— Vous pouvez nous en dire plus ? demande Casey Harris en glissant une feuille sur la table. Vous aviez pris soin d’effacer ceux-là. Mais rien ne disparaît totalement, monsieur Penley. De qui parliez-vous ?
Face au message, le visage de T.J. Penley perd le peu de couleur qui lui reste.
« Il faut se débarrasser de lui. Sinon, on ne sera jamais libre. »
— Ce ne sont que des mots. Hasna est la victime. Pas Thomas.
Penley parle la tête baissée, sans vraiment nous regarder, perdu dans des souvenirs qui semblent encore aujourd’hui le torturer. Les profondes crevasses sous ses yeux nous en apprennent sur ses nuits d’insomnies.
— Si Bowman avait eu connaissance de cette conversation, comment aurait-il réagi à votre avis ? Vous auriez dû nous dire la vérité.
— Ça aurait changé quoi, hein ? Elle est morte. Morte ! s’écrie-t-il.
Il renverse sa chaise et nous tourne le dos. Sentant mes propres mains trembler, je m’éloigne de T.J. pour me rapprocher de la fenêtre. Derrière les rideaux, le mont Spencer éventre les nuages. L’amant de Hasna loue cette chambre aux Taylor. Le couple en possède trois au-dessus de leur bistrot, auxquelles on peut accéder via un escalier extérieur sans avoir à traverser le restaurant. Les prix y sont plus chers qu’au motel, mais le service en vaut la peine. Je remets le rideau en place et m’attarde sur le reste de la pièce qui respire le propre. Une literie aux motifs certes dépassés recouvre le lit en métal, mais ici, au moins, on peut s’y allonger sans crainte d’être dévoré par des parasites. Différents paysages et natures mortes ornent le lambris. Quant aux poutres soutenant le plafond, j’aurais trouvé ça pittoresque, si une désagréable sensation ne me tiraillait pas en les observant.
— Peut-être que j’aurais dû le faire, poursuit T.J. après un silence, le tuer. Hasna serait encore en vie et Maya…
Un sourire nerveux défigure sa bouche, alors qu’un halo écarlate commence à tourbillonner autour de lui.
— Où elle est Maya, hein ? Est-ce qu’au moins, vous la cherchez ?!
— Monsieur Penley, intervient Sam, croyez-moi nous comprenons votre détresse, mais…
— Non. Epargnez-moi vos discours à la con. Ce fils de pute l’a envoyée plusieurs fois à l’hôpital et personne ne lui est venu en aide. PERSONNE ! Pourquoi vous ne l’avez toujours pas arrêté ? Je l’ai aperçu en ville. Vous auriez vu sa tête… Il n’en a rien à cirer que Hasna soit morte. Sa fille a disparu et lui se pavane dans les rues, les mains dans les poches, comme si de rien n’était !
— Il est libre d’aller où bon lui semble, rétorque Harris, ce n’est pas un crime. Maintenant s’il vous plaît, veuillez vous asseoir.
Les larmes ruissellent sur ses pommettes, et je dois prendre sur moi pour ne pas laisser mes propres vannes céder. Ma poitrine se comprime. Ma mère apparaît de façon fugace dans mon esprit. Les coups. le sang.
Hasna.
Rebecca.
Toutes les deux ont connu l’enfer auprès d’un conjoint censé les chérir. Je m’installe dans un fauteuil en rotin, le visage plongé dans mes paumes, et frotte énergiquement mes joues.
— C’est lui, s’exclame Penley, c’est forcément lui.
— Asseyez-vous, T. J., l’invite doucement Sam, et parlez-nous de ce SMS.
Il s’exécute.
— Quand elle m’a envoyé ça, je ne savais pas quoi dire, quoi faire, avoue-t-il, j’aimais Hasna… Je… Je l’aime, bon sang. Mais de là à tuer un homme, même s’il le mérite… Je n’en aurais jamais été capable. Je ne suis pas un assassin. Je… Je ne suis qu’un lâche, voilà tout. Je ne lui ai même pas répondu ce jour-là.
— Y a-t-il autre chose que nous devrions savoir, interroge Harris, réfléchissez. Même le plus insignifiant des détails peut se révéler important. Si jamais vous nous cachez encore la moindre information…
Il secoue la tête de gauche à droite.
— Non. Je ne vous cache plus rien… promis. Tout ce que je veux, c’est que vous retrouviez celui qui a fait ça. Que vous retrouviez Maya.
— Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir, promet Sam.
Harris se lève, imité par son adjoint.
— Nous allons vous laisser. Vous savez où nous joindre.
L’amant nous escorte vers la sortie dans une démarche de mort. Sur le palier, nous croisons Margaret, une panière de linge sous les bras. Elle nous salue d’un sourire avant de s’engouffrer dans une chambre.
Une bourrasque glacée nous gifle à l’extérieur.
— Notre ami nous cache quelque chose ? me demande le lieutenant, la main fermement agrippée autour de la rambarde des escaliers couverts de givres.
— Je ne pense pas. Il est au bord du gouffre. Sa peine n’est pas simulée.
— Ce message, lieutenant, ajoute Sam, Bowman aurait pu le lire ?
— Il a en partie découvert les infidélités de sa femme en fouillant dans son téléphone. Ce privé n’a fait que le confirmer. Il se peut qu’il ait appris les projets funèbres de son épouse et ait voulu prendre les devants. Allons lui rendre une petite visite.
Harris déverrouille la Ford et nous traversons la rue. Sentant un vent frais me parcourir, je lève les yeux sur l’At Ricky’s. Depuis l’étage, T.J. nous observe sans vraiment être là. Mon cœur se comprime quand l’image des poutres se matérialise dans mon esprit. Elles m’ont foutu la trouille.
— Kelly, vous rêvez ?
Je monte à l’arrière de la Ford sans dévier mon attention de la fenêtre. T.J. a disparu, mais cette impression désagréable persiste dans mon ventre. La voiture s’engage en patinant et le restaurant se transforme en un point lointain dans le rétroviseur.
Le même paysage désolant défile derrière les vitres. Des arbres. Toujours des arbres. En temps normal, je préfère la campagne à la ville. La foule, l’agitation et la luxure que la jungle urbaine peut offrir… J’y ai goûté, en ai abusé. Cette vie d’excès n’est plus faite pour moi, ne l’a jamais vraiment été. Mais la situation actuelle, mes rêves, ces meurtres… Bellwood me met de plus en plus mal à l’aise. Vivement que cette histoire se termine, que je déguerpisse d’ici.
Une bouffée suffocante nous accueille au sein du motel. Oswald a finalement réussi à réparer cette chaudière. Le vieil homme se tient derrière son comptoir, ses petits yeux lisant le journal local. Il se lève, puis tend une main au lieutenant, nous ignorant Sam et moi.
— Messieurs, que puis-je pour vous ?
Casey Harris désigne le tableau aux clés.
— La 2 ? C’est Bowman ?
Il opine. Nous ressortons aussitôt et Harris frappe lourdement contre la porte de la chambre. Thomas ne met pas longtemps à nous ouvrir, une cigarette aux lèvres.
— Nous pouvons entrer ? demande le lieutenant.
C’était plus une affirmation qu’une question.
Bowman s’écarte sans mot dire, mais dissimule mal son amertume en me voyant. Lui aussi s'est laissé aller ces derniers jours. La couverture pend à moitié dans le vide. Une odeur de viande se dégage de vaisselles oubliées sur le coin d’une table, à côté d’une bière vide. N’ayant aucun endroit propre pour s’asseoir, chacun reste debout, hormis Thomas, qui s’installe sur un tabouret. Il écrase son mégot dans les restes de son repas et nous interroge sur la raison de notre présence. Comme pour Penley, Casey sort la feuille de sa pochette pour lui montrer le SMS menaçant. Thomas la prend entre ses doigts. Ses pupilles contractées trahissent une fureur prête à éclater.
— Quelle bande d’enfoirés, siffle-t-il.
— J’en conclus que vous n’étiez pas au courant, commente Harris.
— Non.
— Vous êtes sûr ? insiste-t-il, en récupérant le courrier.
— Oui, je suis sûr, merde !
Il pouffe :
— Vous voyez ? Hasna n’était pas si innocente que ça. Sous ses airs de grande sainte, cette salope a voulu me buter.
Je m’apprête à répliquer quand Sam m’attrape le poignet, secouant la tête de gauche à droite. N’interviens pas.
— Ce genre de remarque ne joue pas en votre faveur Bowman, maugrée le lieutenant, vous en êtes conscient ?
— Si ce Penny a voulu me descendre, qui vous dit qu’il n’en va pas de même avec Hasna et la gosse ? Peut-être qu’elle avait changé d’avis et avait décidé de revenir sagement à la maison. Et ça n’a pas plu à ce pauvre mec. Quelle morale, il faut avoir pour voler la femme d’un autre ?
Quelle morale il faut avoir pour cogner sa femme ?
Je réprime mon dégoût. Ce type se sent plus concerné par les infidélités de son épouse que par sa propre mort et la disparition de sa fille. Personne ne sait où le ravisseur détient la gamine, si elle se porte bien ou si elle souffre. Aucune demande de rançon, aucun indice, rien. Je lorgne sur la bière, avec l’envie irrépressible de lécher les dernières gouttes qui glissent sur le goulot. J’ai besoin d’un verre. Je renifle sur le dos de ma main. D’un rail aussi.
— Vous n’avez aucun conseil à donner en termes de morale, craché-je.
— Kelly, me stoppe Harris, pas un mot de plus. Sinon, vous prenez la porte.
— Oh vous, ça va, ne recommencez pas avec vos insinuations à la con.
Je me dégage de la prise de Sam et me rapproche de lui, la rage au ventre. Je revois les coups, le sang. J’entends les cris et les pleurs.
— Une seule gifle. Ce sont vos mots. Vous en êtes sûr ?
— Kelly ! Dernier avertissement.
Il pose une main sur mon épaule. Je m’écarte.
— Vous, me touchez pas !
— Maitrisez votre chien de garde, messieurs, somme Bowman sans me lâcher. Sinon au prochain écart de sa part, je porte plainte.
Des doigts se referment doucement autour de mon poignet. Je fais volte-face et croise le regard de Sam. Ne fais pas ça. Je repense à cet épisode dans les toilettes du commissariat. Toi et moi, on est pareil. Je refuse de donner raison à Sean. Je ne suis pas comme lui. Je peux me contrôler. Je vais le leur prouver. A tous.
— J’en ai assez entendu, articulé-je, je sors.
Je me penche au-dessus d’un tonneau qui récupère l’eau de pluie dont j’ai brisé la fine couche de glace avec une pierre. Je m’asperge le visage. Le froid me transperce la peau jusqu’aux os, mais cela a au moins le mérite de remettre mes idées en place. Je suis épuisé de voir mes émotions jouer au yo-yo sans que je puisse y faire quoi que ce soit. Colère et tristesse se disputent constamment dans mon esprit, cherchant à savoir laquelle des deux aura le dessus. Moi qui pensais que m’installer dans un village reculé réduirait les émotions parasites, je me rends compte que je me suis mis le doigt dans l’œil, et bien profond.
J’use mes semelles sur le parking, traçant de grands cercles dans la neige. Ce Bowman a un don pour être détestable. Je me demande ce que Hasna a pu lui trouver. Puis je songe à Sofia, qui m’a aimé malgré mes travers. À ma mère, qui s’est éprise d’un être abject. Aux prémices de la relation, ils se font bien voir, vous mettent sur un piédestal. Ils plaisent à vos amis, à votre famille. Puis du jour au lendemain, les petites piques arrivent, vos moindres gestes deviennent sujets de critiques. Trop tard, la marche arrière est impossible, vous êtes séquestré dans leurs toiles. Ils plantent leurs crocs en vous et inondent vos veines de leur venin. Je ferme les yeux, laissant la brise se promener sur ma peau. Penser à Sean me noue l’estomac. Je dois arrêter. Je le sais, mais je ne peux pas. Même un chien battu revient toujours avec espoir et amour, auprès de son bourreau.
Je m’approche du pickup de Beaver : un vieux tacot bleu doté d’une portière rouge signalant une réparation récente.
Intéressant. On a eu un accident, Oswald ?
Je ne l’ai pas remarqué quand il m’a secouru au lac. Une légère chaleur réchauffe ma paume lorsque je la dépose sur le capot.
— Ne touchez pas à cette voiture, lance une voix dans mon dos.
Je pivote sur mes talons. Le regard de Beaver a perdu toute sympathie depuis que Sam et moi lui avons emprunté cette chambre. J’y décèle même de la répulsion non dissimulée. Les années n’ont semble-t-il pas effacé sa haine. Je peux presque entendre ses pensées. Tafiole. Sous-homme. Pédale. Je connais la rengaine. Je ne me démonte pas et ajuste mon attitude à la sienne.
— C’est quoi votre problème ?
— Je n’ai aucun problème. Vous faites ce que vous voulez, mais pas chez moi.
Je pouffe. Ce type a un sérieux problème. Ce n’est pas comme s’il nous avait surpris en plein ébat.
— Dans ce cas, pas de soucis. Votre poubelle est bien le dernier endroit où je viendrais baiser, riposté-je.
— Petit con, siffle Beaver avant de repartir dans son motel.
Je shoote dans un caillou qui roule plusieurs mètres plus loin. J’ai décidé de rendre visite à Boris Pavel — le frère de Nikita — d’ici les prochains jours pour en apprendre davantage sur cette nuit d’été. Il vit toujours dans la maison de ses parents, en dehors de la communauté. Un reclus. Le convaincre de me parler ne sera pas chose aisée.
Des voix m’extirpent de mes pensées. À en croire la mine renfrognée du lieutenant, son interrogatoire n’a rien apporté de neuf.
Le retour au commissariat se fait sous les remontrances du vieux flic. Sam ne desserre pas les dents, mais dans le rétroviseur, je vois à son regard qu’il ressasse notre dernière conversation. Il a raison. Je dois parvenir à me contenir, sinon ils vont me foutre dehors pour de bon.
Devant le parking, de rares journalistes tentent toujours d’obtenir la moindre miette de pain à balancer au peuple. Néanmoins, la plupart ont abandonné. L’affaire Malek devient déjà une tragédie parmi tant d’autres et ne sera bientôt qu’un vague souvenir. Tout en ignorant les interpellations, Harris scan son badge. La barrière se relève pour se refermer sur les protestations des reporters.
A peine arrivé, le lieutenant se réfugie à l’intérieur. Ils n’ont plus besoin de mon aide pour aujourd’hui, n’en ont finalement pas eu besoin. J’enfourche ma Triumph et lève les yeux sur le ciel. Quelques nuages persistent çà et là, mais les étoiles ne sont pas timides ce soir. J’abandonne ma contemplation. Sam se tient devant moi. Je ne l’ai pas entendu approcher.
— Oui ?
Un sentiment désagréable me tenaille le ventre. Je crains de l’avoir déçu aujourd’hui.
— Je voulais savoir, tu as prévu quoi pour le réveillon ?
Je hausse les épaules et enfile ma cagoule thermique.
— Ça te plairait de le fêter avec nous ? demande-t-il en triturant le guidon.
Je stoppe mon geste.
— Tu n’es pas fâché contre moi ?
— Non, répond-il l’air surpris, pourquoi je serais fâché contre toi ?
— Je me suis emporté tout à l’heure.
— Peut-être, mais je ne suis pas fâché. Et puis, cette fois-ci, tu ne lui as pas collé ton poing dans la figure. C’est déjà un bon début, dit-il en souriant.
— J’ai failli le faire.
— Mais tu ne l’as pas fait.
J’attrape mon casque, soulagé.
— Alors, pour le réveillon ? s’enquiert-il.
— Sam… Tu sais… je ne suis pas très à l’aise quand il y a du monde.
— J’avais remarqué, mais ne t’inquiète pas. On ne sera que nous quatre : ma sœur, mes parents et moi. Cinq. Si tu te joins à nous.
Je me surprends à sourire comme un con sous mon casque.
— Je n’ai rien à me mettre.
Le visage de Sam s’éblouit. Il m’assène une tape sur l’épaule.
— Arrête. C’est entre nous, je te dis. Chill, ok ? Tu trouveras bien une tenue en deux jours, Cendrillon. Et puis, tu m’es redevable pour ton ex. Tu te souviens ? Prends ça pour ta dette. Je viendrai te prendre vers dix-neuf heures.
Il s’éloigne sans me laisser le temps de répondre.
— Dix-neuf heures. Ok ?
— OK, murmuré-je.