateur. À l’inverse du tueur d’Adam qui s’est littéralement mis dans la peau d’un animal sauvage. Ces deux-là sont morts de façons opposées.
Il n’y a pas un tueur à Bellwood.
Il y en a deux.
☾
Assis en tailleur à même le sol, des box de pâtes et des canettes de soda dans les mains, Sam et moi observons le mur. Des carrés multicolores recouvrent la peinture blanche au côté d’un plan couvert de punaises, d’écritures partant dans tous les sens et d’articles de journaux vieux de quarante ans ou de quelques mois à peine.
— Tu soupçonnes même la police maintenant, et Rick ? demande Sam, en désignant les papiers estampillés des noms des suspects.
— Je te l’ai dit. Je ne fais confiance à personne. Tu savais que Taylor avait un passé de dealer ?
— Rick ? Tu déconnes ? Je crois bien que je ne l’ai jamais vu fumer, ne serait-ce qu’une cigarette.
— Souvent, les dealers ne consomment pas leur propre marchandise. C’est l’argent qui les intéresse, pas la défonce. Margaret m’a appris qu’il vendait de l’herbe. Une histoire de dette entre lui et Nikita n’est pas à exclure, même pour une ridicule poignée de dollars.
— D’accord, pour Rick, ça se tient. Mais Duncan ? OK, il a une sacrée réputation de cowboy. Mon père m’a confié que c’était le genre de flic à qui il ne fallait pas chercher des noises, le genre qui claquait des joues pendant les interrogatoires, tu vois ? Mais… Ça reste un flic.
Je plante ma fourchette dans la boîte et l’amène à ma bouche.
— Il existe des ripoux. Crois-en mon expérience, j’en ai déjà croisé. Et puis… Quand j’étais à la ferme des Taylor. J’ai eu un flash assez court quand Duncan m’a touché. C’était une journée ensoleillée, très chaude. Sans doute en août, le jour même ou peu avant l’incendie. Il menaçait Nikita de lui péter les bras et les jambes s’il ne rompait pas avec sa fille. Ça ne te rappelle rien ?
Sam fait sauter l’opercule de canette.
— Merde… C’est ce qui s’est passé dans ton rêve.
Il braque son regard creusé de profonds cernes bruns dans le mien, et demande :
— Tu ressens vraiment tout ce que ces gens font à leurs victimes ?
— J’habite leurs corps, alors oui. Je respire l’air qu’ils respirent. Je sens leur cœur battre dans leur poitrine. Et je meurs avec eux.
— Tu as vraiment beaucoup de courage pour vivre tout ça.
Il avale une nouvelle bouchée, dont la descente est aidée d’une gorgée de soda. Ce compliment inattendu me fait perdre l’usage de la parole pendant quelques instants.
— Je n’ai pas le choix. Il y a une gamine quelque part, qui a besoin de nous.
— Si, tu l’as. On l’a toujours. Tu avais le choix de ne pas franchir les portes du commissariat. Tu avais le choix de fuir loin de Bellwood, mais tu es resté. Tu as choisi de te présenter au poste en prenant le risque d’être pris pour un fou. Tu choisis de te lever tous les matins en ayant conscience qu’une de ses visions peut te frapper à tout moment. Si ce n’est pas de la bravoure, alors qu’est-ce que c’est ? Tu te sous-estimes beaucoup trop.
— Tu aimes avoir le dernier mot, pas vrai ?
— Seulement quand j’ai raison, réplique-t-il en s’étirant le cou.
Je secoue la tête, un sourire aux lèvres, et inscris « Menaces » sur un post-it. Mes pensées glissent d’un nom à l’autre, d’un visage au suivant. Ce labyrinthe mental m’épuise.
— Si j’ai bien compris, Campbell est ton suspect numéro un pour l’incendie et le meurtre de Nikita ?
— Numéro un, je ne sais pas. Pour l’instant tout se dirige contre lui, oui. Il a insulté Nikita de : saleté de Bolchévik. Ce qui donne raison à son frère, quant aux remarques xénophobes dont ils étaient victimes. Helen m’a dit qu’elle n’avait rien remarqué à l’époque avant le drame, mais elle ne pouvait pas être au courant de tout. Duncan ne devait pas faire ça devant des témoins, non plus.
— Mais ?
Je lis le titre d’un article jetant Nikita en pâture.
— Il n’y a pas de mais à vrai dire.
— Tu le crois capable de commettre un tel acte ?
— Je ne le connais pas assez pour me prononcer. Tout ce que j’ai, c’est cette vision et elle va plutôt dans ce sens. Et… En fait si, il y a un mais. Duncan a menacé de briser ces rêves de carrières, pas de le tuer.
— Il a pu y aller plus fort que prévu ou se laisser entraîner par la colère, propose Sam en se frottant les yeux. En tant que Capitaine de police, il avait les ressources et les connaissances nécessaires pour masquer son crime.
— C’est vrai, mais je doute que ça suffise pour l’impliquer. Je ne peux pas demander à Helen de l’interroger sur la base d’une vision.
Sam abandonne les restes de son repas sur le bureau.
— Elle ne pourra pas. Ses raisons de détention seront irrecevables et son avocat se fera un plaisir de nous tomber dessus. Peut-être que tu ne devrais pas te donner tout ce mal. Qu’est-ce que tu veux trouver après quarante ans ? Peut-être qu’il est trop tard.
Je le braque du regard. Qu’est-ce qui lui prend à soudain vouloir baisser les bras ?
— Je ne l’abandonnerai pas, Sam. Nikita non plus. Tant que son meurtrier sera libre, il continuera à me hanter. Il attend d’être entendu depuis si longtemps. Je suis le seul qui puisse l’aider. Lui, plus que les autres.
Je désigne le portrait de Hasna.
— Où ça en est pour la peinture de la carrosserie ? Pourquoi c’est si long ?
— Les labos sont débordés et en sous-effectifs, m’informe-t-il en s’asseyant contre le mur. La priorité est donnée aux échantillons, comme les traces d’ADN pouvant confondre ou éliminer un suspect avec certitude. Ce que nous avons fait avec Beaver. Tout ce que nous possédons, ce sont des taches de peinture qui nous orienteront seulement vers un véhicule en question. Ça peut prendre des semaines.
J’échappe un soupir.
— Vraiment ?
— Des crimes ont lieu tous les jours. Ce n’est pas nous qui décidons dans quel ordre traiter les affaires.
— Maya est toujours portée disparue ! Ça ne fait pas de nous des prioritaires ?
Sans se départir de son calme habituel, Sam hausse les épaules.
— Que veux-tu que je te dise, Raph ? On ne peut rien faire hormis attendre. Ça fait partie du job. Il faut être patient.
— Je sais bien, soufflé-je, c’est juste que… J’ai l’impression de ne servir à rien.
— Tu t’en demandes trop, dit-il en réprimant un bâillement. Ce n’est pas bon, tu sais. Tu passes tes journées à courir à droite à gauche. Regarde l’état de ton bureau. Tu passes d’affaire en affaire. Tu ne peux même pas avoir le privilège de te reposer la nuit, puisque ça te suit jusque dans tes rêves. Ton cerveau ne lâche jamais prise. Franchement, je ne sais pas comment tu arrives encore à tenir debout, moi, je suis claqué.
Je détaille le mur. Un homme discret se fond parmi les victimes. Stephen LeBlanc. Chasseur et ami proche de Rick et Oswald, retrouvé suicidé sans raison apparente dans son garage en août dernier, quarante-et-un ans jour pour jour après l’incendie. Pour l’heure, j’ignore s’il y a un lien, mais la coïncidence plus que troublante m’a interpellé. Sa mort a été le point de départ d’une série macabre, je ne peux pas mettre ce détail de côté.
Une image dérangeante se dessine dans mes méninges.
— Il y a des cabanes de chasse dans le coin ? demandé-je.
Pas de réponse.
— Sam… Sam, tu m’écoutes ?
Je le découvre endormi, les traits détendus. Non. Sam n’a définitivement pas la tête d’un assassin.
Ça ne veut rien dire et tu le sais très bien.
Certains criminels surprennent le monde avec leur gueule d’ange et leur physique de gendre idéal. Des tueurs en série charismatiques reçoivent des tonnes de lettres d’affections de la part de groupies hystériques qui se réunissent devant les tribunaux pour plaider en faveur de la libération de leur amant par correspondance.
Elles trouvent des excuses aux actes les plus atroces et croient pouvoir les ramener dans le droit chemin. Ou pire. Certaines ne valent pas mieux que le criminel en question. Leurs âmes sont aussi pourries. Suis-je moi-même en train de tomber dans la toile d’un monstre ? Après tout, la maxime dit : sois proche de tes amis, mais encore plus proche de tes ennemis. Sam sait tout. Je lui fais régulièrement des comptes-rendus de mes recherches.
Pendant une seconde, le doute me ronge. Une telle affection me paraît suspecte. Mon passé ne l’a pas rebuté à dormir avec moi. Qui est assez ouvert d’esprit pour fréquenter une ancienne traînée ? Sofia était au courant de ma consommation de drogue, mais pas de la façon dont je me procurait l’argent pour l’acheter. Je n’ai jamais eu le courage de le lui avouer, tellement je me sentais sale. Comment pouvais-je annoncer à la femme qui partageait ma vie que j’avais des relations avec des hommes pour me payer ma came ? Jamais, elle n’aurait accepté et pardonné mes tromperies. Pourquoi Sam semble-t-il si imperméable à mes vieux démons ?
Je l’observe dormir. Une pression énorme ploie sur ses épaules et sur celles de l’équipe depuis maintenant plusieurs mois. LeBlanc. Adam. Hasna et Maya. Suicide, homicides et kidnapping se sont enchaînés sans leur laisser de répit. Il fallait enquêter, interroger, analyser les résultats, chercher des pistes, revenir en arrière, parfois recommencer.
Je m’installe silencieusement à ses côtés.. Avec douceur, je pose ma tempe sur l’épaule de Sam, me laissant bercer par sa respiration.