Un raclement retentit depuis l’extérieur. Mes paupières se soulèvent lentement, puis se referment, si lourdes. Je retente l’expérience, parvient à les maintenir ouvertes. Le jour filtre à travers les persiennes. J’étends le bras sur ma gauche et ma main rencontre une place froide. Sam n’est plus là. Je ne l’ai pas entendu se lever. Je repense à cette nuit, à cette crise, à mon comportement envers lui. La honte me brûle les joues. Pas sûr qu’il veuille renouveler l’expérience après ça. Et moi qui voulais faire bonne impression… J’ai merdé.
— Fais chier, marmonné-je, en me frottant le visage.
Dehors, le bruit persiste. Je quitte le lit dans un effort colossal, ouvre la lucarne et repousse les volets, invitant un souffle glacé à s’engouffrer dans la chambre. La peau de mes bras se couvre aussitôt de chair de poule. Le scintillement du soleil sur la neige éblouit mes yeux embrumés et il leur faut plusieurs secondes pour s’accoutumer à cette forte luminosité. Je n’ai pas bu une seule goutte d’alcool hier, pourtant j’ai l’impression de tenir une sacré gueule de bois ce matin.
En bas, armé d’une grosse pelle, Sam s’emploie à déblayer l’allée de la maison. Je l’observe s’activer en me demandant si malgré mon coup de sang de cette nuit, il continue de croire en ma rédemption.
Se sentant probablement observé, Sam lève le menton, une main en visière. Ça va mieux ? réussis-je à lire sur ses lèvres. Je lui réponds d’un hochement de tête puis le regarde se remettre au travail. Dans les maisons du quartier joliment décorées, j’imagine des familles semblables aux Greene, réunies en ce moment dans un immense salon réchauffé par une cheminée, et des enfants hurlant de joie en découvrant leurs jouets sous le sapin. Comme s’ils avaient lu dans mes pensées, deux jeunes garçons, suivis de près par un berger australien, sortent en courant d’une des demeures en riant, une batte de baseball pour l’un, un gant et une balle pour l’autre.
Je recule à l’intérieur et vérifie mon reflet dans le miroir de la coiffeuse : des cernes, un teint grisâtre. Ça pourrait être pire… Je m’habille à la hâte, attache mes cheveux avant de rejoindre le rez-de-chaussée, les pieds lourds. Dans la cuisine, Carol s’affaire derrière les fourneaux. Quand elle m’entend arriver, la vieille femme abandonne son poste pour m’enlacer chaleureusement. Mes muscles se tendent sous ce nouvel assaut, tandis que je reste les bras ballants, ne sachant où les poser, comme un putain d’inadapté social.
— Joyeux Noël, s’exclame-t-elle en me frottant le dos, tu as faim, j’espère !
J’acquiesce et m’installe sur le bar. Carol m’apporte une assiette dans laquelle deux œufs au plat se battent en duel avec des saucisses enroulées de lards croustillants, le tout accompagnés d’un crumpet garni de crème d’avocat. La palette de couleur et de texture capture mon regard affamé. J’ai l’impression de ne pas avoir mangé depuis des jours. Peut-être est-ce réellement le cas.
— Où sont les autres ? demandé-je.
Carol me verse une tasse de café fraîchement préparé.
— Chloe est partie travailler tôt ce matin. Terry est dans le garage occupé à je ne sais quoi, et Sam déneige notre cour. Ça te plait ?
— C’est parfait. Vous êtes une cuisinière hors pair.
— Et tu es un sacré petit charmeur, rétorque-t-elle.
Après avoir hésité, je ne regrette finalement pas d’avoir accepté l’invitation de Sam pour cette invitation. Non seulement pour ce festin, mais surtout pour cette chaleureuse compagnie. Je ne me souviens pas de la dernière fois où je me suis senti autant à ma place.
Mon petit-déjeuner englouti, j’insiste pour aider Carol à débarrasser, souhaitant lui exprimer ma gratitude.
— Tu as bien dormi sous les combles malgré ce vent ? s’inquiète-t-elle en me tendant une casserole humide.
— Comme un bébé… Votre maison est vraiment agréable. Merci de m’avoir invité.
Elle frotte avec énergie des assiettes plongées sous l’eau.
— C’est normal. Tu n’allais tout de même pas rester tout seul là-haut à Hunting Road, un soir de Noël. Ce quartier est d’une tristesse. Oh… j’espère que je ne t’ai pas vexé ?
— Vous avez raison. Si j’ai loué ce mobile home, c’est avant tout parce que ce n’est pas cher et je ne compte pas m’éterniser dans le coin. J’ai toujours eu du mal à rester en place, que ce soit au niveau du logement ou du boulot. Je suis une vraie girouette.
J’empile les plats secs sur le comptoir central.
— Tu ne comptes pas rester à Bellwood ?
Sa voix trahit de l’inquiétude.
— Je n’ai pas encore décidé. Je m’en irai peut-être une fois cette affaire terminée.
— Oh… Que faisais-tu avant de t’installer ici ?
— Un peu de tout. J’ai été serveur, coursier… commis de cuisine, ajouté-je, en attrapant une tasse. J’ai travaillé un temps dans un ranch, je nourrissais les bêtes, curer les box.
— Tu n’as toujours pas trouvé ta voie ?
— Il y a de ça. Je peux aussi être… difficile à vivre. Il m’est arrivé de créer des problèmes à mes employeurs.
— Toi, difficile à vivre ? J’ai grande peine à y croire. Tu m’as l’air d’un garçon très serviable.
Je ne réponds pas. Son compliment me donne du baume au corps, mais il est faux. Elle ne me connaît pas. Si elle apprenait qu’hier soir, je m’en suis pris à son fils chéri, elle changerait de discours.
— Tu viens d’Alaska, c’est ça ? Ça en fait une trotte.
Elle pose une main délicate sur mon avant-bras.
— Oh, dis-le-moi si je t’embête avec mes questions. La curiosité est mon plus vilain défaut.
D’un geste rassurant, je couvre ses doigts des miens. Une profonde sensation de bien-être circule dans mes veines.
— Non, ça ne me dérange pas. J’y ai vécu, mais je suis originaire de Colombie-Britannique.
— Le Canada… Eh ben, tu as sacrément vadrouillé. Ce n’est pas difficile de vivre si loin de ta famille ?
Les mots me manquent. Je cherche une échappatoire. Sam ne leur a vraisemblablement par révélé cette parcelle de ma vie.
— Ma mère est morte quand j’avais huit ans. C’est mon grand-père qui m’a élevé jusqu’à ma majorité, avoué-je, en omettant la case prison. Il est décédé il y a quelques années aussi. Alors, bon… Je n’ai plus d’attache.
Carol porte une main à son cœur.
— Oh…
— Mais ne vous inquiétez pas. Tout va bien, certifié-je, en déposant le dernier bol sur le bar. Je… Je vais aller voir comment Sam s’en sort dehors.
Je me dirige vers l’entrée quand Terry m’interpelle.
— Tiens, vous êtes levé. Vous pouvez me donner un coup de main, une seconde ?
Il retourne d’où il vient sans attendre de réponse, sa voix s’élevant dans le vestibule.
— Et enfilez des chaussures. Le sol est jonché d’outils, je ne voudrais pas que vous vous blessez.
Je chausse mes bottes et pousse la porte en dessous de l’escalier. Des effluves d’essence flottent dans le garage. Des vélos pendent par un crochet au plafond, des étagères croulent sous le poids de produits d’entretien et de caisses. Au centre de la pièce, une coccinelle blanche, gueule ouverte patiente, ses courbes éclairées par une ampoule faiblarde.
— Vous avez un problème avec votre moteur ?
— C’est réglé. Ce n’est pas de ça dont je souhaitais vous parler. Fermez la porte, s’il vous plaît. Le froid va entrer.
J’avance dans l’antre du patriarche, une certaine appréhension dans le ventre.
— Je vous écoute, l’invité-je, intrigué.
— Qu’y a-t-il entre vous et mon fils ?
Je m’arrête net. Je ne m’attendais pas à ça.
— Euh… On est… collègues, dans un sens.
— Collègues ? Rien d’autre ? Je me suis rendu dans sa chambre en revenant de la messe. Il n’y était pas. J’en conclus qu’il dormait avec vous, là-haut.
La pression monte. Je m’efforce de maintenir un air calme. Il ne s’est strictement rien passé. OK, nous avons partagé le même lit, mais cela s’est fait sans la moindre ambiguïté.
— C’est vrai. Il m’a apporté un cadeau puis on a discuté un peu avant de nous endormir. C’est tout. Je veux dire… On n’a pas… Enfin, vous savez.
Terry me scrute, comme s’il cherchait la vérité au-delà des mots, puis un sourire se dessine sous sa moustache grise.
— Je ne voulais pas vous gêner. S’il y a plus que le travail entre vous, ça ne me dérange pas. Mais Sam est mon fils. Vous êtes la première personne qu’il ramène à la maison depuis bien longtemps et sa dernière relation s’est très mal terminée. Je m’inquiète pour lui, comme le veut mon rôle de père. Je vous ai entendu parler avec mon épouse. Si vous ne comptez pas rester, j’espère que vous n’allez pas lui donner de faux espoirs. Mon fils ne le montre pas, mais c’est un garçon sensible sur le plan du Cœur.
— Je n’ai aucune intention de le blesser. Sam est… Enfin, comme je vous l’ai dit, il n’y a absolument rien entre nous.
Le patriarche me lance un regard approbateur.
— Alors, nous sommes d’accord.
Je me rapproche de la voiture et en caresse la carrosserie, ne pouvant m’empêcher de vérifier si des traces d’accident récent s’y trouvent. Rien à signaler.
— Il a de la chance de vous avoir. Beaucoup de parents n’auraient pas accepté l’homosexualité de leur enfant, et l’auraient foutu dehors. Surtout au nom de la religion.
— Je n’ai pas toujours été aussi ouvert, révèle Terry en refermant le capot de la Volkswagen, il fut un temps où je pensais qu’il s’agissait d’un vice.
— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ? Sam ?
— Non. C’est arrivé bien avant sa naissance.
Une image m'apparaît.
— L’incendie ?
Terry ouvre les yeux en grand.
— Comment vous… Laissez tomber. Sam nous a vaguement parlé de votre rôle dans cette triste disparition. Enfin, de meurtre, à en croire les nouvelles récentes.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
— Que vous étiez en quelque sorte doté d’une intuition hors norme.
Je profite de l’ouverture.
— Monsieur Greene, je peux vous poser des questions sur le chalet ?
— Pourquoi cette affaire vous intéresse-t-elle ? Ça fait si longtemps.
Je m’appuie contre une portière de la coccinelle.
— J’ai l’impression que cette histoire n’est pas tout à fait claire.
Terry étouffe un rire sarcastique.
— Ça, je ne vous le fais pas dire. Les moyens d’investigations étaient limités à notre époque. Nous n’avions pas tous ces scanners 3D, les caméras thermiques et tout le toutim. Toutefois, nous avons réussi à déceler plusieurs départs de feu, ce qui nous a orientés vers l’origine criminelle. Les flammes se sont rapidement propagées et nous avons eu du mal à les contenir. Trois jeunes vies se sont éteintes ce soir-là. Robert McCreight, Anthony Blair et Jimmy Novak. Je n’oublierai jamais ces garçons. Cet incendie est le pire incident sur lequel j’ai été envoyé.
Il marque une pause, puis se rapproche, les yeux déterminés.
— Vous m’avez demandé tout à l’heure les raisons de mon revirement à propos de l’homosexualité. Je vais vous le dire. Nous avons retrouvé Robert dans une chambre, seul. En revanche, Anthony et Jimmy ont péri ensemble. Quand je les ai vus, enlacés l’un contre l’autre dans une ultime étreinte face aux flammes, je… Je ne prétends pas parler à leur place. Au fond, il ne s’agissait peut-être que de simples gamins terrifiés. Cependant, nous étions dans les années 80. Sur le papier, le Montana criminalisait toujours les relations homosexuelles. La montée en flèche des cas de sida n’a pas aidé à l’intégration de ces gens-là, au contraire, la discrimination et les violences envers eux augmentaient. Alors, je n’ai pu m’empêcher de penser à un crime homophobe, comme on en entendait souvent parlé au journal télévisé. Cet incendie m’a notamment rappelé celui de l’Upstairs lounge, un bar gay dans lequel une trentaine de personnes ont perdu la vie dans la plus totale indifférence en 73.
Les yeux de Terry trahissent une soudaine fatigue. Un frisson me parcourt en écoutant ce récit macabre. Le frère de Nikita n’ayant pas mentionné cette possible orientation sexuelle, j’en conclus que les deux adolescents devaient se cacher s’ils l’étaient réellement. Ce qui, compte tenu de l’époque, ne m’étonnerait pas. J’ai moi aussi déjà subi des insultes et des remarques désobligeantes vis-à-vis de ma sexualité, et ce, malgré la recrudescence de l’activisme qui a contribué à changer les mentalités. Les préjugés et l’animosité persistent dans ce monde.
— Vous avez exprimé vos doutes à la police ?
— Je les ai évoqués au capitaine Campbell qui connaissait bien Nikita. Quand je lui ai émis cette hypothèse, ça ne lui a pas plu. Il a vite voulu étouffer l’affaire, prétextant préserver la réputation des parents. Ils venaient de perdre un fils, ils ne devaient pas apprendre que ceux-ci se livraient à des actions immorales. On devait inhumer les enfants, leur rendre un dernier hommage et oublier. Certaines églises refusaient d’enterrer les homosexuels. Au final, chacun y trouvait son compte. J’imagine que Duncan désirait surtout éviter un scandale qui aurait placé Bellwood sous les projecteurs pour les mauvaises raisons, d’autant plus que les associations pour les droits des personnes gay commençaient à monter au créneau, face à l’inaction du gouvernement concernant l’épidémie de VIH.
Je note mentalement les détails et tente de comprendre les différentes perspectives entourant cette tragédie. Boris Pavel pense que l’incendie est dû au racisme envers leur communauté russe, tandis que l’ancien pompier spécule sur la relation supposée entre Jimmy et Anthony. Peu importe le chemin emprunté, chacun évoque un crime de haine.
— D’après vous, Nikita est coupable ?
— Je ne côtoyais pas assez ce gamin pour me prononcer là-dessus. En théorie ; oui, il aurait pu mettre le feu et disparaître. Aurait-il été capable d’assassiner ses amis en raison de leur orientation sexuelle ? Je l’ignore. Dans un sens, accuser un fantôme arrangeait Duncan. Cela lui évitait l’humiliation d’une affaire irrésolue.
Un fantôme. Il ne pouvait pas si bien dire.
— Qui d’autre d’après vous aurait pu commettre un tel acte ?
— Je ne peux pas vous fournir de noms, ce serait de la diffamation.
— Sam m’a appris que vos réticences concernant sa sexualité étaient principalement dues à la peur. Est-ce en lien avec l’incendie ?
Terry baisse les yeux sur mes bottes, rajuste les manches de sa chemise, et relève la tête pour plonger son regard dans le mien. La détermination y a laissé place au regret.
— J’ai eu des discours durant ma jeunesse dont je suis peu fier, confesse-t-il, les rapports homosexuels dans le catholicisme sont considérés comme des péchés à l’encontre de l’ordre moral, et pendant des années, j’ai adhéré à ces principes. Mais dès que j’ai vu ces jeunes… Je me suis demandé si leur amour méritait la peine capitale. La réponse, vous l’imaginez, est : non. Alors, oui… Quand Sam, du haut de ses dix-sept ans, est venu me confirmer qu’il préférait les garçons après que cet imbécile d’Oswald me l’a révélé, l’image d’Anthony et de Jimmy m’est revenue en pleine figure. Et cela m’a terrifié. J’ai eu peur qu’on s’en prenne à mon fils. Ç’a été le cas. Il a parfois dû se défendre, user de ses poings pour se faire respecter. Puis les temps ont changé. Les mœurs ont évolué. Avec le temps, Bellwood a appris à s’ouvrir un peu au monde.
— Mise à part, Beaver.
Terry s’esclaffe.
— Ce type est un grincheux. Je me doute bien que l’uniforme protège Sam. Ici, il ne lui arrivera jamais rien. Mais quand il sort en ville avec Dieu sait qui pour faire Dieu sait quoi…
— Vous avez toujours peur pour lui.
— Et ce sera le cas jusqu’à la fin de mes jours, appuie-t-il, vous comprendrez le jour où vous aurez des enfants.
Je songe à la réaction de Beaver lorsque Sam et moi nous trouvions dans l’une des chambres de son motel, à son regard, ses paroles. De même, quand je me suis approché un poil trop près de son pick-up. Le gérant s’est montré suspicieux, et les sous-entendus n’ont laissé aucun doute sur le fond de sa pensée.
J’imagine Anthony et Jimmy, prisonniers des murs de flammes, hurlant à plein poumon pour une aide qui ne viendrait jamais à temps. Obligés de s’avouer vaincus, ils se sont sûrement recroquevillés dans un coin, dans les bras l’un de l’autre en guise d’adieu. Oswald était à peine plus vieux que la bande du chalet, en 1981. Il devait avoir dans les dix-huit ans, pas plus. Sa haine l’a-t-elle poussé à commettre l’irréparable ?