Ma crise de la veille a fragilisé une parcelle de mon esprit, invitant une flopée d'émotions à m'envahir. Toutes ces morts. Toutes ces douleurs. Elles m’ont ravagée de l’intérieur, ont coulé dans mes veines comme un poison foudroyant. Jusqu’à ce qu’il arrive, qu’il m’extirpe de là. Sam… Je ne comprends pas sa confiance aveugle à mon égard. Pourquoi persiste-t-il à croire en moi, même en ayant été confronté à l’une de mes pires facettes ? J’ai perdu le contrôle. J’ai laissé la colère guider mes actes et j’en ai honte. Il a tort. Je ne peux pas changer. Certaines âmes sont irrécupérable et j’en fais partie.
Déclinant à l'horizon, les rayons orangés caressent les pierres tombales tandis qu'un vent froid, mais agréable souffle dans le parc. Je déambule depuis un quart d'heure dans le cimetière, déchiffrant les noms des tombes anciennes, parfois à l'état d'abandon avancé, sans parvenir à me sortir cette phrase de la tête : toi et moi, on est pareil. Qu'a voulu dire Sean ? Soit tout ça n'est qu'un jeu malsain dans l'unique but de m’attirer dans ses filets, comme il le désire tant. Soit il y a du vrai dans ses paroles et j’ai fait du mal sans m’en souvenir.
J’ai essayé de vérifier ses accusations, après que Sam m'ait raccompagné à mon mobile home. Je me suis enfermé à double tour et j'ai sauté sur mon ordinateur portable, puis… J'ai eu la trouille. Je suis resté comme un con, figé devant mon écran. Je ne savais même pas quoi chercher, par où commencer. Du sang, j’en ai tellement fait couler. Jusqu’à la mort ? Je ne suis plus sûr de vouloir le savoir.
Cette balade à l'heure dorée m'apaise néanmoins. Ces lieux de repos éternels m’ont toujours fasciné et ce depuis mon enfance. Quand je passe devant une tombe, je lis les noms, les dates. Je m'imagine à quoi a pu ressembler la vie de leurs propriétaires. Étaient-ils heureux, malheureux ? Ont-ils vécu d'incroyables aventures, ou leurs histoires étaient-elles semblables à celles de leurs voisins, une vie de monsieur et madame tout le monde ? Et surtout, la grande question : comment la faucheuse s'est-elle emparée de leur âme ?
Je caresse la pierre rugueuse. Un bouquet de fleurs défraîchies décore son pied.
Adam Taylor
1997 - 2022
Vingt-cinq ans. Trop jeune pour mourir.
Y a t-il un âge pour mourir ?
— Et toi, qu'as-tu à me dire ?
Les griffes sont mon seul indice. Mis à part l'image d'un esprit perturbé déguisé en ours, rien ne me vient. Hasna. Adam. Deux personnes décrites comme avenantes, découvertes sans vie à près de deux mois d'intervalle et à trois kilomètres l'une de l'autre. Stephen LeBlanc, suicidé quatre mois plus tôt. À deux mois également de l'affaire Taylor. Simple coïncidence ou véritable lien ?
— Que faites-vous ici ?
Je sursaute et me redresse en retirant les feuilles mortes collées à mon jean. Margaret se tient devant moi, un bouquet serré contre sa poitrine.
— Madame Taylor. Pardon, je ne voulais pas...
Aucune excuse ne me vient. Je n'ai aucune raison valable de me trouver là.
— Ne vous fatiguez pas. Après tout, si vous discutez avec mon fils, cela lui fait de la visite. Il n'en a pas beaucoup.
Margaret récupère le vieux bouquet pour le remplacer par un plus frais, invitant ainsi une douce odeur de lys à se mêler à celle des sapins. Une bourrasque souffle. La vieille femme remonte la fermeture éclair de son manteau jusqu’à son cou frippée.
— Je ne comprends pas, poursuit-elle, Adam avait beaucoup d'amis, mais peu passent lui dire bonjour.
— Certaines personnes ne sont pas à l'aise face à la mort, expliqué-je.
Ou manque de courage.
— Ce sont des excuses. Quand on aime une personne, on fait des efforts et des sacrifices.
Nous restons là, en silence. Je me sens soudain mal à l'aise d'empiéter ainsi sur l'intimité d'une famille endeuillée. Je n'ai pas ma place ici. Je m'apprête à rebrousser chemin quand Margaret me demande :
— Croyez-vous en une vie après la mort, monsieur… ? Pardon, je n'ai pas retenu votre nom.
— Vous pouvez m'appeler Raphael. Et pour répondre à votre question, je ne sais pas. Une partie de moi l'espère. L'optique de revoir des personnes chères à notre cœur est plutôt tentante. D'un autre côté…
J'hésite une seconde avant de poursuivre.
— Si l'on emporte avec nous la douleur, et par là, j'entends celle du cœur, alors je préfère faire face au néant plutôt que de vivre une éternité de souffrance.
— Vous ne croyez pas au Paradis, au bonheur suprême et définitif ?
— Je ne crois pas au Dieu tout court.
— Puis-je vous demander pourquoi ?
— Il y a tellement de malheurs dans ce monde, de guerres, de crimes. Tellement d’horreurs… Que je demande quel genre de Dieu laisserait faire tout ça.
— Il nous a donné le libre arbitre. Nous payons l’addition au moment du jugement dernier. C’est pour ça que nous devons lui demander miséricorde pour nos péchés.
J’aimerai lui demander si elle serait capable de pardonner le meurtrier d’Adam si celui-ci se trouvait face à elle, mais n’en fait rien. Ce serait abject.
— Des gens disent que vous travaillez avec la police. C'est vrai ? s’enquit-elle après un moment de recueillement.
Les nouvelles vont vite.
— En quelque sorte.
Ses yeux s'illuminent.
— Avez-vous du nouveau sur mon fils ?
Les mains enfouies dans les poches, je me balance d'un pied sur l'autre.
— Je suis désolé, madame Taylor. Je ne suis pas à proprement parler de la police. Même si c'était le cas, je présume que je n'aurais pas le droit de vous parler d'une affaire en cours. Et puis, mon… équipe… se concentre sur Hasna Malek et sa fille, pas sur votre fils.
La mine de Margaret s'assombrit. Elle me tourne le dos.
— Adam fait déjà partie des oubliés, c'est ça ?
— Ce n'est pas ce que j'ai dit, m’empresse-je de répondre, je suis sûre qu'une autre équipe s'occupe de lui.
— Allez-vous-en, s'il vous plaît. Je souhaite parler en tête-à-tête avec mon fils.
Je n'insiste pas. Tant pis pour le cimetière. J'y retournerai plus tard. Inutile d'attirer davantage l'attention en errant dans ces lieux. Remontant le col de mon manteau, je me dirige vers mon plan B : le Daily Stop. Nora Fawcett ne m'a pas fait une bonne impression depuis mon arrivée, mais maintenant, je comprends mieux l'origine de son mauvais caractère. Son fils a perdu la vie dans des conditions affreuses, et le coupable ayant disparu des radars, jamais justice n'a pu être rendue. La démarcation d’une alliance à son annulaire laisse supposer deux possibilités : son mari a également passé l'arme à gauche, ou leur couple a fini par imploser, potentiellement suite à cette tragédie. Le fait qu'elle ait repris son nom de jeune fille m'incite à choisir la seconde option.
Une clochette tinte au-dessus de la porte. De gros cageots remplis de fruits et légumes sont empilés les uns sur les autres en face de l’entrée. À gauche, le rayon fait office de boulangerie ; pains, viennoiseries et pâtisseries industrielles. Nora feuillette un magazine, derrière la caisse, levant à peine les yeux à mon passage. Panier en main, je me dirige au fond du magasin, cherchant la meilleure façon d'aborder le sujet. J'hésite. De quoi me mêlé-je ? Quarante ans se sont écoulés depuis l'incendie. Pourquoi venir ici et remuer le couteau dans la plaie de cette femme de quatre-vingts ans ? Et pourquoi cette affaire m'obsède-t-elle tant ? Aux yeux de tous, Nikita Pavel est le coupable. À l'époque, commettre un crime puis disparaître était beaucoup plus facile que de nos jours. Certains tueurs en série ont notamment sévi dans plusieurs États avant d'être arrêtés. En fait-il partie ?
Je balance des produits de première nécessité dans mon panier ; nourriture, affaires de toilette. Je passe devant le rayon alcool, m'arrête une seconde, sent l’envie me titiller les sens, change d’allée. Nikita aurait pu revenir tuer le fils de son ex-petite amie pour je ne sais quelle raison. Mais pourquoi après tout ce temps ? Et Hasna dans tout ça ?
La clochette carillonne de nouveau.
— Salut, Jake. Ça va ?
Un habitué.
— Super et toi, Nora ?
Ce chanceux a eu l'honneur d'entendre la voix enjouée de Nora. Puis le prénom me frappe : Jake. L'ex de Sam ? Curieux, je jette un œil. Encore lui. Ce grand blond, sorti en trombe du bureau de la capitaine et présent sur les lieux où la voiture de Hasna a été repêchée. Pas mal. Sam a visiblement de bons goûts. Avec sa carrure de militaire, sa mâchoire affûtée et ombrée d'une fine barbe, ce Jake est plutôt canon.
Il réalise que je le reluque et s'avance dans ma direction. Pris en flag, je pose mon attention sur des conserves premier prix.
— Il est à vous le bolide garé devant ? demande-t-il en étudiant mes bottes.
J'acquiesce.
— Jolie couleur. Elle monte jusqu'à combien ?
— Je l’ai déjà poussé au-delà de 190.
Il siffle. Un sourire aux dents parfaitement alignées s'étire sur ses lèvres, creusant une fossette sur sa joue gauche.
Un point pour toi.
J’ai toujours eu un faible pour les fossettes.
Jake se rapproche en me dévisageant de haut en bas. Puis, il lève la main en l'air, comme pour remettre de l'ordre dans ses idées.
— On s'est déjà vu, non ?
— Au commissariat.
— Mmm… Oui, vous avez sans doute raison. J'y traine assez souvent. La capitaine est ma sœur. Quel crime avez-vous commis, plaisante-t-il, excès de vitesse ? Ne me mentez pas. Je connais toute l'équipe. Si vous étiez flics, je le saurais.
Son regard franc me déstabilise.
— Non, c'est… Je suis une sorte de… de consultant.
Son visage s'illumine.
— Oh, je vois. Comme Patrick Jane ?
— Patrick Jane ?
Jake porte une main à son cœur comme si une flèche venait de le transpercer.
— Patrick Jane, le mentaliste ! …La série ? Pitié, dites-moi que vous connaissez.
— Je ne regarde pas la télé. Mais non. Je ne suis pas mentaliste.
Il fait un pas en avant. J'en fais un en arrière. Autant ce type a un charme fou, autant il empiète un peu trop dans mon espace personnel.
— Alors, vous êtes quoi, monsieur le consultant ?
Je laisse sa question sans réponse. Je n'ai aucune idée de ce que je suis. Comment m’avait appelé Sutherland déjà ? Synesthète ? J’ai déjà oublié ce que cela voulait dire.
— Je vois, rétorque le blond, face au silence. Classé top secret, c'est ça ?
Il fait mine de fermer sa bouche avec une clé puis me tend une main franche.
— Je m'appelle Jake. Jake Anderson.
— Raphael. Désolé, j'ai les mains prises, m'excusé-je en désignant mon panier.
Bien loin de le vexer, la pique le fait une nouvelle fois sourire. Il vérifie l'heure sur sa montre.
— Bien, je dois filer. Au plaisir, Raphael.
Il m'envoie un clin d'œil et s'en va en direction de la caisse.
Une fois Jake parti, je me dirige à mon tour vers Nora Fawcett.
— Bonsoir, marmonne-t-elle dans sa mauvaise humeur habituelle.
Je me demande combien de temps devrais-je rester vivre ici pour avoir droit, ne serait-ce qu'à un rictus de sa part. Elle passe les articles un à un. Je sais comment aborder le sujet.
— 20 dollars et 54 cents, annonce-t-elle.
Je règle par carte, puis me lance :
— Madame Fawcett, pardonnez mon indiscrétion, mais j'aimerais vous poser quelques questions sur l'incendie de 81 ?
Elle lève sur moi un regard sévère. Et je suis soudain pris d'un doute.
— Que voulez-vous ?
— Je suis détective privé. La famille Blair m'a engagé pour tenter de résoudre cette affaire.
Intriguée, elle laisse tomber son magazine.
— Pourquoi Nicole et Michael vous auraient-ils engagé ? L'affaire est déjà résolue. Nikita a mis le feu. Tout le monde le sait.
— Il reste des zones d'ombres à éclaircir. Comme la raison pour laquelle Pavel aurait décidé de tuer ses amis. Vous n'aurez pas une petite idée ?
— Pour un privé, vous êtes bien médiocre. Faites vos recherches. J'ai répondu à la police à l'époque. Ces quatre garçons étaient comme les doigts de la main. Inséparables. Je ne sais pas quelle mouche l'a piqué. Et nous ne le saurons sans doute jamais, puisqu'il s'est enfui. Peut-être qu'il était givré, c'est tout.
— Vous dites les quatre garçons ? Aaron Crawford ne faisait pas partie de leur bande ? Pourtant, la fête a eu lieu au chalet de ses parents.
— Aaron n’avait aucun ami. Au contraire. Ils l'embêtaient parfois. Il est un peu… Dérangé, explique-t-elle en pointant son crâne.
— Des brimades répétées auraient pu le pousser à se venger ?
Le pousser à tuer.
Nora retire ses lunettes.
— Impossible. Aaron était certes différent, mais pas méchant. Et il était avec moi ce soir-là. Enfin, quelques minutes. Il voulait acheter de l'alcool. Je savais que les garçons l'avaient envoyé pour se débarrasser de lui. Il était mineur. Tsss… Je l'ai renvoyé d'où il venait. Entre-temps, les flammes avaient dévoré le chalet. Mon fils avec. Puis Aaron a certifié avoir vu Nikita s'enfoncer dans les bois. Que vous faut-il de plus ? S'il était innocent, pourquoi fuir pendant tout ce temps ?
Ses yeux plongent dans les miens et une vague de tristesse mêlée à une colère tenace me submerge.
— Je suis désolé de raviver votre peine.
— Elle n'est jamais partie. On apprend à vivre avec.
— Les Pavel n'ont jamais eu aucune nouvelle de leur fils ? Depuis toutes ces années ?
— La police les a surveillés pendant des semaines. Ça n'a rien donné. La ville a été très dure avec eux. Peut-être un peu trop. Moi y compris. Je le regrette parfois. Mais on ne refait pas le passé… Avant tout ça, les Pavel étaient nos amis. Dans un sens, eux aussi, ont perdu un fils ce soir-là. Mais nous voulions des réponses quant à la mort de nos enfants. Ils n'ont pas supporté que nous leur tournions le dos et ils sont partis du jour au lendemain. À part Boris, son frère, mais il ne quitte pas beaucoup sa propriété. J'ignore si Nikita est réapparu depuis. Il aurait cinquante-sept ans aujourd'hui. Je ne sais pas si je serai capable de le reconnaître. Ça fait tellement longtemps. Si quelqu'un est au courant de quoi que ce soit, ce serait sans doute son frère. Il vit dans une maison à l'écart de la ville, cherchez dans l'annuaire.
Elle replonge dans son magazine. Fin de l’entretien.