— Raph… Raph, réveille-toi !
Raphael se redresse en sursaut, balançant ses bras comme pour se libérer d’un ennemi imaginaire.
—Non, lâche-moi ! Ne me touche pas ! Ne me touche pas !
Sam enveloppe doucement ses joues.
— Eh. Eh, tout va bien. C’est moi… Tu n’as rien à craindre. Ce n’était… Ce n’était qu’un cauchemar.
Les lueurs de la rue s’immiscent à travers les stores semi-fermés, jetant des faisceaux lumineux épars dans la chambre. Raphael discerne une silhouette rassurante, penchée au-dessus de lui dans une faible aura azuréenne. Il se laisse retomber sur le matelas, le cœur au bord de l’implosion. Comme il l’a compris, cet incendie était bel et bien un cauchemar. Une réminiscence de l’été 81, s’il doit en croire cette vue imprenable sur la forêt et le lac depuis la lucarne. Il ne s’est pas attardé dans cette fournaise infernale pour dénicher des indices sur son origine ou son auteur. La perspective de finir carbonisé ne l’enchantait guère, surtout après ces expériences de noyade. Même s’il s’agissait d’un songe, la douleur était une véritable torture. Il a encore l’impression de sentir les flammes lui brûler ses cils.
— Tout va bien ? Pardon de te réveiller, s’excuse Sam, mais à t’entendre, ça n’avait pas l’air d’être un rêve très agréable.
— Pas vraiment, non, rétorque Raphael en se frottant le visage.
Les articulations endolories, il se redresse sur ses coudes. Si l’incendie se révèle être le fruit de cette nuit, la douleur insidieuse du manque, quant à elle, est installée dur comme fer. Elle a transcendé la frontière entre la réalité et le royaume onirique pour le torturer. Il lui faut sa dose salvatrice maintenant ou il risque de s’écorcher vif afin de libérer ces insectes imaginaires qui grignotent ses os.
Raphael tilte. Ce n’était qu’un rêve…
— Dans mon sac, gémit-il, la poche avant. Il y a un flacon. Donne-le-moi, s’il te plait.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
La bouche pâteuse, Raphael déglutit.
— Sam, juste… Ne réfléchis pas et donne-le-moi ! Je… P-pardon. D-donne-le-moi, s’il te plaît, supplie-t-il, peinant à reprendre son souffle. J’ai mal. Merde, j’ai tellement mal.
Effrayé par la douleur dans sa voix, Sam allume la lampe de son côté du lit. L’expression de Raphael se tord dans une agonie silencieuse. Il découvre alors son teint cireux accentué de cernes violacés. De longues stries rouges balafrent la peau de ses bras. De grosses gouttes de sueur ruissellent sur son front, et sa poitrine se soulève et s’abaisse comme s’il venait de courir un marathon. Il porte le revers de sa main sur son front.
— Tu es brûlant.
— Je suis gelé, le contredit-il.
— C’est à cause de la sueur. Tu es complètement trempé. Je devrais aller chercher mon père.
— Non !
Raphael a refermé ses doigts autour de son poignet avec plus de force qu’il ne l’aurait voulu, mais il n’a aucune envie que tous les habitants de cette maison le voient dans cet état. Cela signifierait être rangé dans la case du toxico. Être catalogué — surtout par eux — est la dernière chose qu’il désire.
— Tout va bien, assure-t-il, la mâchoire serrée, maintenant, passe-moi ce flacon s’il te plait. Je n’en peux plus. J’ai l’impression que je vais crever. Allez… s’il te plait, donne-le-moi. Je t’en prie, donne-le-moi.
— Raphael. Mon père est un ancien pompier, il peut t’examiner. On doit peut-être t’emmener à l’hôpital.
— Ça ira mieux quand tu m’auras donné ce putain de flacon !
Perturbé, Sam dépose le sac sur la couverture. Il plonge à l’intérieur et sort le Graal tant espéré par Raphael. Il lit l’étiquette. « Buprénorphine » Il n’a aucune idée de ce que cela peut être. De la morphine, sûrement. C’est tout ce que lui évoque ce nom. Quand il tend la main en direction de son invité, celui-ci lui arrache les médicaments comme un homme perdu en mer qui n’aurait pas bu une goutte d’eau depuis des jours.
Sam se lève.
— Ne bouge pas, je reviens dans une seconde.
Raphael glisse un comprimé sous sa langue, se laisse tomber en arrière.
— J’ai l’intention d’aller nulle part, marmonne-t-il.
Sam réapparaît avec une bassine d’eau fraîche. Il s’agenouille auprès de son invité et passe un gant de toilette humide sur son front.
— Là… Ça va te faire du bien… Tu as toujours des problèmes d’addictions, c’est ça ?
— Je me soigne, réplique en agitant le flacon, c'est à ça que sert ces pilules magiques. Merci beaucoup pour ta réactivité.
— Je…
Un volet claque. Raphael sursaute.
— Tu veux bien fermer ça, implore-t-il.
Soucieux, Sam s’en charge en abandonnant le linge humide sur ses tempes, puis retourne auprès de lui sans le quitter des yeux.
— Ne me regarde pas comme ça.
— Comme quoi ?
— Comme tu le fais en ce moment. Comme si j’étais un pauvre animal blessé. Je n’ai pas besoin de ta pitié.
— Tu confonds pitié et inquiétude, corrige l’adjoint.
— Alors ne t’inquiète pas. Je vais parfaitement bien.
— Ce n’est pas ce que j’appellerai parfaitement bien.
— Sam. C’est une affaire de dix minutes, tout au plus, le rassure-t-il en fermant les yeux.
Sam perçoit de l’hostilité dans sa voix. Raphael est tellement engoncé dans sa fierté qu’il n’assume pas d’être au bord du gouffre. Il a parfois du mal à le suivre, lui et ses humeurs fluctuantes. Ce n’est pas le manque qui le rend aussi belliqueux. Il y a autre chose derrière, de plus profond. Il l’a vu ce soir esquisser un début de sourire. Un sourire aussi rare que hypnotique. Un éclat de lumière dans la dureté de son regard.
L’adjoint détaille son invité ; son t-shirt trempé, ses balafres impressionnantes sur ses bras. Sa main renfermée autour de sa médaille. Ses lèvres se meuvent comme s’il récitait une prière, si ce n’est qu’aucun son n’en sort. Sam patient un peu, le temps qu’il se calme, que son torse cesse de s’élever et de se baisser à cette vitesse folle, puis lui demande d’une voix douce :
— Tu veux en parler… de ton rêve ? Tu avais l’air terrorisé.
Sam le voit déglutir. Raphael rouvre les yeux. Le bleu de ses iris retrouve son intensité, sa colère. L’adjoint plonge à l’intérieur tandis que l’homme à ses côtés se lance dans le récit détaillé de son cauchemar. Il évoque son réveil douloureux, son envie de se rafraîchir dans la salle de bain, puis l’instant fatidique où les flammes dévorent la maison. Ses cris désespérés pour le prévenir du danger. Sa fuite à travers la fenêtre. Sa chute.
— Je pense que j’étais au chalet des Crawford, conclut-il.
— Pourquoi maintenant ? Tu crois que c’est en rapport avec mon père ? Après tout, il avait été appelé sur les lieux. Peut-être que… Je ne sais pas. Comment tu appelles ça, toi ? Des… fantômes ? Mince, je n’arrive pas à croire que j’ai dit ça… peut-être que ces fantômes sont rattachés à lui ?
— Possible, ou alors… Ou alors, je l’ai moi-même déclenché en remuant le passé. Je suis allé interroger le frère de Nikita. Il est convaincu de son innocence. Fawcett aussi… D’une certaine manière.
— Tu… Quoi ? Tu as parlé à Boris Pavel ? Et à la mère de McCreight ? T’es complètement…
Il s’interrompt juste à temps. Prononcer le mot « dingue » ne lui semble pas être la meilleure des idées, surtout envers un profil comme Raphael. Il a compris qu’avec lui, il faut marcher sur des œufs, peser chacun de ses mots. Une telle critique risquerait de le braquer, et ce n’est certainement pas ce qu’il veut. Raphael commence doucement à relâcher la pression accumulée sur ses épaules, allant même jusqu’à se confier à lui. Et il semble aller mieux. La couleur revient sur ses joues, et la sueur a cessé de couler sur son front.
— Ça fait des jours que je reçois des messages de la part de Nikita. Il est mort.
— Les pompiers n’ont découvert que trois victimes. Jimmy, Anthony et Robert. Le feu n’a pas pu consumer un cadavre et pas les autres.
— Il ne se trouvait pas dans le chalet. Il s’est noyé. Son corps repose dans le lac.
Sam hoquète.
— Tu penses qu’il aurait pris feu et qu’il aurait voulu s’éteindre dans l’eau ?
— Non. Ces derniers temps, j’ai rêvé d’un renard. J’ai vu une photo de Nikita chez son frère. Le même renard figurait sur son t-shirt. C’est comme ça que j’ai lié les deux. Pendant l’une de mes visions, je me trouvais au lac, sur le ponton. Il m’est apparu et je suis tombé… Je suis certain qu’une main m’a maintenu la tête sous la surface. Cette personne était déterminée, Sam. Nikita a été assassiné. Soit on le visait cette nuit-là, soit on devait le faire taire, car c’était un témoin.
Sam reste sans voix pendant un moment, puis demande :
— Tu comptes faire quoi ?
— Si Nikita se trouve réellement dans ce lac, on ne peut pas le laisser là-dessous. Il mérite une sépulture digne. Et son frère a le droit de connaître la vérité, comme le reste de cette ville. Si Nikita est innocent…
— Cela signifie que le vrai tueur court toujours… Mais les plongeurs ne se déplaceront jamais sur des suppositions, même si le lieutenant et la capitaine te croient.
— Helen et Nikita étaient amis. Je pense qu’elle aussi aimerait savoir ce qu’il s’est passé.
Sam roule sur le côté, le menton dans sa paume droite et contemple l’homme allongé à ses côtés.
— Comment tu sais tout ça ?
— Je suis allé à la bibliothèque pour étudier les archives de la ville.
Sam arque un sourcil.
— Hmm… Un vrai flic en devenir. Peut-être que tu as raté ta vocation.
Raphael grimace.
— Au secours.
— Comment ça, au secours, s’exclame Sam faussement vexé, c’est censé être un compliment, je te signale.
— Disons que je ne suis pas fan des hommes en uniforme.
L’adjoint esquisse un sourire taquin.
— Pas fan d’eux, hein ? Dois-je te rappeler qu’il y en a un étendu juste à côté de toi.
Il ne rebondit pas sur la remarque. Sam passe une main dans ses cheveux humides.
— Tu as l’air d’aller mieux, commente-t-il, comment tu te sens ?
Raphael se lève brusquement.
— Je vais prendre une douche. J’ai transpiré. Et… désolé… pour les draps.
Sam lui attrape l’avant-bras. Son regard se pose un instant sur les cicatrices blanchâtres de sa peau avant de se reporter sur celui de leur propriétaire.
— Hey, tu vas bien ? Tu me le dirais si ça n’allait pas ? demande-t-il en le libérant.
— Tu veux la vérité ?
— Eh ben, oui.
— Alors, non. Probablement que je ne te le dirais pas, mais ce n’est pas contre toi. Mes problèmes sont mes problèmes. Tu viens d’en subir en partie. Je peux être un connard quand je suis en état de manque. Je t’avais prévenu.
Il se dirige vers la mezzanine, puis se stoppe.
— Si tu veux finir ta nuit en bas, je comprendrai, poursuit-il, avec mes crises et ces cauchemars… je ne suis pas le partenaire de chambre idéal.
— Et toi ? C’est ce que tu veux ? demande Sam avec douceur.
— Je… J’apprécierais que tu restes.
— Alors, je ne vais nulle part. Tu as besoin d’un truc à boire ? Un snack ?
— Non, merci. Et… excuse-moi, pour tout à l’heure. C’est compliqué. Je suis compliqué.
Il l’observe disparaître dans le couloir, les épaules tombantes. Sam se sent impuissant. Il aimerait l’aider davantage, mais il ne s’y connaît pas en matière de drogues. Mis à part quelques saisies d’herbe chez des adolescents en quête de sensations interdites, Bellwood semble relativement épargnée par ce fléau. Lui-même n’a jamais touché à une cigarette. L’odeur le rebute. Et, à plus de trente-cinq ans, il a toujours cette impression que ses parents le tueraient s’ils le surprenaient avec une clope au bec.
Son attention se porte sur le sac en bandoulière de Raphael. Le policier en lui brûle d’en fouiller les entrailles pour explorer les secrets de son ami, mais il résiste, conscient que cela compromettrait la confiance qu’il tente d’instaurer entre eux. Sa relation avec Jake s’est en partie effondrée à cause de cette curiosité excessive et des interrogatoires constants. Son ex ne supportait plus de devoir se justifier à chaque déplacement, appel ou message.
J’ai assez d’une sœur flic, lui a-t-il lancé un jour, je refuse de me sentir comme un suspect dans ma propre maison. Ainsi, après plus de dix ans de relation, leur couple a fini par imploser.
Sam referme la fermeture éclair puis dépose le sac sur le banc dans un soupir. Son regard s’attarde sur le veston soigneusement plié sur le dossier de la chaise et un sourire étire ses lèvres. Raphael semble détester cette couleur, pourtant, le rouge — ou le bordeaux — lui va à ravir, rehaussant le bleu intense de ses iris.
Il quitte le lit, affublé d’un sourire idiot, et envoie les draps trempés dans un coin de la chambre, avant de les remplacer par des propres. Il se glisse ensuite dans la chaleur de la couverture. Les yeux rivés sur le plafond, où les poutres répètent les murmures du vent, il contemple les ombres dansant dans le clair de lune, luttant contre le sommeil pour attendre le retour de Raphael.