Les pieds suspendus dans le vide, je fixe un point indéfini à l’horizon. Le vent effleure mes joues dans une caresse. Je ferme les yeux pour mieux profiter de la douceur de la nature, qui pourtant peut se montrer impitoyable quand elle le souhaite. Je repense à cette nuit-là, sur ce pont, dans la même position. Deux ans se sont écoulés depuis. Deux ans à espérer. A regretter peut-être.
Les vaguelettes du lac portent en elles des murmures étouffés. Je ne sais pas bien ce que je fais là, comment je suis arrivé ici ni ce que j’ai fait avant. Mon dernier souvenir me renvoie au-dessus de l’évier, quand j’ai mis le feu à cette maudite boîte à chaussures, terrorisé de découvrir ma véritable nature. Est-ce un rêve ? J’observe ma main. J’ai lu que, pour discerner le songe de la réalité, certains utilisent ce stratagème. Si un doigt manque, ou si un a poussé, alors vous rêvez. Rien à signaler. Dix longs doigts, tout à fait normaux, ornent mes deux mains. Or, cette drôle d’impression dans l’air persiste. Quelque chose cloche.
Un souffle glacial caresse ma nuque et serpente le long de mon dos. Je remonte mon col et grimace en sentant la laine de mouton me gratter la peau. Je tâte fébrilement le tissu. Elle est là, l’erreur dans cette fausse réalité. Ce manteau, je l’ai jeté.
Une planche craque juste derrière moi. Quelqu’un, ou quelque chose se tient là, à l’autre bout du ponton. Je me redresse et, les paupières plissées, tente de percer l’épais brouillard. Rien. Seulement un blanc opaque à trois cent soixante degrés.
— Eh, oh ?
Aucune réponse. Un pas en avant. Le bois gémit. Je m’arrête, le geste en suspens. Deux petites billes jaunes me fixent. Mes poils se dressent. Je cesse de respirer. Le vent m’imite. Puis une forme floue, à ras le sol, se rapproche pas à pas jusqu’à devenir distincte. Encore lui. Qu’est-ce qu’il me veut ? Je m’avance à tâtons en direction du renard et tente de le contourner, mais celui-ci s’acharne à me barrer la route. J’observe la surface plane du lac. Je n’ai aucune envie d’y replonger, même pour de faux.
Dans un silence absolu, le goupil marche vers moi, son regard doré, hypnotique, ancré dans le mien. Dérangé par son insistance, je recule, me retrouve les talons dans le vide. Je fixe le liquide noir sous mes pieds. Cette impression de fond abyssal me donne le vertige. Je vacille, retrouve l’équilibre en écartant les bras.
Ressaisis-toi, ce n’est qu’un rêve. Tu vas te réveiller. Tu es en sécurité.
À la recherche d’une explication à ce songe insensé, je lorgne par-dessus le renard, désormais assis, mais la visibilité se révèle toujours aussi médiocre. Seule la présence récurrente de cet être roux lie ces rêves. Quelle en est la signification ? Que cherche-t-il à me dire ?
Un mouvement attire mon attention sous la surface du lac. Une ombre a bougé là-dessous. J’en suis sûr. Alors que je me penche pour mieux voir, un choc derrière le crâne m’envoi au tapis. Écroulé sur le ponton, je tâte la zone meurtrie. Mes doigts reviennent couverts d’un liquide sombre empestant le fer. Pas le temps de comprendre. Un second coup me propulse la tête la première dans l’eau. Le froid m'électrise. Le lac m’attire dans ces profondeurs. Je me débat pour rejoindre la surface, ce renard pour unique témoin de ma détresse.
—...elly ?
Ce n’est qu’un rêve. Au fond de moi, je le sais. Malgré tout, l’instinct de survie prend le dessus. Je me bat comme si ma vie en dépendait.
—...elly ? Kelly,… eillez-vous.
J'atteins le fond, pousse sur mes jambes, inspire. Pas assez de temps. Une main plonge dans cheveux pour me maintenir la tête sous l’eau. Je m’acharne sur elle, plante mes ongles dans sa peau, griffe la chair. Doté d’une intention féroce, mon agresseur ne cède pas. Cette haine transparaît à travers des voix intelligibles, perdues dans les chuchotements sourds du lac.
Mes forces m’abandonnent. L’inconnu relâche sa prise. Grisé par l’endorphine, je capitule à ce monde subaquatique. Pourquoi se battre, après tout ? D’ici à quelques secondes, je vais me réveiller, c’est indéniable. Puis, je la vois. À deux mètres environ. Une forme sombre danse avec les vagues. Ses contours incertains ne laissent cependant planer aucun doute. Il s’agit d’un cadavre.
— Kelly !
Un sursaut me projette dans la réalité. J’inspire une grande bouffée d’air, les doigts crispés sur le cuir d’un canapé, l’ouïe assaillie par les sonneries de téléphones, le tic-tac d’une horloge et les bottes contre le sol. Je parcours la pièce du regard. Une étagère écrasée sous des dizaines de livres. Des dossiers éparpillés. Une crosse de hockey. Je me suis endormi dans le bureau du lieutenant. Celui-ci me dévisage au milieu d’un carré.
— Ça va ? Bon sang, vous en avez fait un boucan. Ça doit être un calvaire de partager votre lit. J’ai voulu vous réveiller, rien à faire. Vous vous débattiez. On vous torturait ou quoi ?
Je me frotte le visage. Petit à petit, mon esprit s’organise. Ce matin, les enquêteurs ont obtenu un mandat pour réquisitionner les informations manquantes auprès des opérateurs téléphoniques. Ils vont enfin pouvoir accéder aux communications de Hasna émises depuis son second téléphone, grâce au numéro fourni par son amant.
— Si la noyade compte pour de la torture, alors oui. J’ai dormi longtemps ?
Casey tire une chaise sur le sol. Son sifflement strident me perce les tympans. Il jette un œil à sa montre.
— Une petite demi-heure. Vous dormez mal la nuit ?
— Comme un bébé, rétorqué-je en me pinçant l’arête du nez.
— Mouais, fait-il, peu convaincu. Vous prenez des trucs ?
Je le toise de haut en bas.
— Je ne prends plus de drogue, si c’est ce que vous insinuer, grogné-je.
— Je ne parlais pas forcément de ça ! Cessez d’être constamment sur la défensive, nom d’un chien. Ça devient lassant. Vous prenez sûrement un traitement pour gérer le manque.
Je penche la tête, les yeux fermés. La douleur à l’arrière de mon crâne se dissipe peu à peu. J’ai eu la sensation d’être frappé par un objet lourd et métallique. Hasna aussi, selon son autopsie, a été assommée avant de se retrouver dans ce coffre. Toutefois son agression a eu lieu au bord d’une route, pas au lac.
— De la bupré, révélé-je.
— Eh bien, vous devriez évoquer ces somnolences à votre addictologue. Vous êtes tombé comme une pierre tout à l’heure. On discutait et… Pouf… Vous étiez parti. Comme si, pardonnez-moi du terme, on vous avait drogué. Je vous rappelle que vous êtes venu avec votre bécane aujourd’hui. Je ne tiens pas à vous retrouver un jour raide dans un fossé. Déjà que rouler avec ce temps tient du suicide.
— Je n’ai pas d’addictologue.
Casey reste silencieux pendant un instant.
— Ne me dites pas que vous vous êtes procuré ça illégalement, commente-t-il, exaspéré.
— Les flics me surveillaient. J’étais censé être clean à ma sortie de prison. Soyez déjà content que je me soigne.
— Super. Bravo, je vous félicite… Et vous me dites ça à moi, un lieutenant de police ? Vous me fatiguez. Vous me fatiguez vraiment.
— Vous me posez une question, je vous réponds. Faites ce que vous voulez de cette info. J’en ai rien à foutre.
Harris joint ses mains et reprend plus calmement.
— Bon… Vous preniez quoi ?
— Différents trucs, avoué-je en haussant les épaules, herbe, héro, kéta,… principalement de l’oxy.
— Et ben… Vous n’y allez pas de main morte, vous. À quand remonte la dernière fois que vous y avez touché ?
— Cinq mois. Bientôt six.
— Aujourd’hui, vous avez pris vos médocs ?
— Pas encore.
— Et si vous ne les prenez pas, comment votre corps réagit-il ?
— J’ai des douleurs et des crises d'angoisse.
— Vous devriez quand même chercher à vous en passer.
— Sans blague, vous pensez que je n’ai pas essayé, m’emporté-je, j’espace les prises de plus en plus souvent pour ne pas être une loque et nuire à ces visions.
— Je ne vous parle pas de ces visions, crétin ! C’est bien le cadet de mes problèmes. Je m’inquiète pour vous. Vous croyez quoi ? Que je ne me soucie pas de mes Hommes ? À l’instant où nous mettons les pieds dehors, je me fais du mouron pour vous tous. Tout ce que je vous dis, c’est pour votre bien, mais vous êtes tellement emmuré dans votre fierté que ça vous ne semblez pas le saisir !
Harris se lève brusquement et tourne en rond dans la pièce, les mains sur les hanches, silencieux. Je le dévisage. Lui aussi n’a pas la lumière à tous les étages. Et on dit que j’ai des problèmes de gestion de la colère. De la colère, il en suinte de chacun de ses pores. Mon attention se porte sur la photographie posée sur son bureau. Celle où le lieutenant pose en compagnie de son ancien collègue, devant le pont Benjamin-Franklin. Un prénom apparaît : Milo. Pendant un instant fugace, les pensées du lieutenant se sont dirigées vers son ami.
Il fait soudain volte-face et me défie du regard.
— Y a une chose que j’aimerais savoir… Vous me prenez pour un con, vous et votre nouveau meilleur ami là-bas, assène-t-il en désignant Sam, assis à son poste dans l’open space. Le miroir des toilettes s’est brisé tout seul ou je dois y voir un lien avec l’état de votre main ? Je vais être clair une dernière fois avec vous, Kelly. Que vous foutiez votre vie en l’air, à la rigueur, ça vous regarde, je ne vais pas me battre avec vous. Mais n’entraînez pas les autres dans votre chute. On est bien d’accord, là-dessus ?
— Ça va. Arrêtez de m’engueuler. Je vais vous le rembourser votre foutu miroir, si vous y tenez tant !
— Sommes-nous clairs ? insiste-t-il.
— Très clair.
Ses traits se détendent.
— Bien. Maintenant, dégagez.
Je me lève.
— Vous devriez fumer un joint de temps en temps, ça vous détendrai.
Dans l’open space, les adjoints Greene — le frère — et Soller s’occupent derrière leurs ordinateurs. Ses yeux bleus pétillants, Chloe discute avec Mike Coffin. Une lueur rose scintille autour d’elle. Lui, n’émet rien. Elle l’aime. Lui… c’est moins sûr.
Je me dirige vers Sam, sans tarder. Celui-ci tire une chaise et m’invite à m’asseoir.
— Il est pas un peu lunatique votre boss, là ?
— M’en parle pas, marmonne Sam, concentré sur sa tâche.
Lunette sur le nez, il épluche les derniers échanges de Hasna.
— Alors Bowman, demandé-je après un temps, ça a donné quoi cette histoire de mouchard ?
— Il a nié. De toute façon, on n’avait rien trouvé qui allait dans ce sens. En revanche, il a reconnu avoir engagé un privé l’année dernière. Il sait pour Penley. Pour ce qui est de l’amant, il nous a dit la vérité. Seul son nom figure sur les registres. Malek ne communiquait avec personne d’autre via son second numéro.
Sam porte à ses lèvres un gobelet en plastique duquel se dégage une forte odeur de café caramel. Puis il pivote de nouveau face à son écran.
— Quelque chose d’intéressant ? m’enquiers-je.
— La plupart des SMS sont sans valeur. Ils discutaient tous les jours sans exception. Ils roucoulaient, parlaient de la petite, de sexe… J’espère que la triangulation va nous servir.
— La triangulation ?
Il esquisse un sourire, visiblement ravi de m’apprendre un nouveau terme.
— Si le téléphone de notre victime a borné la nuit du meurtre, des antennes relais peuvent avoir capté un signal, explique-t-il, en défilant la tonne de messages. Chaque borne forme un cercle, et en calculant où ces cercles se croisent, on obtient une zone de recherche plus ou moins grande. Son téléphone se trouve peut-être encore là-bas. Si on met la main dessus, on peut avoir accès à plus de fichiers. Des photos, des vidéos, des mails, peu importe…
— Il ne risque pas d’avoir pris l’eau, avec toute cette neige et cette pluie ?
— Ce n’est pas forcément un problème. Si on a de la chance, les génies de l’informatique s’en chargeront.
Je vérifie que le lieutenant est toujours occupé dans son bureau. J’ignore si Sam risque des problèmes en acceptant de m’aider. Je ne veux pas qu’il se trouve dans le collimateur de Harris par ma faute, mais j’ai vraiment besoin de savoir.
— Je peux te demander un service ?
— Je t’écoute.
— Tu pourrais te renseigner sur quelqu’un ?
Il stoppe ses recherches.
— Quel genre de renseignements ?
— Rien d’extravagant, précisé-je, je veux juste m’assurer qu’elle va bien. C’est tout.
— Cette personne n’a pas de téléphone portable ?
— C’est plus compliqué que ça. Elle n’est sur aucun réseau social, du moins, je ne l’ai trouvée nulle part. Et sa famille ne me répondra jamais. Ils me détestent.
Je le sens hésiter, insiste.
— S’il te plait, Sam. Je te le revaudrai. C’est vraiment important. Je ne veux pas savoir où elle habite ni où elle bosse, juste si elle se porte bien.
Il s’empare d’un stylo et d’un post-it.
— Cette personne, elle a un nom ?
— Sofia Delgado, réponds-je, soulagé. Née le 28 août 1992 à Juneau.
Il s’arrête.
— Sofia… Comme ton ex ? Est-ce que ça a un rapport avec ce qu’il s’est passé lundi ? Avec ce que ton père t’a dit ? Avec ce que tu m’as dit ?
— Tu l’as vu toi-même. Quand je suis en crise, je ne maîtrise plus rien. Un peu comme si… Comme si je me dissociais de mon propre corps. Je suis quasi sûr que Sofia va bien. Je l’ai même vue y a un an dans la rue. Enfin, je crois que c’était elle, mais…
— Tu aimerais en avoir le cœur net, complète Sam.
J’opine.
— Ok. Je le ferais, mais je te dirais seulement si elle va bien. Tu n’auras aucune information personnelle, on est bien d’accord ?
— Je n’en demande pas plus.
— Je m’en chargerai plus tard. Pour le moment, je dois m’occuper de ça, ajoute-t-il en désignant l’ordinateur.
— Merci, Sam… Et au fait… Tu n’étais pas obligé de me couvrir pour le miroir.
— Je ne t’ai pas couvert. J’ai volontairement omis de… Merde.
Sam lance l’impression de l’écran avant de se ruer chez Harris. Je me rapproche du moniteur. Deux mois plus tôt, Hasna a envoyé un message à T.J.
« Il faut se débarrasser de lui. Sinon, on ne sera jamais libre. »