Au nord de Bellwood, alors que tous les regards se tournent vers la forêt, une masse sombre se faufile dans la nuit, parmi les arbres décharnés. Elle contourne le mobile home à la recherche de cette maudite moto, s’assurant ainsi de l’absence du propriétaire. Ces incapables de flics l’ont sans doute placé sous protection, le temps que les choses se calment ou qu’ils le retrouvent. Grand bien leur fasse, ce petit fouille-merde ne l’intéresse pas. Pas pour le moment en tout cas.
Les marches du perron craquent sous ses kilos, toutefois l’ombre s’en moque. Elle connaît le voisinage et ses silences complices. Personne ne parlera. Le monde est égoïste. Les gens voient, mais leurs bouches restent closes tant qu’ils n’y gagnent rien. Devant la porte, elle dépose son message, un avertissement pour son destinataire. Elle sait qui il est, et où le trouver. Elle l’a laissé fuir plus tôt dans la journée, bien qu’elle aurait pu le rattraper aisément et lui tordre le cou, comme un vulgaire lapin. Si celui-ci s’obstine à foutre son nez dans ses affaires, elle ne le ratera pas la prochaine fois. Son travail ici n’est pas fini. Cette ville entière va subir sa colère. L’ombre repart silencieusement. Derrière elle, les ailes d’un corbeau empaillé dansent dans le vent.
☾
Dans la rue, les lampadaires viennent de s’allumer. Sam couve des yeux Raphael, lové de l’autre côté du canapé. La nuit a été difficile. L’adjoint s’est réveillé toutes les heures en sursaut, s’assoupissant puis se réveillant encore. Raphael aussi, n’a semble-t-il pas eu une nuit reposante. Il marmonne dans son sommeil des mots inintelligibles, et des tics déforment son visage. Doté d’une grande sensibilité, il se drape dans une façade de dureté, une armure qu’il a façonnée pour se protéger d’un monde qui lui a infligé d’innombrables blessures. Sam ressent une pointe de frustration face à son refus d’écouter les mises en garde, à sa tendance à constamment se mettre en danger, mais dans un sens, il le comprend. Comment Raphael pourrait-il faire confiance à qui que ce soit alors que son propre père est son premier bourreau ?
Il se redresse en grimaçant, les mains sur les reins. Il n’a pas dormi dans la plus confortable des positions et est maintenant fourbu de douleur. Il va détendre ses muscles sous une douche chaude, puis revient vers Raphael.
– Raph. Raph, réveille-toi.
Ce dernier fronce les sourcils tandis qu’il s’efforce d’ouvrir les yeux. Il tousse plusieurs fois, et bougonne d’une voix teintée de sommeil :
— Quelle heure il est ?
— Un peu plus de six heures.
— Six heures ? Oh, Sam, laisse-moi, geint-il en rabattant sa capuche sur sa tête pour se protéger de la lueur tamisée d’une lampe. Toi aussi… Dors.
— Je voudrais profiter de la matinée pour avancer sur certains points.
L’adjoint retire sa capuche et ébouriffe ses cheveux.
— Eh, la belle au bois dormant, ne te rendors pas. Va prendre une douche et habille-toi. Une longue journée nous attend. Je t’expliquerai quand tu auras les idées claires.
Raphael repousse le plaid en râlant dans sa barbe, puis se lève.
— J’y crois pas. T’es claqué. Ça se voit sur ta tête. Pourquoi tu ne profites pas de ton temps de repos pour te reposer justement ?
— Je pourrais te demander la même chose. Tu aurais pu rester au lit hier. Ça t’aurait évité bien des problèmes.
— Et vous n’auriez jamais su où se trouvait l’arme du crime. Un mal pour un bien.
— Allez, va te laver, ajoute Sam en lui donnant une pichenette sur le nez. Je prépare le café. Tu te souviens où est la salle de bain ?
Raphael marmonne et disparaît en traînant les pieds.
La coloc des Greene est un appartement cosy, décoré dans des tons chauds, avec des plantes que Chloe a disposées un peu partout. Des piles de bouquins appartenant eux aussi à sa sœur sont éparpillées dans toutes les pièces. Sam se dirige vers la cuisine, frôlé par les feuilles d’un philodendron suspendu au plafond. Il met la cafetière en route et se penche en avant, coudes sur le plan de travail. Raphael a raison. La fatigue le ronge. Tout ce dont il rêve, c’est de s’enfoncer dans son lit et dormir pendant deux jours d’affilée.
Le grondement du chauffe-eau retentit. Sam débarrasse le meuble des cartons de pizza de la veille. Ils ont dîné avec Chloe, mais ne lui ont toujours rien dit de l’enquête solo de Raphael. Sam ne voyait pas l’intérêt de l’impliquer là-dedans pour le moment. Il prend deux tasses, ajoute une cuillère de miel dans celle de son invité, puis retourne au salon.
Après avoir déposé les cafés sur la table basse, il extirpe une pochette cartonnée du sac de Raphael et étale trois colonnes par ordre chronologique, chacune surmontée des portraits des victimes : Nikita, Adam et Hasna. Sous chaque portrait figurent la date et l’heure présumées de la mort, le lieu, le modus operandi, l’entourage, ainsi que les potentiels suspects. Les notes manuscrites de Raphael complètent le tout. Sam réitère ses pensées : celui-ci aurait fait un excellent flic. Le genre acharné qui ne lâche pas une affaire avant de l’avoir résolue.
Stephen LeBlanc, suivi d’un point d’interrogation, est à l’écart. La thèse du suicide a été confirmée. Les résidus de poudre sur sa main dominante, la position de l’arme, l’angle de tir… tout concorde. La date, en revanche, a suffisamment interpellé Raphael pour qu’il l’intègre.
La colonne concernant le jeune Pavel est la plus remplie. Dans la liste des suspects, Raphael n’y va pas de main morte : Duncan, Rick, Helen, Margaret, Boris, Aaron… Pour Campbell, le mobile retenu est l’idylle que l’adolescent entretient avec sa fille. L’ancien capitaine aurait pu s’en prendre à lui pour l’éloigner une bonne fois pour toutes de sa progéniture. Dans ce cas, pourquoi éliminer Jimmy, Anthony et Robert ? Pour ne laisser aucun témoin derrière lui ? Brouiller les pistes ? Ses compétences professionnelles et son poste haut placé lui permettaient également de gérer l’enquête à sa manière. Sam avale une dose de caféine. Ça pourrait coller.
Helen et Margaret sont les seules survivantes de leur bande d’amis. Le potentiel mobile pour Anderson reste à déterminer. La relation amoureuse entre Margaret et Nikita, ainsi que le lien filial qui unit l’adolescente au capitaine Campbell, sont les raisons de sa présence dans ce tableau. Pour Boris, la jalousie est retenue. Nikita accaparait l’attention de leurs parents. Son statut de futur star plaçait l’aîné de la fratrie en retrait. Raphael doute toujours de l’implication d’Aaron, mais ces années de brimades auraient pu le pousser à se venger. Avare et ayant découvert le pot aux roses, Duncan aurait pu, quant à lui, faire chanter les Crawford en mettant en jeu la réputation de leur nom contre de l’argent. Reste le problème de l’heure et du témoignage de Fawcett qui l’innocente.
Dans la salle de bain, l’eau arrête de couler. Sam passe à la seconde colonne. Celle d’Adam surplombant un post-it avec l’inscription : « taxidermiste ». Il ne comprend plus rien à cette histoire. Surtout depuis cette lettre : Tuez le père et le fils en pâtira. Qui est le père ? Qui est le fils ? Adam ? Trois hommes figurent principalement dans leur viseur : Rick, Duncan et Oswald. Les deux premiers partagent le même sang que la victime et le troisième est un ami de longue date de la famille. L’adjoint penche plutôt pour le gérant du motel, même si aucun motif ne lui vient en tête. Il tente de se remémorer. Oswald Beaver entretient-il une passion pour la taxidermie ? N’a-t-il pas aperçu des animaux empaillés parmi tous ses horribles bibelots dans sa réception ? Il ne s’en souvient plus avec certitude. Il n’a jamais vraiment prêté attention à ce bazar. La réponse est là, dans un coin de sa tête, mais sa mémoire peut le tromper. Sam ne peut nier que son avis est biaisé. Beaver et lui ne se sont jamais supportés. Si ce n’est pas lui, quelle motivation aurait poussé Rick ou Duncan à assassiner réciproquement fils ou petit-fils ?
Pourquoi… Au fond, peut-on justifier un acte aussi barbare ? Quelle est la raison derrière les meurtres de Nikita, Jimmy, Anthony et Robert ? Derrière celui d’Adam ou de Hasna ? Pourquoi ces vies ont-elles été impitoyablement prises ? Ils n’ont rien. Absolument rien depuis des mois. Depuis des années. Ils tournent en rond, brassent du vide.
Dans certains cas, cela ne s’explique pas. L’être humain est un prédateur depuis la nuit des temps. Il tue son semblable par jalousie ou par cupidité, par amour ou par haine, ou tout simplement parce qu’il adore ça. L’appel du sang coule dans ses veines. Un tueur dévoué à ses pulsions sordides, né mauvais ou devenu ainsi car la société a fauté.
Parfois, Sam songe à claquer la porte du commissariat pour ne plus jamais revenir. S’engager dans la police n’a jamais été une vocation d’enfant. Il ne s’est pas réveillé un jour avec ce besoin de protéger la veuve et l’orphelin. C’était plus égoïste. Son choix était motivé par le désir de rendre fier Terry et Carol, leur prouver que malgré son homosexualité, il restait un homme, un vrai. Quand il a compris son désintérêt pour la gent féminine, il a pris peur, craignant de décevoir ses parents et sa sœur, de les perdre. Et puis, qu’allaient dire les voisins, les paroissiens ? La bible le clame : tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme ; ce serait une abomination. Adolescent, il a prié Dieu de le guérir de ce vice, en vain. Puis Jake est entré dans sa vie et lui a ouvert les yeux. Il n’était pas une erreur, encore moins une monstruosité. S’il y a une chose pour laquelle il lui sera à jamais redevable, c’est celle-ci. Il lui a appris à s’accepter.
Sam avale une nouvelle gorgée de caféine et plonge dans le regard de Hasna. T.J. Penley et Thomas Bowman étant écartés de la liste principale des suspects, aucun nom n’est inscrit sous celui des Malek. La vie de la jeune femme s’est arrêtée ici, dans cette ville qui l’a vu grandir. Cela s’est joué de peu, à quelques kilomètres. Si elle avait décidé d’aller plus loin, au lieu de faire une halte à Bellwood, elle serait toujours de ce monde, dans les bras de son amant en ce moment-même.
De la vapeur s’échappe de la salle de bain. Tout juste sorti de la douche, des gouttes perlent sur la peau rougie de Raphael. Ses cheveux d’encre sont coiffés en arrière, hormis une mèche rebelle, courbée vers l’intérieur, qui lui coupe le visage en deux. Dans un geste lent, il la ramène en arrière pour se dégager la vue. Les stigmates sur son cou se sont assombris. Il leur faudra plusieurs semaines pour s’estomper complètement. Soutenue par son lieutenant, Helen Anderson a sommé leur collaborateur d’aller se reposer sous l’œil vigilant de l’adjoint Greene, se rendre sur les lieux d’un incendie dans son état étant plus que déconseillé pour ses voies respiratoires.
Il se laisse tomber sur le canapé. Sam observe les cicatrices blanchâtres imprimées sur sa peau. Elles dessinent une trame comme il en existe tant d’autres dans le monde. Des vies brisées et des cœurs en morceaux qui n’ont plus la force de se battre.
— Quelqu’un aime les douches brûlantes, remarque Sam en toisant les plaques écarlates sur le torse de Raphael, je t’ai fait du café. J’y ai ajouté du miel pour ta gorge.
Ce dernier affiche un sourire de circonstance avant de boire une gorgée de caféine qui le fait grimacer. Cette remarque l’a gêné. Sam n’est pas dupe. Voulant bien faire, il s’est renseigné sur le sujet. Il a appris que beaucoup d’adeptes de l’automutilation usent de stratagèmes pour s’infliger de la douleur sans que cela se voie d’un point de vue externe, que ce soit avec un élastique, ou ici, une douche bouillante. Il peut néanmoins se tromper. Raphael peut simplement aimer se détendre sous un jet d’eau chaude, sans arrière-pensée sordide. Il tend le bras en direction de son cou.
— Je peux ?
Raphael opine du chef et Sam palpe doucement sa peau.
— C’est douloureux ?
Il répond par la négative.
— Raph…
Anderson a certainement pris la bonne décision en l’écartant la nuit dernière. Sam ne sait pas de quoi il serait capable s’il mettait la main sur le responsable de ces marques. Ou peut-être que si. Une part de lui a envie de retrouver ce type et de lui infliger le même supplice, de serrer ses doigts noueux autour de son cou jusqu’à ce qu’il manque d’air. L'autre reste ancrée dans ses bottes de flic. Ils doivent l’arrêter et le juger. Cette personne n’a pas seulement agressé Raphael. Elle est désormais le principal suspect dans l’affaire Adam Taylor.
— Un peu.
Un silence s’installe, chacun ne sachant quoi dire.
— Tu ne devais pas arrêter de parler, au fait ?
Raphael s’empare de l’ardoise.
« Tu veux vraiment que je me balade avec ce truc autour du cou ? »
Sam lui décoche un sourire espiègle.
— Pourquoi pas ? Au cas où j’écrirais : si perdu, contactez Sam Greene au +406…
Raphael va pour lui frapper la tête avec l’ardoise quand l’adjoint lui attrape le poignet.
— Raté, le nargue-t-il, je ne suis pas Bowman. Il va falloir être plus rapide que ça si tu veux m’avoir.
— Au contraire, riposte Raphael, je t’ai déjà eu.
— Ah oui ?
Son regard bleu l’étudie de haut en bas.
— Et en beauté en plus.
Raphael s’éloigne pour enfiler un pull quand Sam remarque une énorme ecchymose dans le creux de son dos.
— Qu’est-ce que c’est ? Tu ne nous l’as pas montré hier.
— Je suis sans doute tombé sur une pierre. Je ne sais plus. Maintenant que je suis frais. Pourquoi nous réveiller si tôt ? interroge-t-il d’une voix éraillée.
— J’ai réfléchi pendant la nuit. C’est d’accord. Pour t’emmener à Harmony Pines.
L’incompréhension s’installe sur son visage.
— Je croyais que tu ne voulais pas y aller. Que ça pouvait gêner ta carrière ?
— L’autre jour, tu as dit que tu pensais que ces affaires étaient liées et qu’Aaron en était la clé. Alors si ça peut mettre un terme à cette série macabre, autant saisir notre chance. Le soleil va se lever. Les gars vont bientôt partir interroger tous les propriétaires de cabanes de chasse du coin. Je ne te cache pas qu’une partie de moi éprouverait du plaisir à menotter les poignets d’Oswald. Et je ne te parle pas d’un plaisir charnel.
☾
Alors qu’ils roulent en direction de l’institut psychiatrique, le téléphone de Sam vibre dans le porte-gobelet de la voiture. Harris s’affiche sur l’écran. Concentré sur le liseré jaune de la route, il désigna le mobile du menton.
— Tu peux décrocher pour moi ? C’est Harris. Le code, c’est 23 08 87.
Raphael entre le mot de passe et colle le smartphone à l’oreille du conducteur.
— Greene, j’écoute… Oui, il est avec moi… Ça va…
La mine de Sam se rembrunit.
— Comment vous l’expliquez ?... Je me rends à Harmony Pines avec Raphael… On sera revenu avant treize heures pour le roulement. Oh eh, lieutenant ? Pour le moment, évitons d’avertir Anderson de notre petite virée… Merci. À toute.
Il fait signe à Raphael que son interlocuteur avait raccroché.
— On a un problème, poursuit Greene, La cabane appartenait à Stephen LeBlanc.