À mesure que je m'enfonce hors de la ville, le charme pittoresque des petites boutiques cède la place à un paysage industriel. La brume étreint les structures en acier. La neige s'est entachée au contact des émissions polluantes, formant des amas grisâtres sur le sol. Au-delà de Bellwood, le brouillard s'épaissit, enveloppant d'un voile mystérieux les pins dont les cimes fantomatiques se dressent fièrement vers un ciel terne. Un engin de déblaiement vient de passer, facilitant la circulation, mais la visibilité qui se détériore au fil des mètres m'oblige à ralentir. Malgré des gants et la chaleur procurée par ma veste rembourrée en laine de mouton, le froid me glace jusqu’aux os.
Seules deux voitures et un pickup couverts de neige stationnent sur le parking. Aucun de ces véhicules ne ressemble à celui de mon rêve. Les graviers crissent sous la Triumph lorsque je me gare devant le bâtiment en forme de L. Le moteur coupé, je descends de la moto. Le chant des corbeaux, ajouté à la rumeur de la circulation, rompt de temps en temps le silence. Cet endroit, éloigné de la ville aurait pu être un excellent lieu de repos, s’il n’y avait pas cette drôle d’impression dans l’air. Celle qui vous hurle de faire demi-tour pour ne plus jamais revenir.
Aucun mouvement derrière les rideaux. Aucune lumière non plus. Je pousse la porte de l'établissement. Un radiateur d'appoint aussi bruyant qu'inutile tente de réchauffer la réception. Derrière un comptoir éraflé, un homme à lunettes lève les yeux de son journal pour me saluer d'un grand sourire. La fumée d'une cigarette ardente s’élevant d'un cendrier aux bords obscurcis par une accumulation de cendres incandescentes, remplit la pièce d'une odeur âcre. Je suis partagé entre le dégoût et l'envie de m'en griller une.
Oswald Beaver — d'après le nom inscrit sur la devanture — se lève de son tabouret. Dans son dos, une petite armoire en bois renferme les clés des chambres. Sur les dix, sept demeurent disponibles. Je m’approche et demande :
— Combien pour une nuit ?
Beaver me dévisage.
— 30 dollars. Mais je ne comprends pas. Vous n'habitez pas en ville vous ? Je crois bien vous avoir déjà croisé. Et j’ai la mémoire des visages.
— Mon toit fuit. Un ouvrier doit passer demain matin. Ils annoncent des averses de neige, alors je préfère dormir ailleurs. Au chaud, ajouté-je en dévisageant le radiateur, vous acceptez la carte ?
Beaver acquiesce en me tendant un terminal de paiement. Ses mains sont couvertes d'une épaisse corne et d’une substance graisseuse.
— De mon temps les jeunes savaient réparer eux-mêmes ces bricoles, m'enfin... Laquelle vous désirez ?
Peu importe. Je me doute bien que je n'aurai pas accès à celle de Hasna, celle-ci n'étant pas officiellement portée disparue, dispose toujours de la sienne. Toutefois, la proximité devrait me suffire pour établir le contact.
— La 9.
Oswald Beaver désigne le tableau d'un geste las.
— La 9 est déjà prise, mon petit. Vous êtes miro ?
— Je voulais dire la 10, rectifié-je d'un ton sec.
Le gérant du Motel m'assène une tape amicale sur le bras. Je serre les dents en essuyant mon cuir. Oswald attrape la cigarette fumante dans le cendrier, la glisse entre ses lèvres gercées, et s'empare d'une clé accrochée à un minuscule cercle en bois gravé du chiffre 10. Il exhale une fumée âcre et son sourire jauni par le tabac se dessine en une grimace grotesque.
— Je vous taquine. Tenez. C'est la dernière, vous pouvez pas vous tromper.
La lumière grise du jour perce à peine à travers les rideaux défraîchis de la fenêtre. Une ampoule économique s'éclaire péniblement quand j’actionne l’interrupteur. L'état de la chambre me sidère. L'humidité dévore les encadrements des châssis. La tapisserie aux motifs vieillots se décolle par endroit, révélant un patchwork de papier peint. Des taches indéterminables parsèment la literie. Je peine à concevoir que Hasna Malek, si propre sur elle, puisse dormir dans l'une de ces piaules imprégnées de crasse. Habitué aux squats, moi-même, réfléchirais à deux fois avant de me glisser dans ce lit aux draps sans doute habités par les insectes.
Je déambule dans la chambre en effleurant du bout des doigts les meubles couverts d'une fine pellicule de poussière. Si Hasna fuyait quelqu'un — de toute évidence, son mari — alors elle a probablement fait une halte dans ce motel. J'aurais pu me renseigner directement auprès du gérant, mais ignorant s'il accepterait de me prêter une chambre après avoir appris que je recherchais une femme seule, j'ai préféré sauter cette étape et inventer cette stupide histoire de fuite.
Je m'écroule dans un fauteuil rembourré, les mains posées sur les accoudoirs en bois. Les paupières closes, je me focalise sur les bruits lointains de la forêt afin de vider ma tête de toutes pensées intrusives. Le murmure du vent dans les feuilles. Le chant discret des oiseaux. Les branches qui craquent sous le poids de la neige. J'imagine la détresse de cette femme, ses gestes, ses pensées, ses peurs les plus enfouies. Peu à peu, je me sens partir. Je perçois des pas précipités, le cliquetis d'un trousseau de clés, une respiration hachée. Les sons se distordent, se mélangent. Je peine à améliorer la communication. Une radio s'allume dans la chambre d'à côté. J'essaie d'ignorer la voix grave de l'animateur, couverte par un grésillement insupportable. Je lutte pour garder ma concentration, mais le pic s'enfonce à l'arrière de mon crâne. Je grimace. Je m'en demande trop. Cette vision avec Adam a déjà usé la machine pour aujourd'hui. Même si je parviens à voir quelque chose, l'esprit ankylosé par les médicaments, je ne pourrai m'y fier complètement.
La voix rugissante d'un chanteur de rock perce les murs fins comme du papier. Agacé, j'abandonne ma vaine tentative de contact et me lève pour me poster devant l'unique fenêtre de la pièce. J'écarte un rideau rêche. Une épaisse toile d'araignée saturée de poussière et d'insectes condamnés vers une mort certaine, manque de me coller au visage. Je recule avec dégoût avant de réaliser l'absence de la propriétaire de la dentelle.
Je jette un œil à l'extérieur. Les branches des pins se courbent sous d'imposantes masses blanches tandis que la profondeur de la forêt ressemble à un puits sans fond aux secrets bien gardés. Là où deux mois plus tôt — sans doute hier aussi — un meurtre atroce s'est produit.
Je me demande si l'assassin rôde encore dans les parages ? On dit souvent que le coupable, mû par la curiosité morbide d'assister aux conséquences de ses actes, revient toujours sur les lieux de son crime. Est-ce le cas ici ? Le meurtrier d'Adam, ou celui de Hasna, est-il retourné sur ses pas ?
Des coups contre la porte me font sursauter. Dans le juda, la silhouette floue d'Oswald Beaver patiente, un livre dans les mains. Je lui ouvre, laissant une bourrasque glaciale entrer dans la chambre. Le vieil homme me tend un registre rongé par le temps en pointant une case d'un tableau avec son stylo. Sans le vouloir, j’étudie ses doigts. Il ne porte pas d’alliance et aucune démarcation pigmentaire ne montre qu’il en ait porté une un jour.
— J'ai oublié de vous enregistrer. Écrivez nom et prénom, ici.
Je balaie une mèche qui me gêne la vue puis survole les récentes arrivées, les femmes en particulier : Lauretta Willis. Jane Collins. Aucune Hasna Malek. A-t-elle vraiment fréquenté ce motel ou bien me suis-je trompé ? Je renseigne mon identité d'une écriture maladroite et alors que je m'apprête à extraire mes papiers de la poche arrière de mon jeans, Oswald me stoppe :
— Bah, j'ai pas le temps pour ça, p’tit.
Il retourne à sa réception, quasi invisible dans la brume. Beaver ne vérifie pas l'identité de ses hôtes. Lauretta Willis. Jane Collins… Hasna usait-elle un pseudonyme ? Je ne serais pas étonné si, en plus de ça, son séjour a été réglé en espèces. Si son mari la surveille, les relevés de ses comptes bancaires auraient pu le guider jusqu'à elles. Elle voulait être invisible. Devenir un fantôme. Malheureusement pour elle, son souhait a été exaucé.
Je tourne le verrou. Mes mains complètement gelées par l'absence de chauffage, je glisse dans la salle de bain afin de les réchauffer sous un filet d'eau chaude, en prenant soin de fermer là aussi à clé. J'actionne l'interrupteur. Au-dessus d'un miroir étoilé de taches de dentifrice, un néon clignote plusieurs fois avant de s'allumer d'une lueur faiblarde.
Un vrai trou à rats ce motel.
J'ouvre le robinet dans un geste sec et attends que le chauffe-eau fasse son job, lorsque le néon se met de nouveau à grésiller. Je frappe le tube du poing. Le bruit cesse. Puis un grognement s’élève soudain des profondeurs des canalisations. L’eau se trouble. Je stoppe son écoulement et m'incline au-dessus de la bonde. Le bruit persiste, s'amplifie même.
— Qu'est-ce...
Un flot vaseux m’explose à la figure tandis qu'une puissance inconnue me tire sous l'eau. Je ferme les yeux, serre les dents. Les doigts agrippés autour de la vasque, je me débats dans des gestes désordonnés pour rejoindre l’air libre, mais cette entité démoniaque m'attire avec une force implacable vers le bas.
L'eau glacée, plus mordante que la pointe d'un millier de petites aiguilles, me dévore la peau. Des algues visqueuses s'enroulent autour de mon cou. Le temps file. Mes oreilles bourdonnent. Mon cœur éclate. Chaque fibre de mon être réclame de l'oxygène. Je finis par céder à leur demande et ouvre la bouche. Le liquide s'engouffre à l'intérieur, glisse dans mes narines, dans mes poumons. Après une lutte désespérée, mon corps s'affaiblit. Mes muscles se relâchent. Ma cervelle fonctionne au ralenti. De derniers soubresauts secouent ma carcasse, puis, peu à peu, le monde s'assombrit.
La mort m’emporte.
Ma poitrine se gonfle dans un brusque sursaut. Haletant, je tombe au sol et crache plusieurs fois afin d'éjecter cette flotte de mes poumons. En décollant les paupières, je constate que mes cheveux et mes vêtements sont secs, et que je ne me trouve pas sur le carrelage de la salle de bain, mais sur la moquette crade de la chambre. Tremblant d'adrénaline, je reprends mon souffle, ma main enroulée autour de ma médaille. J'ai demandé un signe. On m'a répondu. Je déguerpis de la chambre sans verrouiller la porte. Pas question d’y rester la nuit.
Dehors, la brume commence à se lever, dévoilant peu à peu les silhouettes spectrales des pins. Malgré l'apparition d'un soleil chétif, les températures ne monteront pas plus haut. Mes yeux se fixent sur la forêt de l'autre côté de la route. Les destins d'Adam et de Hasna se sont entrecroisés dans ces profondeurs boisées. En l'absence de preuve évidente, la police préfère qualifier la deuxième affaire de disparition, occultant ainsi la sinistre réalité. Ils se trompent. Pour une fois, j'aimerais douter de mon rêve, imaginer que cette jeune femme et sa fille se trouvent en sécurité loin d'ici, loin de Bowman. Or la mort est ma plus vieille compagne et, jusqu'ici, elle ne s'est jamais trompée. Elles sont encore là. Quelque part. L’une est morte et l’autre est en vie.
Oswald n'étant pas dans la réception, j'en profite pour parcourir les lieux plus en détail. Des photographies de chasse ornent les murs. Grizzly, bison, loup ou puma. Toute la faune de la région répond présente. Au centre d'une photo jaunie, je reconnais un Oswald Beaver plus jeune, arborant un sourire triomphal. Deux hommes se tiennent à ses côtés, l’un d’eux, avec ses petits yeux sombres et sa calvitie précoce se frayent un chemin dans ma mémoire, sans que je parvienne à y coller un nom. Ensemble, ils posent vêtus de gilets orange fluo, un pied victorieux écrasant la carcasse massive d'un ours noir. Les fusils fument encore dans leurs mains. Pendant une seconde, un renne apparaît. J'entends un coup de feu, des sirènes. Je referme vite ce souvenir dans son placard et braque mon attention ailleurs. Un présentoir de dépliants met en avant les attractions touristiques du Montana, passant des plages volcaniques aux canyons. J'attrape un plan de la région et le glisse dans la poche interne de mon cuir.
— Ah, vous êtes là.
Venant d'une porte munie de l'écriteau « Personnel uniquement ! » Oswald essuie son visage et ses mains couverts de suie avec un chiffon usé. Il attrape son registre posé sur un bureau en désordre et me le tend ouvert à la page de la semaine.
— Tenez, j'aurais besoin de votre nom et d'une signature.
Je le toise, incrédule. Ce vieillard perd la boule ou c'est moi qui déconne ?
— Je vous les ai déjà donnés.
— Si c'était le cas, je m'en souviendrais, p'tit.
— Vous êtes venu dans ma chambre, tout à l'heure, insisté-je.
— Regardez par vous-même. Aucune nouvelle entrée depuis deux jours.
J'observe l'espace vide du tableau, celui dans lequel j'ai inscrit mes informations personnelles. Ma bouche devient subitement pâteuse. Je reconnais les noms d'autres clients, malgré les lettres qui se mélangent. Lauretta. Jane. Aucun son ne sort d'entre mes lèvres, maintenu au fond de ma gorge par une boule d'angoisse. Mes jambes se dérobent. Oswald Beaver me rattrape avec une force inattendue avant que je ne m'effondre sur la moquette.
— Eh là. Ça va, p’tit ? On dirait que vous avez vu un fantôme.
Je me passe une main sur le visage en tentant d'éclaircir mes idées.
— C'est quand la dernière fois que vous avez avalé un morceau ? demande le gérant.
Je balaie la question d'un geste. Venir était une erreur. Je me suis mis en tête de communiquer avec l'esprit d'une morte et voilà qu'une entité a tenté de me noyer. J'ignore s'il s'agit d'un message ou d'une menace, mais je ne resterais pas une minute de plus pour le découvrir. Je m'excuse auprès de Beaver pour le dérangement. Ce dernier n'y voit aucun problème. Toutefois, il m'informe que la maison n'effectue pas de remboursement en cas de paiement par carte bancaire. Il m'aide à me relever puis m'accompagne jusqu'à la sortie.
— C'était quoi la vraie raison de votre visite ? Votre histoire de fuite... Pas à moi. D'autant que vous n'avez aucun bagage. Même pour une nuit.
— J'ai fait la connaissance d'une femme en ville. Elle m'a dit qu'elle louait une chambre chez vous, mais je n'ai pas vu sa voiture. Elle avait un bébé.
— Qu'est-ce que vous lui voulez à cette petite ?
Fini de mentir.
— J'ai eu l'impression qu'elle avait besoin d'aide. Je voulais m'assurer qu'elle allait bien.
— Je vois, commente Beaver, quoi qu'il en soit je ne peux rien pour vous. Je ne me mêle pas de la vie privée de mes clients, moi. Si elle n'est pas là, c'est qu'elle a dû sortir. Faudra attendre son retour, c'est tout. Mais attention, pas de coup fourré, hein ?
Il ne plaisante pas, je le sens.