Comme pour contrer mes doutes sur Terry, aucune vision ni aucun cauchemar n’a terni mon sommeil. Un répit si rare depuis mon emménagement à Bellwood. Quand l’aube m’a tiré des bras de Morphée, Sam dormait toujours. J’ai constaté en m’étirant qu’une couverture avait été déposée sur mes épaules. Sam a dû se réveiller au beau de la nuit, a récupéré ce plaid et est revenu se blottir contre moi avec délicatesse.
Je le regarde allongé sur ce sol glacé et inconfortable, envahi par une certaine douceur. Je me suis pourtant promis de ne plus jamais retomber. Pas après Sofia. Mon cœur doit rester cloitré le temps que je sois de nouveau apte à accueillir quelqu’un dans ma vie, sans prendre le risque de tout faire foirer. Or, les petites attentions, les regards en coin et ses sourires érodent cette carapace que j’ai mis tant de temps à construire.
Je sors discrètement du bureau, laissant un simple mot à l’écriture maladroite : Désolé de t’abendonner comme ça. Suis sur une piste. Je t’apelle plus tard. Tu peux laisser la clé sous le paillasson.
Je questionne d’abord Nora Fawcett sur la présence de cabanes de chasse dans la région. J’ignore si sa soudaine loquacité vient de mon look plus avenant ou de mon faux statut de détective privé, mais elle me révèle qu’il en existe plusieurs disséminées ici et là. Une au nord, une à l’ouest et une à l’est. Stephen LeBlanc, Rick Taylor et Oswald Beaver, parmi d’autres, en possèdent notamment une chacun. Je pose la priorité sur celles-ci. Les cabanons servent la plupart du temps de zone de stockage pour les équipements, de lieu de réunion ainsi que de refuge en cas d’intempéries, me dit-elle. Fawcett m’informe qu’elle ignore cependant laquelle appartient à qui, ce hobby ne l’intéressant pas.
Durant la majeure partie de la matinée, j’ai vagabondé dans la forêt à la recherche de ces abris et malgré les circonstances, cette balade au cœur de la nature m’a fait le plus grand bien. Sentir le vent frais sur mes joues. N’entendre rien d’autre que le bruit des feuilles sous mes pas et le piaillement des oiseaux du haut de leur branche.
D’après les directives de l’épicière, la cabane située à l’Est est la moins éloignée de mon domicile. Je décide donc de me diriger vers celle-ci en premier quand mon téléphone vibre contre mes côtes. Je l’extirpe de ma poche et souris en lisant le nom de Sam sur l’écran. Il me conseille d’être prudent. Sans y répondre, j’active le mode silencieux et le replace dans mon bombardier. Après trois quarts d’heure de marche intense, j’atteins enfin mon premier point de chute. Je fais glisser mon sac de mes épaules et en sors une bouteille d’eau que je porte goulûment à ma bouche. Je m’essuie avec ma manche puis me rapproche, le cœur pulsant d'excitation.
Mon enthousiasme est de courte durée. Les lieux sont surveillés par une caméra. Contrairement au garage Dinsmore, un point rouge témoigne de l’état de marche du système de sécurité. J’extirpe un plan de la région que j’ai emprunté chez Fawcett de mon sac et dessine une croix sur mon emplacement que je devine avec approximation.
Deux bonnes heures plus tard, entre les arbres noyés dans un voile blanc, la silhouette d'un vieux cabanon à la façade recouverte de mousse verdâtre se profile. Je m'assure que le lieu est désert et m'en approche avec prudence. Dans le silence ouaté, seul le craquement de la neige trouble la quiétude de la forêt. Je frôle les murs rongés par les intempéries et, au détour d'un angle, remarque la présence d'un générateur. L'abri peut donc être fourni en électricité en cas de nécessité. Je reviens sur mes pas et me penche sur un carreau crasseux, une main en visière. Plongé dans une semi-obscurité, je peine à distinguer les entrailles du cabanon, mais l'endroit pue l'abandon.
Mes doigts s'enroulent autour de la poignée. La porte vibre, mais reste obstinément ancrée. De la moisissure esquisse des arabesques étranges sur le bois, certaines semblables à des visages hurlant de terreur. Je force d'un coup d'épaule et la gâche cède sans entamer le chambranle. La porte pousse des lamentations de veuve esseulée quand je pénètre dans l'antre chargé d'une odeur de terre mouillée.
Instinctivement, ma main se pose sur l'interrupteur, mais s'arrête avant de l'enclencher. Je ne dois pas attirer l'attention. Je m'enfonce dans cette atmosphère lourde, ponctuée par le craquement des lattes à chacun de mes pas. Des bois d'élan, couverts de toiles visqueuses, sont exposés sur un mur. La poussière s'est accumulée sur des étagères croulant sous le poids de livres jaunis dédiés à la faune et la flore locale, et de divers contenants. Des bidons d'essence, sans doute destinés à alimenter le groupe électrogène, s'entassent dans un coin.
Je déambule dans l'unique pièce de la cabane. J'ignore ce que je cherche exactement : un indice, n'importe quoi qui puisse me mener sur les traces du meurtrier d'Adam Taylor. Qui de mieux qu'un chasseur saurait se repérer au beau milieu des bois la nuit ? Dans un angle, une carte de la forêt est punaisée sur un tableau en liège au-dessus d'un établi inondé d'outils. Un corbeau juché sur une branche me reluque de son œil luisant. J'étudie le charognard empaillé. Le taxidermiste a fait un sacré bon boulot. Ce drôle d'objet me conforte dans mon intuition. Des poils d'ours noir ont été retrouvés dans la plaie. Ce malade s'est-il fabriqué une arme imitant à la perfection l'attaque d'une bête sauvage ?
Je force sur un tiroir verrouillé. Rien à faire. Celui-ci refuse de révéler son contenu. J'attrape un tournevis, glisse la lame dans l'interstice, puis appuie de tout mon poids pour faire levier. Le bois cède et les secrets qu'il cache jaillissent au grand jour : des articles jaunis évoquant l'incendie de 81, des esquisses anatomiques de divers animaux peaufinés avec un soin morbide… Cerf. Renard. Volatile. Ours… Cette découverte fait battre mon cœur à grands coups. Une première page exhibe le visage de Nikita Pavel en gros plan. Ses yeux noirs d'encre fixent l'objectif. Au-dessus, le titre : coupable ? le livre à la vindicte populaire. Sur une feuille, on a inscrit à la main : Tuez le père et le fils en pâtira.
Qu’est-ce que ça signifie ?
Une branche craque à l'extérieur. Le livret glisse de mes mains. Je retiens mon souffle un instant, fondu dans l'ombre du cabanon et me dirige vers la fenêtre pour y lancer un coup d'œil discret. Rien à l'horizon. Sans doute un animal. Je reviens sur mes pas et, en ramassant le calepin, suis intrigué par le nombre incalculable de journaux roulés en boule dans la poubelle. Je défroisse l'un d'eux. Si dans un premier temps, j'ai pensé que le papier peut se révéler utile dans la taxidermie, l'absence de certaines lettres balaie définitivement cette option. On a éventré ces pages. Principalement les titres, là où la police d'écriture est la plus grande. Je songe à ces lettres de menaces, reçues par la famille Pavel. L'état et la date au coin de ces journaux remontent trop récemment pour qu'elles aient été issues de ceux-là.
Un battement d'ailes claque au loin, suivi d'un croassement perçant. Je m'immobilise. Le charognard cherche-t-il de la compagnie ou vient-il de détecter la présence d'un prédateur ? Dans une démarche lente, j'exécute quelques pas en avant. Une planche grince sous mon poids. Je baisse les yeux, balaie la poussière d'un geste hésitant avec mon pied. Le malaise grandit dans mon ventre. Alors que l'humidité ronge le bois, une latte, une seule, semble épargnée des éléments. Je me baisse et caresse la planche lisse du bout des doigts, sommé par une force irrésistible de m'aventurer sous elle. Mes bras se couvrent de chair de poule. Il y a quelque chose là-dessous.
J’enfonce le tournevis entre deux planches pour surélever la latte. Une boite en carton. Rien d'autre. Je soulève le couvercle et l'horreur me fige. Le tournevis s'échappe de mes doigts. Quand j'effleure ma trouvaille, l’apesanteur me soulève le ventre.
À l'aveugle, Adam zigzague pour sa survie. Les branches tordues griffent son visage et tirent sur ses vêtements déjà alourdis par la pluie battante. La bile lui brûle la gorge. Ses cuisses n'en peuvent plus, mais il doit maintenir le rythme, ne pas ralentir. Surtout pas. Le prédateur gagne du terrain. Son souffle rauque dans son dos se fraye un chemin jusqu'à lui, malgré l'averse qui étouffe les bruits environnants. Il va le tuer. Il le lui a dit. Il est là pour ça, pour transmettre son message. Un trou camouflé par l'obscurité engloutit son pied et Adam s'échoue sur la terre spongieuse. Le choc d'une racine contre son diaphragme lui coupe le souffle. Il étouffe. Plié en deux et maculé de boue, Adam n’a pas le temps de se plaindre. Il s'empresse de se remettre sur ses jambes. Trop tard, le prédateur a comblé l'espace qui les séparait. Les griffes noires imitent les cimes et une brûlure fulgurante lui déchire le ventre. Ses yeux exorbités par la terreur descendent sur son abdomen ouvert. Un flot sombre accompagné de viscères chauds se répand sur la terre mouillée. Il s’écroule et le néant l’engloutit.
Un sursaut parcourt mon être. Ma main se pose sur mon ventre indemne. L'air gelé me brûle les poumons tandis que je tente de recouvrer une respiration régulière. Mon téléphone tremble alors que je compose le numéro de Sam.
— Salut, toi.
— Écoute-moi, débité-je, je me trouve dans une cabane de chasse. J'ignore où exactement, mais je pense avoir mis la main sur le tueur d'Adam.
— Quoi ? Parle moins vite, la ligne saute. Je ne comprends pas. Où tu es ?
Je jette un œil par la fenêtre.
— Je ne sais pas. Peut-être à… à cinq kilomètres vers le nord, entre le chalet et Beaver. J'ai trouvé l'arme du crime, Sam. C'est… merde, c'est difficile à expliquer. Il faut le voir pour le croire… J'ignorais que ce genre de chose était possible.
— Sors immédiatement de là, Raphael. Ne touche plus à rien. Viens au poste et on…
Une ombre surgit d'entre les arbres.
— Quelqu'un approche, chuchoté-je.
Un silence à l'autre bout de la ligne. Puis la voix de Sam résonne de nouveau.
— Ne raccroche surtout pas, tu m'entends ? Raphael ? Raphael, restes av…
Je balance à la hâte articles et carnet dans le tiroir, remets la planche en place et me précipite derrière une imposante étagère métallique où s'entassent des flacons de formol, teintures, yeux de verre et scellant. Recroquevillé le plus possible contre un mur, je me couvre la bouche pour masquer au maximum le bruit de ma respiration. La porte s'ouvre en grand sur un homme habillé d'une tenue de camouflage qui inspire lourdement derrière sa cagoule.
— Putain. Faut vraiment qu'il apprenne à verrouiller une porte, peste celui-ci d'une voix étouffée. Pas étonnant que les détecteurs s’enclenchent sans arrêt
Presque en apnée, j'observe l'inconnu, plutôt grand et doté de larges épaules, à travers divers sacs de ouate. Ce dernier secoue l'un des jerricans comme pour en vérifier le contenu, avant de se diriger droit sur l'établi. Il pose la main sur le tiroir et s'interrompt. Mes jambes tremblent. Mon cœur accélère. Mes doigts serrent le pendentif de mon collier, comme si ce geste dérisoire pouvait me rendre invisible aux yeux du monde. Le taxidermiste n'a pas esquissé le moindre mouvement. Il semble hésiter, ou plutôt, semble s’être rendu compte que le mobilier a été forcé. Dans un geste brusque, il tire le tiroir et fouine nerveusement ses entrailles. Je n'ai rien embarqué. Tout a été remis à sa place. Il ne manque rien. Le type tourne la tête de côté. Son visage demeure un mystère sous sa cagoule. Soudain, son regard se braque en direction des étagères. Peut-être perçoit-il cette odeur de peur qui suinte de mes pores ?
J'essaie de me faire le plus petit possible, la respiration bloquée. Le taxidermiste rumine des paroles incompréhensibles sous la couche de tissus. Il glisse le carnet et la lettre dans une de ses poches, puis se rue hors du cabanon. Une bourrasque glaciale s'engouffre à l'intérieur lorsqu'il claque la porte derrière lui.
Je patiente d'interminables minutes avant de me lever, le temps que mon rythme cardiaque diminue et que mes jambes recouvrent la force de me porter. Je tente un coup d'œil à l'extérieur. Malgré l'absence totale de mouvement à l'horizon, la peur me tenaille. Ce que j'ai découvert dépasse l'entendement. Pourquoi le garder et prendre le risque d'être un jour révélé au lieu de s'en débarrasser ? Pourquoi avoir emporté les croquis et la lettre pour laisser la plus importante preuve ici ? Je cherche dans le silence oppressant la moindre indication d'une présence extérieure, mais ne perçois que le murmure du vent. Ce calme apparent ne m'apporte aucun réconfort. Campé devant la porte, j'hésite, immobile. La porte hurle sous mes doigts lorsque je l'ouvre. Si le taxidermiste est encore dans les parages, impossible qu'il ne l'ait pas entendu.
Le froid s'engouffre sous mon cuir, réanimant mon courage. Les muscles tendus, je fais un pas et puis un autre, scrutant constamment les alentours. Ma main glisse sur ma poche, effleurant le poids rassurant de mon téléphone. Je ne suis pas seul. Sam sait où je suis. Du moins de manière approximative.
Mon cœur rate soudain un battement. La porte… Il n'a pas tenté de la verrouiller derrière lui, malgré qu'il s'en est plaint en arrivant. Et puis… Les traces de pas ne repartent pas dans la direction opposée du cabanon. Elles en font le tour.
À peine l'information atteint mon cerveau que deux mains féroces me projettent au sol. La neige me mord les joues. Ma gourde isotherme dans mon dos me coupe le souffle tandis que mon crâne ricoche contre le sol dur. Une pluie d'étoiles explose dans ma vision. Une silhouette bouge à la périphérie de ma vue brouillée. D'abord indistinct, le visage masqué de mon agresseur se solidifie alors qu'il se penche sur moi. Mon téléphone est tellement proche et pourtant si hors de portée, glissé dans la neige à quelques centimètres de ma main.