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Chapitre 35

Je me fonds avec la discrétion d’une ombre parmi les étagères patinées par le temps, caressant ici et là les reliures craquelées. Une odeur agréable de livres anciens embaume les lieux. Moi qui n’ai jamais été familier avec cet univers, me surprends à en apprécier l’ambiance. Les chuchotements. Les murmures des pages qui se tournent, les rires étouffés pour ne pas troubler la quiétude des lieux. J’envisage de revenir flâner entre les rayons pour mon plaisir personnel, une fois cette histoire achevée. Bien qu’une seule existence ne suffirait pas à explorer les innombrables ouvrages qui s’élèvent vers un plafond voûté, alors uniquement accessible par une échelle. Dans les faisceaux du jour qui pénètrent par des fenêtres plein-cintre, donnant à la bibliothèque des airs d’église, des poussières voltigent nonchalamment. J’admire ce ballet étrange, avant de replonger dans mes recherches.

J’ai décidé de ne pas accompagner Sam au poste cet après-midi. Je ne lui en veux pas d’avoir refusé d’exploiter son autorité pour nous ouvrir les portes de Harmony Pines. En réalité, la seule personne vers qui ma rancune se dirige, c’est moi-même. Je me déteste de me comporter ainsi, de constamment provoquer le conflit, même dans les banalités. Ce n’est pas juste envers Sam, qui, depuis notre rencontre, s’est toujours montré compréhensif.

Je me suis réveillé au beau milieu de la nuit et, durant de longues minutes, j’ai contemplé l’homme endormi à mes côtés. Quelle mouche m’avait piqué ? L’inviter à passer la nuit chez moi est une chose. Sam était épuisé. Je ne le voyais pas reprendre la route si tard. Mais de là à lui demander de dormir à mes côtés, comme un mioche qui aurait peur du noir… La vérité n’était pas loin. M’être ouvert à lui hier soir m’a perturbé. Je n’avais jamais raconté cette tentative de suicice à personne, et ça m'a fait du bien. Je voulais que ce sentiment de plénitude dure un peu plus longtemps.

Si je suis venu à la bibliothèque, c’est parce que je me sens plus utile ici plutôt que de me tourner les pouces en attendant les résultats ailleurs. Quant à cet hôpital psychiatrique, je trouverai bien un moyen d’y accéder. Je dois à tout prix m’entretenir avec Aaron. En espérant que les années écoulées n’aient pas altéré ses souvenirs, même si j’en doute. Si l’adolescent de l’époque a bel et bien assisté à la mise à mort de Nikita, il ne peut pas l’avoir oublié. La cruauté sans limites dont a fait preuve son meurtrier ne lui a donné aucune chance de s’en sortir. Je frissonne en repensant au bruit sinistre des os brisés, au goût ferreux sur mon palais et à la froideur du métal pénétrant ma chair. Le but n’était pas seulement de tuer, mais d’infliger de la souffrance. Pourquoi ?

Qu’as-tu fait, Nikita, pour mériter pareil châtiment ?

Il y a forcément une raison. Si absurde et propre soit-elle pour son auteur. L’Homme ne peut se montrer aussi mauvais sans une motivation derrière.

J’empile des yearbooks, des journaux d’époque jaunis par les années et des exemplaires de la gazette du lycée dans mes bras. Seule l’année scolaire 1980-1981 a été préservée dans la mémoire numérique. Triste reliquat de cette période maudite. J’espère y dénicher un signe, une illumination qui me conduira à crier, triomphant : eurêka, j’ai trouvé.

Je suis sûre d’un point : la violence ne concorde plus avec ma première hypothèse. On ne l’a pas tué pour le faire taire au sujet de l’incendie. Ce n’est pas non plus un crime homophobe dont Anthony et Jimmy, et leur prétendue relation, seraient les victimes. Le meurtrier est venu pour Nikita. Ses compagnons sont des victimes collatérales. Ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment et… il savait ! Qui que soit le tueur, il était au courant de cette soirée. Non, c’est plus que ça. Tu es encore là ? a dit Nikita. Cette personne n’était pas seulement au courant, elle y était. Un camarade de lycée ? Du club d’aviron ? Un membre d’une équipe adverse ? Son frère ? Nikita étant un sportif hors pair, pressenti pour rejoindre l’équipe nationale, son assassin devait avoir la force nécessaire pour le maîtriser.

Mon cerveau fuse. Je me rapproche. Je le sens. Ma main écrit à la hâte mes pensées sur mon carnet. Un sourire s’esquisse sur mes lèvres en prenant conscience du chaos qui m’entoure. La table croule sous le poids de dizaines de livres. Plus la peine de me soucier de cette couverture de détective privé. À cet instant, elle prend tout son sens. Je me surprends à concevoir qu’exercer ce métier me plairait. J’adore ces jeux de piste, sentir l’adrénaline couler dans ses veines quand j’effleure la vérité. Je n’ai toujours pas pris mon traitement, aujourd’hui. Le besoin s’est manifesté ce matin, mais plus maintenant, trop absorbé à fouiller les secrets du passé.

Les pages du yearbook de l’année 1981-1982 défilent sous mes pupilles brûlantes. Je me frotte les yeux. Les mots couchés sur le papier commencent à perdre leur sens. Je dois m’octroyer une pause. Je pose le livre à l’envers pour pouvoir rapidement me remettre dans le bain, puis m’étire le dos et les épaules. Ma main tâtonne ma poche. Vieux réflexe. Je voulais envoyer un message à Sam pour lui faire part de mes conclusions… m’excuser aussi, pour mon comportement puéril.

Je me procurerai un téléphone et une carte SIM prépayée à l’occasion, probablement dans un bureau de tabac. Cela pourrait s’avérer utile si je me place en danger en fouinant là où je ne devrais pas. J’ajoute des timbres sur ma liste mentale de courses. Je devrai bientôt envoyer cette lettre trimestrielle à mon ancien compagnon de cellule, lui dire que mes yeux se posent souvent sur le ciel la nuit, et que je pense à lui, à cette phrase qu’il me répétait. J'espère qu'elle lui apportera autant de réconfort qu’il m'en a apporté durant ces années derrières les barreaux.

Je vais faire un tour et en profite pour observer ma Triumph, garée sur le parking et dont les couleurs ressortent sous la lueur du jour. Je repense à cette discussion avec Sam. Je me suis montré dur avec lui, allant même jusqu’à le culpabiliser. De quel droit l’oblige-je à mettre sa carrière en danger pour cette vieille histoire ? Il ne me doit rien. J’espère sincèrement qu’il ne m’en veut pas.

Les notes lointaines d’une sonnerie de téléphone me sortent de mes rêveries. Je retourne à mes études en me faufilant avec une agilité discrète entre les tables. Les pages du yearbook défilent à nouveau sous mes doigts, dévoilant des visages figés dans le temps et des noms soulignés de légendes plus ou moins drôles, à peine inspirantes. Je passe aux photos de classe, espérant déceler un indice dans les regards capturés par l’objectif. Je cherche à y lire du regret, de la culpabilité, la peur d’être découvert. Rien ne transparaît de ces centaines de paires d’yeux qui me fixent. Je passe au crible les annotations dans les marges, les notes, les articles, mais là non plus, rien d’équivoque. Vient le tour des mentions. On y trouve de tout : l’élève le plus studieux, le plus drôle, l’artiste, le sportif. Nikita, aidé par sa popularité, formait avec Margaret Campbell : le couple le plus mignon. Cette adolescente aux yeux amoureux, et puis la femme qu’elle est devenue, ont perdu tour à tour un ami et un fils. Si c’était elle qu’on visait à travers eux ?

Peut-être fais-je une erreur en me focalisant sur les étudiants ? Je ferme le livre et laisse mes pensées naviguer dans un océan de réflexions. Un détail me dérange, mais il m’échappe. Je pose le recueil sur le côté et m’empare d’un tas de gazettes publiées durant l’année 1980. Mes doigts tournent les pages avec l’ardeur d’un chercheur passionné, jusqu’à atteindre la rubrique des sports. Les victoires, les défaites, les champions et futurs espoirs, tout y est consigné. Nikita, l’étoile née, sort du lot avec un éclat particulier. Pour tout le monde, le jeune homme possédait un potentiel inné. C’était une star montante à qui l’on a brisé les ailes de manière irréversible. Un virtuose de l’eau, qui a fait de cet élément sa dernière demeure. Je réprime un bâillement. Un clignement d’yeux et le flash d’un appareil photo m’éblouit.

L’objectif capture Nikita, tout sourire, un pouce dirigé vers le ciel tandis que sa main opposée maintient sa pagaie perpendiculaire au sol. L’air chaud a déjà fait évaporer l’eau du lac mêlée à la sueur de l’effort, ne laissant que de fines particules de sel sur sa peau brunie. La super star retire la médaille qu’il vient de remporter en atteignant la première place de l’épreuve en solitaire et la glisse autour du cou de sa petite amie, toujours présente pour l’encourager lors de ses courses. Ses parents, accompagnés de son frère, ont également fait le déplacement, tout comme Anthony et Jimmy, eux aussi rameurs, ainsi que Robert et Helen se tenant plus loin. La bande est venue au complet pour acclamer leur leader. Même Aaron Crawford observe la scène à l’écart, assis sur le perron du chalet de ses parents, qui prêtent à l’occasion leur propriété.

Margaret libérant son étreinte, c’est au tour de Varvara et Andrey Pavel d’enlacer chaleureusement leur cadet. L'aîné, quant à lui, reste en retrait, ses mains profondément ancrées dans les poches de son jeans et une casquette enfoncée sur son crâne. Son visage arbore une moue désabusée bien loin de l’ambiance festive qui entoure le lac Kangi.

— Jeune homme, s’exclame un reporter, une photo avec les parents.

Nouveau flash.

Je reviens à moi, les doigts crispés autour de l’article sur lequel Nikita, une main puissante enroulée autour d’une rame, dévoile un sourire charmeur qui a dû jadis briser bien des cœurs. J’essuie mon front moite d’un revers, encore en proie aux températures élevées de cette vision. Combien de temps suis-je parti cette fois ? Je vérifie par-dessus mon épaule. Deux jeunes étudiantes chuchotent entre elles, absorbées par leurs révisions. Un homme, la bouche masquée par une épaisse barbe blanche, feuillette un vieux bouquin. Une femme, ses longs cheveux noués en un chignon strict, déambule entre les rayons. Personne ne me prête attention. Je replonge dans la lecture de la gazette. Les articles ne tarissaient pas d’éloges à son sujet. Nikita Pavel : un esprit brillant dans un corps de champion. La presse, locale ou régionale, glorifiait les exploits du jeune athlète et le plaçait sur un véritable piédestal, le comparant, alors à peine à l’aube de sa vie, aux plus grands de la discipline. Andrey et Varvara apparaissaient fiers de leur cadet. Il représentait à leurs yeux, l’espoir de la famille.

Pavel avait l’attention de tous. Sa belle gueule plaisait aux filles. Ses excellents devoirs ravissaient ses professeurs. Les recruteurs appréciaient son tempérament de leader. Sa destinée était toute tracée. Cela aurait pu attirer des convoitises. Sans parler de ses parents, dont il accaparait les louanges. Peut-être au détriment de Boris. Le frère se serait-il laissé pourrir par la jalousie ?

À qui tu ne plaisais pas, Nikita ?

La section des sports ne m’offre pas d’information supplémentaire. Personne, après la mort du stroke, n’est venu lui voler la vedette. Aucun sauveur sorti de l’ombre pour mener l’équipage vers la victoire. Ce n’est pas là que je dois chercher.

D’après Nora Fawcett, lui et sa petite bande en avaient après ce pauvre Aaron. Il n’était donc pas si parfait. Face à un harcèlement conséquent, l’adolescent aurait pu être incité à se venger. La violence concorde, mais je me suis dans une impasse : le temps. L’épicière a témoigné. Sans véhicule, Crawford n’a pas pu revenir sur le site à temps pour mettre le feu, assassiner Nikita puis se débarrasser du corps. D’après la déposition de celui-ci, les flammes dévoraient déjà les lieux à son retour. Finalement, c’était sa parole contre celle d’un disparu. Je me masse les tempes. Aaron ment. Quoi qu’il ait vu ou fait, il ment. Il ne peut pas avoir aperçu Nikita fuir du brasier, puisqu’il était mort. Pourquoi les flics n’ont pas creusé plus de son côté ? Je n’ai plus le choix. Lui parler devient urgent. J’aurais aimé jeter un œil aux interrogatoires, mais je peux m’asseoir dessus. Jamais je n’y aurais accès.

J’attrape le yearbook 81 - 82 et feuillette les portraits, parcourant les pages en diagonale. En plus des victimes et du coupable présumé. Deux autres noms manquent à l’appel cette année-là, ainsi que la suivante : Aaron Crawford interné à Harmony Pines pour des raisons que j’ignore — un retard mental ne suffisant pas à mes yeux — et Helen Anderson.

Un seul article au sujet du groupe de chimie la mentionne en début d’année. Après ça : rien. La future capitaine de police a disparu des radars.

Où êtes-vous passée, Helen ?

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