— Monsieur Penley, commence Casey Harris, d’une voix douce. Nous vous remercions d’avoir fait le déplacement. Je tiens encore une fois à vous présenter mes condoléances.
T.J. Penley renifle, les yeux humides. Depuis le canapé, j’observe l’amant. L’historique des téléchargements sur le téléphone principal de Hasna a permis aux enquêteurs de découvrir quelle application de rencontre elle a utilisée avant de supprimer son compte. Cependant, c’est Monsieur Côte-Ouest, lui-même, qui s’est présenté à la police. Théodore James Penley a appris le meurtre de la jeune femme à travers un flash spécial aux informations du soir. La journaliste a mentionné les potentielles aventures de la victime, qui, d’après son mari, les accumulait. Dès lors, il a appelé le numéro fourni par la police pour recueillir les témoignages et s’est présenté comme l’unique amant. Selon lui, Hasna avait décidé de quitter Thomas pour le rejoindre à Seattle avec Maya, corroborant ainsi la version de son amie, Lucy Moore.
— Est-ce qu’elle a souffert lieutenant, demande T. J., soyez franc.
— Non. Elle était inconsciente quand sa voiture a plongé dans le lac. Elle est en quelque sorte partie dans son sommeil.
Harris ment. Son interlocuteur s’en doute. Je le vois dans son regard, mais probablement préfère-t-il se conforter dans ce mensonge. Imaginer un proche souffrir dans ses derniers instants, nous est inconcevable.
— Depuis combien de temps entreteniez-vous une relation avec mademoiselle Malek ?
— Bientôt deux ans. On s’est rencontrés sur Perfect Pair.
Derrière son bureau, le lieutenant Harris saisit l’information dans le rapport. Un sourire triste se dessine sur le visage pâle de Théodore lorsqu’il baisse les yeux sur ses chaussures couvertes de neige fondue. Des nuances azurées flottent lentement autour de lui. Je sens mes tripes se tordre face à cet homme d’apparence brisée. Sa détresse s’insinue sournoisement en moi. Si les visions deviennent rares, mon empathie n’a pas déserté.
— On a immédiatement accroché, ajoute Penley, Hasna ne m’a pas révélé la vérité tout de suite. Elle disait être célibataire, et se faisait appeler Lauretta. On s’est rencontré plusieurs fois. Jamais chez elle ni chez moi. On se retrouvait au milieu. J’ai appris plus tard que sa mère et ses sœurs nous couvraient vis-à-vis de son mari. Hasna prétextait partir en vacances chez sa famille. D’après ce qu’elle m’a dit, Thomas ne les appréciait pas, alors il ne l’accompagnait jamais. L'inimitié était réciproque. Elles ne l’ont jamais aimé.
D’une main tremblante, il porte à sa bouche un gobelet empli d’eau.
— Un jour, mon téléphone a sonné. C’était lui, poursuit-il, il m’a insulté de tous les noms, m’a demandé : de quel droit je me tapais sa femme ? Je lui ai dit que j’ignorais qu’elle était mariée, que je n’étais pas de ce genre-là. Le soir même, je lui ai demandé des explications. J’étais en rogne. Je pensais qu’elle se foutait de moi alors que mes sentiments pour elle étaient sincères. Elle s’est mise à pleurer, m’a avoué que cet enfoiré la battait. Souvent. Que je lui offrais la tendresse dont elle rêvait. Qu’elle ne voulait pas me perdre. Je…
Les mots se figent dans sa gorge.
— Prenez votre temps, dit Harris, glissant une boîte de mouchoirs entamée sur la table.
T.J. s’empare d’un tissu et s’essuie le coin des yeux avant de se moucher. Du rouge s’ajoute soudain au bleu, se mouvant à travers une danse plus intense. Mon pouls s’accélère. Après la tristesse, voilà la colère. Je serre et desserre les poings pour évacuer ce sentiment dévastateur. Cette rage n’a pas la même nature que celle exprimée par Bowman. L’époux dirige sa colère contre Hasna. Elle l’a trompé, humilié, et a disparu sans laisser de trace en emmenant leur fille. Une part de moi pense que, s’il est véritablement innocent, il la tient responsable de la possible mort de leur enfant. Il aime sa fille. Je le sens derrière cette couche de haine, mais son amour-propre passe au-delà. Dans Thomas Bowman, je reconnais Sean. Un homme pour qui l’image vaut plus que tout. Quant à la colère de T.J., elle est plus profonde, plus récente aussi. Il en veut au monde.
L’amant penche la tête en arrière pour chasser les larmes qui assiègent ses paupières.
— J’aurais dû venir la récupérer. Je le voulais, mais Hasna a refusé. Elle avait peur pour moi. Thomas avait menacé de nous tuer si on s’enfuyait. Elle craignait qu’il passe à l’acte en me voyant. Elle le pensait capable du pire. Si je n’étais pas un lâche. Si j’avais insisté… Si… Elle serait encore en vie à l’heure qu’il est.
— Vous ne pouviez pas savoir, commenté-je.
— Kelly, intervient le lieutenant.
Il ne termine pas sa phrase. Pas besoin. Je sais de quoi il en retourne. Je n’ai pas le droit d’interagir avec les témoins, mais les mots devaient sortir. Penley m’envoie un regard peiné. Le rouge dévore le bleu.
— Si, justement. On s’appelait tous les jours en vidéo quand Thomas travaillait. Je voyais les bleus, sa douleur. Je lui ai conseillé d’aller en parler aux flics, de porter plainte… Elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas l’envoyer en prison et ruiner sa vie, vous vous rendez compte ? Elle était tellement… Sa bonté l’a peut-être tuée. Cette enflure l’a même frappée alors qu’elle était enceinte de ma…
Il s’arrête net. Casey se penche en avant.
— Monsieur Penley, êtes-vous le père de Maya ?
Ses yeux injectés de sang glissent sur la fenêtre.
— Hasna le pensait en tout cas. Mais ça n’a aucune importance. J’aurais aimé cette enfant comme la mienne. Quand vous l’aurez retrouvé, j’aimerais effectuer un test ADN. Il est hors de question que je laisse ma fille entre les griffes de ce malade.
— Nous aviserons au moment venu. Pour l’heure, je suis dans l’obligation de vous poser cette question. Où étiez-vous dans la nuit du premier au deux décembre ?
— Chez moi, je dormais sans doute.
— Quelqu’un peut le confirmer ?
— Non. Enfin, si mon chat pouvait parler… Pardon. Toute cette histoire me…
De nouveau, il attrape le verre et avale cul sec son contenu.
— Quand vous êtes-vous parlé pour la dernière fois ? demande Casey Harris.
Théodore sort son téléphone et tourne l’écran face au lieutenant.
— Jeudi après-midi, le 1. On se parlait tous les jours, sans exception. Soit par texto ou on s’appelait directement.
Harris tend le bras à travers le bureau.
— Je peux ?
— Bien sûr, je n’ai rien à cacher.
Il récupère le téléphone et lit le dernier SMS sortant, après une armada de questions et de points d’interrogation laissés sans réponse :
De vous :
Si tu as fait demi-tour, s’il te plaît, au moins dis-le-moi.
Je ne serais pas en colère. Je m’inquiète.
Je vous aime toutes les 2.
Mardi 13 décembre.
Quant au dernier message entrant, il s’agit d’une photo de Maya, paisiblement endormie dans sa nacelle, reçue le jeudi 1er décembre à 15 h 56, soit quelques heures avant la mort de Hasna. La veille, elle envoie :
De Mon cœur :
Tes bras me manquent. J’ai hâte de te retrouver.
J’t’aime fort. ♥
Jeudi 1er décembre.
— Vous parlez de demi-tour, pourquoi, s’enquiert le lieutenant en lui rendant son téléphone. D’après ce message, elle semblait ravie de vous voir.
— Ce n’était pas la première fois qu’Hasna envisageait de quitter Thomas. On se retrouvait souvent le temps d’un week-end ou d’une semaine dans un hôtel de Cœur d’Alene, dans l’Idaho… Elle trouvait ce nom joli… Hasna, elle… Elle changeait constamment d’avis. Elle pouvait préparer sa valise, enthousiaste à l’idée d’enfin fuir sa prison, et l’instant d’après, cette même liberté la terrifiait et elle retournait à Kalispell. Elle… Je ne sais pas. Peut-être qu’une partie d’elle espérait qu’il change, que fuir le ferait réagir dans le bon sens.
— Thomas Bowman nous a parlé de ses humeurs fluctuantes. J’en conclus que vous confirmez ?
— En quoi c’est important ? C’est sa faute si elle était dans cet état.
— Nous devons envisager toutes les possibilités.
— Vous pensez qu’elle aurait pu se suicider, c’est ça ?
— Et vous ? rétorque le lieutenant, malgré l’impossibilité que ce soit le cas.
— Personnellement, je ne vois qu’une seule solution. Ce salaud l’a retrouvée. J’ignore comment. Il a peut-être mis un mouchard dans son téléphone comme il l’a déjà fait. Il vous en a parlé de ça ? Je parie que non. C’est pour ça que j’ai décidé de lui en acheter un autre. Le forfait était à mon nom pour qu’elle ne reçoive pas les factures chez elle, ou sur son mail qu’il vérifiait tous les jours. C’est aussi pour ça que vous n’avez sans doute rien trouvé sur ses comptes. Je payais tout.
Harris consigne toutes ces nouvelles informations dans l’ordinateur.
— Nous allons avoir besoin du second numéro de Hasna pour consulter ses messages et ses possibles contacts.
— Mon numéro était le seul enregistré.
— Nous allons vérifier quand même. Simple procédure.
T.J. opine et lui fournit le contact de son amante. Après quoi, le lieutenant se lève et lui offre une main.
— Merci de votre coopération. Nous n’allons pas vous déranger plus longtemps. Vous pouvez partir, mais ne quittez pas la région pour le moment.
— Bien sûr, j’ai vu un motel pas loin et…
Le lieutenant fait une moue.
— Si j’étais vous, j’irais ailleurs.
— Pourquoi ? demande Penley en nous regardant tour à tour.
Puis, il comprend.
— Oh, je vois… ce fils de pute est là-bas.
— Monsieur Penley, veuillez ne pas faire de vague. Cela compromettrait l’enquête. Ne compliquez pas les choses, s’il vous plaît. Nous vous recontacterons.
T.J. acquiesce, les lèvres pincées. Le lieutenant ouvre la porte en grand et demande à l’agent Soller de raccompagner le témoin à la sortie. Encore une fois, il le remercie et le salue.
Harris me congédie, alors je me dirige dans l’open-space. Étonnement et je ne pensais jamais dire ça, mais je suis content d’être revenu dans ce commissariat. La solitude de mon mobile home couplé à l’ennui, commençait à me peser. Je passais mes journées à errer sur internet pour en apprendre plus sur Adam ou sur cet incendie en 81. La tragédie est réapparue dans les mémoires de tous, suite à celle plus récente — mais non meurtrière — ayant détruit Hunting Road. Alors, quand la voix d’Harris me demandant de rappliquer ici a résonné dans mon téléphone, je ne me suis pas fait prier deux fois.
— Du nouveau ? s’enquiert Sam.
Je vais à sa rencontre.
— Penley a insinué qu’Hasna était sur écoute.
— Et ben, commente l’adjoint Greene, tout converge vers notre cher Bowman.
— Un peu trop si tu veux mon avis.
— Parfois, il ne faut pas chercher bien loin. Chloe et Almeida sont allées interroger la famille de Malek. Elles n’ont reçu aucune nouvelle de la victime depuis au moins deux semaines. Elles n’étaient même pas au courant qu’elle avait décidé de quitter son mari.
— Elle voulait mettre toutes les chances de son côté en informant le moins de monde possible. Quelqu’un a fini par le savoir ou peut-être que… Excuse-moi.
Mon téléphone carillonne dans ma poche. Je descends du bureau obnubilé par le numéro inscrit sur l’écran. Toujours le même. L’angoisse enfonce ses ongles dans mes entrailles. Sans un mot, je sors de l’open-space et traverse l’accueil. Je pénètre dans un étroit couloir, les jambes lourdes. Fini de fuir. Je dois l’affronter, sinon je ne m'échapperai jamais de son emprise. J’inspire, expire, et décroche. Une voix robotique débite un message froid, déjà entendu de nombreuses fois.
— Vous avez un appel en PVC de la part du détenu Sean Kelly — complète une voix humaine — en provenance du centre de détention de Colombie-Britannique. Tous les appels sont enregistrés et peuvent être écoutés par un membre du personnel pénitentiaire. Si vous acceptez de prendre en charge les frais de cette communication, dites : oui, ou appuyez sur la touche 1, sinon, dites : non, ou raccrochez.
Une main plaquée contre le béton gris, je titube jusque dans les toilettes. Les murs tournent, me donnent la nausée. Je pousse la porte qui soudain pèse une tonne. Un goût de bile remonte le long de mon œsophage, m’empêchant d’exprimer clairement ma réponse. Je déglutis, et vérifie la vacuité de chaque cabine. Enfin, mes lèvres délivrent un mot :
— Oui.