Le couple Moore — identifié grâce à la plaque minéralogique — s’est envolé deux semaines plus tôt pour célébrer leur lune de miel aux Caraïbes et avait confié les clés de leur maison à Hasna Malek, une amie très proche de la mariée, Lucy. Durant leur absence, Hasna avait pour mission d’arroser les plantes, de relever le courrier et de créer l’illusion d’une présence pour dissuader les cambrioleurs. Jamais Lucy et David Moore ne l’auraient imaginée capable de dérober leur voiture. L’annonce de son meurtre a rapidement dissipé l’incompréhension que ce vol avait suscitée chez eux. Si David n’a rien à apprendre à l’adjoint, sa jeune épouse, en revanche, ne laisse aucune place au doute : Thomas est le coupable.
— Ce type est un salaud de première. L’un de ces pervers narcissiques, je vous le dis. C’est lui qui l’a tuée, j’en suis sûre. Je ne l’ai jamais senti. Depuis le début, déclare-t-elle entre deux sanglots.
— Je comprends votre détresse, madame Moore. Avez-vous vous-même été témoin de violence de la part de monsieur Bowman ?
Il l’entend souffler avec amertume dans le combiné.
— Non. Vous pensez bien. Thomas jouait les époux parfait quand nous étions là. C’était autre chose derrière les portes closes. J’ai souvent offert refuge à Hasna lorsqu’une dispute éclatait entre eux. Elle… elle avait très peur de lui.
L’adjoint l’écoute décrire les traces de coups que la victime tentait sans succès de camoufler sous une couche de maquillage ou des vêtements larges. Il ne s’agit plus d’une gifle isolée, contrairement aux affirmations de Thomas Bowman, mais bien de sévices répétés, qui, encore une fois, donnent raison à leur étrange collaborateur.
— Personne d’autre susceptible de lui vouloir du mal ? s’enquiert Greene.
— Non. Hasna est… était… C’était une femme très gentille. Peut-être un peu trop.
— Que voulez-vous dire ?
— Elle accordait sa confiance facilement, ne se rebellait jamais. Je lui ai plusieurs fois suggéré de porter plainte contre Thomas, mais elle a refusé. Pour lui. Vous vous rendez compte ? Elle ne voulait pas qu’il se fasse arrêter, ne voulait pas gâcher sa vie. Jusqu’à ce jour… Il y a six mois, pendant un déjeuner, Hasna m’a avoué vouloir le quitter. C'était la première fois qu'elle envisageait de partir. J'étais heureuse. Je lui ai proposé de rester chez nous, de ne plus retourner là-bas, que David et moi irions récupérer ses affaires, mais elle refusait de disparaître comme une voleuse. Elle était enceinte à ce moment-là et considérait que Thomas méritait des explications. À mes yeux, tout ce que ce connard méritait, c’était un poing dans la figure. Parce que c’est tout ce qu’elle a obtenu en allant lui parler ce jour-là. En apprenant qu’elle allait partir, il l’a envoyée à l’hôpital. Il lui avait… Il avait fracturé la mâchoire. Comment un homme peut-il faire ça à sa femme ? Enceinte qui plus est…
Les pleurs de Lucy Moore résonnent à l’autre bout de la ligne. Sam pose le combiné sur son épaule pour ne pas se laisser submerger. Quand il a décidé de s’engager dans la police, on lui a souvent reproché sa sensibilité, de ne pas être assez détaché. Lui ne comprend pas. À ses yeux, un cœur doit battre derrière l’uniforme pour effectuer le travail correctement. Il observe la pluie marteler les fenêtres de l’open-space. Le ciel affiche la même teinte de gris que l’intérieur de ces murs, malgré les efforts de chacun pour apporter de la vie dans les locaux : photos des enfants, tasses à slogan ridicules et quelques plantes vertes qui luttent pour survivre.
Les échos de conversation et le bruit des claviers forment un bourdonnement de fond perpétuel. Assis à un bureau à quelques mètres du sien, Mike Coffin se charge d’informer la police de Kalispell de la découverte du corps, qui elle-même s’occupera d’annoncer la nouvelle à la famille de Hasna Malek. Les néons au plafond projettent une lumière crue qui souligne sans pitié les cernes sous les yeux des hommes et femmes consacrant leur quotidien à résoudre le crime. L’adjoint Greene contemple son reflet fatigué dans l’écran de son ordinateur où clignote le curseur du traitement de texte. Il attend plusieurs secondes, puis replace le téléphone contre son oreille.
— Nous avons des raisons de penser que Bellwood n’était qu’une halte dans la fuite de votre amie. Avez-vous une idée de l’endroit où elle pouvait se rendre ? Prenez votre temps.
— Non, je suis désolée, je ne vois p… Attendez… Peut-être que si. Ça me revient maintenant. Il y a un peu plus d’un an, Hasna m’a parlé d’un homme avec qui elle discutait sur internet.
— Vous vous rappelez son nom ?
— Non, s’excuse Lucy, je ne me souviens pas qu’elle me l’ait dit, mais je crois qu’il habitait sur la Côte Ouest. Je me réjouissais pour elle. Dans d’autres circonstances, je ne l’aurais jamais encouragée à aller voir ailleurs, mais avec Thomas… Hasna avait besoin de changer d’air. Depuis qu’elle échangeait avec cet inconnu, je la trouvais métamorphosée. Elle rayonnait.
— Vous dites qu’ils échangeaient sur internet. C’était sur un site de rencontre ?
— Je crois, mais… ça fait longtemps. J’ai oublié.
L’adjoint peste intérieurement. Il tient peut-être une piste.
Une info lui revient soudain en mémoire.
— Est-ce que le nom de Lauretta Willis évoque quelque chose pour vous ?
— C’était notre professeure de théâtre au lycée, annonce-t-elle après réflexion.
— Hasna et elle s’entendaient bien ?
— Assez. C’était une vieille femme sympathique.
— Vous avez ses coordonnées ?
Greene attrape à la hâte un papier et un stylo. Toutefois, son espoir ne dure pas.
— Je suis désolée. Elle nous a quittés il y a cinq ans. Mais je ne comprends pas. Que vient-elle faire dans cette histoire ?
— Votre amie utilisait ce pseudonyme dans notre ville. Quand pensez-vous rentrer de votre voyage de noces ? Il faudrait que vous et votre mari veniez directement au poste pour votre déposition. Le plus tôt sera le mieux.
— Nous sommes en train de nous renseigner s’il est possible d’échanger nos billets.
— Bien. Si un détail vous revient, surtout n’hésitez pas à nous contacter.
— Je le ferai.
Sam la remercie et présente une nouvelle fois ses condoléances avant de raccrocher. Il relit le rapport qu’il vient de taper, puis l’archive dans le dossier. Quand il ôte ses lunettes de lecture, Chloe se laisse lourdement tomber sur la chaise à ses côtés.
— On doit creuser l’histoire de cette rencontre en ligne, propose Sam, on doit mettre la main sur ses réseaux sociaux, fouiller les sites de rencontre, tout. Sous sa véritable identité, mais aussi avec ce pseudonyme : Lauretta Willis. On doit trouver qui est Monsieur Côte-Ouest.
— C’est un travail titanesque que tu nous demandes là, commente la jeune femme, tu sais combien de sites de ce genre existent, et ça sans les applications ?
— C’est tout ce qu’on a. Et avec un peu de chance, ce type se manifestera de lui-même après l’appel à témoin.
— De notre côté, on a vérifié le témoignage de Bowman. La dernière fois que le téléphone de Malek a émis, elle se trouvait à Kalispell aux alentours de son domicile. Les relevés n’ont rien fourni : pas de SMS ou d’appels étranges les mois précédents. Rien qui ne prouverait qu’elle était sur le point de disparaître ni qu’elle a eu une relation extra-conjugale comme l’avance son mari.
— Pour ça, on en est quasiment sûr maintenant que Lucy Moore l’a confirmé. Malek a peut-être contracté un second abonnement pour ne pas se faire prendre. Pour l’heure, hormis des papiers imbibés d’eau, une bombe au poivre et des pastilles à la menthe, nous n’avons rien trouvé. S’il y avait un second téléphone à bord du véhicule ou sur elle, le coupable a dû s’en débarrasser…
Il balaie l’open-space :
— Tu sais où est Harris ?
— Je crois qu’il a emmené Kelly voir les effets personnels de la victime. La scientifique a fini de les analyser. Ils n’ont rien trouvé d’intéressant. Ils se focalisent maintenant sur la voiture.
— Comment va-t-il ? demande Sam.
— Harris ?
— Raphael.
Chloe fait rouler son fauteuil pour se rapprocher de lui.
— Je ne sais pas. On n’a pas eu l’occasion de faire connaissance tous les deux. Il te plait, pas vrai ?
— C’est un témoin.
— Techniquement, c’est un collaborateur.
— Tu te fais des idées. Il est loin d’être mon genre. Il est bien trop… Sauvage, explique-t-il en mimant une barbe épaisse.
— Allons, je suis sûre que sous toutes ces couches de poils se cache un beau prince charmant, plaisante sa sœur.
Greene secoue la tête, amusé.
— Quoi qu'il en soit, ça n’a rien à voir. Je voulais m’assurer qu’il allait bien. Découvrir un corps dans cet état, ça peut retourner même le plus expérimenté des flics.
— Arrête, je te connais grand frère. Thomas n’est pas le seul à qui il a tapé dans l’œil. J’ai bien vu la façon dont tu le regardais l’autre jour à l’infirmerie. Ça dégoulinait de partout. Et puis, sauvage ou pas, tu as toujours eu un faible pour les mauvais garçons.
— Jake n’est pas un mauvais garçon, et encore moins violent. Je te rappelle que Raphael s’est battu avec le mari de notre victime, et dans nos propres locaux. Ça aurait pu sérieusement se retourner contre nous si Harris n’avait pas réussi à calmer le jeu. Et pour ta gouverne, si je regardais Raphael d’une certaine manière, c’était uniquement parce qu’il venait de m’avouer un truc personnel.
— Ah oui ? Quoi ?
— Comme son nom l’indique, c’est personnel.
— Alors, j’ai raison. Il te plaît. Tu ne ferais pas tout ce tintouin pour un simple témoin.
Sam lève un sourcil, habitué aux taquineries de sa sœur.
— Et toi, riposte-t-il en désignant son collègue assis plus loin, comment ça se passe avec ton Roméo ? Il attend toujours en bas de sa tour ?
— Touché, fait la rouquine, je crois que mon Roméo a le vertige.
L’adjoint ébouriffe les cheveux de sa sœur avant de se mettre à la recherche de leur lieutenant pour lui partager les nouveaux éléments en leur possession. Déambulant dans le couloir, il ne peut empêcher ses pensées de se fixer sur Raphael, un homme plein de contradictions, à la fois vulnérable et fort de caractère. Chloe a peut-être raison. Sam ne peut nier qu’il a ressenti quelque chose d’intense, la première fois qu’il l’a vu. Il secoue la tête pour se débarrasser de ces images distrayantes et s’avance d’un pas assuré vers le département scientifique.