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Chapitre 18

Tu es le mec qui meurt en premier dans un film d’horreur.

Plus je m’enfonce dans ce champ de repos éternel, plus la lueur orangée de la ville peine à se frayer un chemin à travers les branches des arbres. Tout ce qui se trouve hors du halo formé par la lampe torche se fond dans l’obscurité. Les contours des croix et des anges sculptés au-dessus des mausolées se dressent de façon menaçante. Le sifflement du vent résonne comme une complainte provenant de ces messagers célestes qui surveillent les allées et venues dans ce lieu sacré.

Un courant froid remonte le long de ma colonne vertébrale tandis que je progresse sur ce chemin sinueux. Au moindre bruissement, je braque ma torche vers la source du son. M’attendant à tout moment à apercevoir ce détraqué muni de griffes. Parfois, deux éclats pâles luisent dans le faisceau, immobiles, avant de disparaître. J’ignore ce qui m’effraie le plus : croiser une personne déambulant comme moi entre les tombes à une heure si tardive, ou sentir la présence d’une âme égarée. Pour des raisons évidentes, les films d’horreur m’ont toujours incommodé, surtout ceux basés sur des histoires d’esprits frappeurs. Je connais cependant les fondements du genre. J’en ai visionné quelques-uns, accompagné de Sofia qui en raffole. Les scènes les plus horribles de ces métrages défilent dans leurs pellicules, et je m’imagine confronté à un poltergeist malfaisant au milieu des mausolées, un démon qui me dévorerait en une bouchée, sans laisser ni un os ni une goutte de sang de son massacre.

Les démons n’existent pas.

Et pourquoi pas ? Je suis capable de l’impensable, de communiquer d’une certaine façon avec les morts. Cela doit bien signifier qu’il existe un Après. Que la vie ne se termine pas lorsqu’on expire notre dernier souffle. J’ignore si je dois me réjouir et ou m’inquiéter de cette éventualité. Je resserre ma prise sur le manche de la Maglite et presse le pas.

Un rassemblement de minuscules points jaunes, semblable à des dizaines de petites lucioles, scintille au loin. Curieux, je m’en approche. Les insectes phosphorescents se révèlent être une guirlande enroulée autour d’une pierre tombale sur laquelle une locomotive gravée crache un épais panache de fumée. L’épitaphe m’en apprend davantage sur le défunt : Arthur Neil. Né et mort en 2019. Moins d’un an. Comme Maya. Une part de moi croit fermement que la fillette, peu importe l’endroit où son ravisseur la détient, ne risque rien. Toutefois une question me taraude : et si je me trompais ?

Je lève le menton en direction du ciel noir à la recherche de réconfort. L’astre, accompagné de ses fidèles, joue à cache-cache derrière les nuages.

— Je la retrouverai. Je vous le promets, chuchoté-je, espérant que le vent emporte mon message vers le firmament.

Je me dirige vers la sépulture d’Adam Taylor, située au fond du parc, là où les morts récents sont inhumés. Le parcours ne me facilite pas la tâche, trébuchant tantôt sur des racines proéminentes, tantôt dans des creux engloutissant mes chevilles, que je manque de tordre à plusieurs reprises. 

En observant ces tombes, une pensée me frappe. Je ne me suis jamais recueilli sur la sépulture de ma mère. D’abord à cause de la distance. Mon grand-père habitait bien trop loin du cimetière où elle repose. Puis par courage. Si j’y vais, je ne suis pas sûr d’en revenir intact. Si j’y vais, elle mourra une seconde fois.

Après plusieurs minutes à me baisser de stèle en stèle et à serpenter entre les allées, je rejoins enfin la dernière demeure du fils Taylor. Retrouver mon chemin dans la quasi-obscurité, guidé uniquement par une torche électrique, a été plus complexe que je ne le pensais. Le retour sera plus simple. Je n'aurai qu'à filer tout droit, les yeux rivés sur les points orange de la ville.

Les poils de ma nuque se hérissent face à la roche. Durant la journée, je me suis senti en sécurité dans le parc qui s'est presque révélé agréable sous la lueur du jour. Désormais entouré par une opacité noire, mon esprit ne cesse d'imaginer les scénarios les plus macabres. Un tueur circule en ville et peut, à tout moment, surgir d'entre les arbres et planter ses griffes acérées dans mon abdomen, déversant sang et boyaux sur cette terre sacrée, d’où personne ne m'entendrait pousser des cris de détresse.

Je balaye le cimetière d'un halo blanchâtre. Je suis isolé. Évidemment. Qui d’autre serait assez dérangé pour se promener dans un tel lieu la nuit ? Je ferme les yeux, une main posée sur la pierre. Concentré sur le bruissement des feuilles, je vide mon esprit, inspire et expire profondément. Petit à petit, le seul son audible est celui de mon cœur battant dans ma poitrine. Après deux longues minutes, un souffle chaud me caresse la nuque, comme si une personne respirait derrière moi. Je résiste à l'envie de me retourner.

— Adam ?

Aucune réponse. Je me sens ridicule. Si, par hasard, quelqu'un me surprend à vagabonder dans un cimetière pour discuter avec les morts, je suis bon pour l'asile.

Une goutte se fracasse sur le dos de ma main, puis une autre, avant qu'une averse ne me rince complètement. Bizarre. Aucune précipitation n'était prévue ce soir. Et la température… Je peux mettre ma main à couper qu'elle a subitement augmenté. Loin des degrés d'été, le froid est cependant devenu plus supportable.

Un bruit de pas rapide sur ma gauche. Une respiration haletante. Enfin. Je me rapproche. Je le sens. Mais la connexion peine à se stabiliser. Je grimace. Mes doigts se referment davantage autour du calcaire. Puis mon cœur accélère. Mon souffle s’intensifie. Un goût de fer envahit ma bouche. Je force mon esprit à maintenir le contact, malgré cette sensation de brûlure dans les cuisses et de bile dans la gorge.

Les secondes s’égrènent. Me voilà trempé jusqu’à l’os, de pluie et de sueur. Mes poumons en feu réclament de l’air. La tête me tourne. Mes doigts, s’il en est possible, s’enfoncent encore plus profondément dans la pierre. Et puis… Plus rien. Je rouvre les yeux. Au-dessus de moi, les épais nuages ne déversent plus leur torrent, alors que cette douleur aux membres et ma respiration saccadée ont traversé ce mur qui me sépare de l’autre monde.

Mes jambes tremblent toujours comme si je venais d'accomplir un marathon lorsque je franchis le portail du cimetière. J'enfourche ma moto, dont le rugissement du moteur devient la seule nuisance sonore dans ces rues désertes. Quand j'arrive à Hunting Road, les aboiements gutturaux d'un berger allemand attaché à un piquet en bois signalent ma présence. Une lumière s'allume à l'intérieur d'une des habitations de fortune et une femme bouffie, vêtue d'un épais peignoir, en sort en braillant. D'un pas décidé, elle descend les marches de son perron,  lève une trique vers le ciel et roue le chien de coups. Celui-ci couine et cesse aussitôt son vacarme. La queue entre les jambes, il tourne sur lui-même avant de s'allonger, la truffe enfouie sous la neige. Je retire mon casque, dévisageant cette folle qui me répond d'un regard vorace, les poings sur les hanches.

— Qu'est-ce qu'il veut c'ui là ? crache-t-elle, goûter à la trique ?

Elle retourne dans son antre, non sans claquer la porte, sous mon regard consterné. J'en viens parfois à me demander si je suis maudit, ou si je dois ce karma négatif à une précédente vie au cours de laquelle je devais être un véritable connard pour toujours avoir eu le don de m'entourer de personnes mauvaises. À Hunting Road, la colère règne en maître : les épouses hurlent sur leurs maris. Les maris hurlent sur leurs épouses. Les portes claquent. La vaisselle se brise. Qu'importe les raisons de ces querelles, rares sont les jours où une patrouille n'est pas envoyée sur place pour calmer ce tapage. Il n'y a rien d'accueillant dans ce quartier marqué par la violence, où même les simples aboiements d'un chien suffisent à déclencher la fureur de sa maîtresse.

Les marches du perron craquent sous mes pieds. J'ouvre la porte et des stalactites pendues du toit en tôle s'éclatent sur la terrasse. Je retire mes bottes et glisse dans le bureau pour analyser la carte sur laquelle des punaises indiquent les nouveaux éléments en ma connaissance. Le Beaver. Le Lac. L'At Ricky's… Tous les lieux importants sont marqués d'un point rouge. Les noms des diverses victimes de Bellwood depuis 81, eux,  sont inscrits sur des Post-its. Je reste planté là, à essayer de comprendre, à tisser des liens jusqu'à ce que la fatigue me gagne. Je toise mon ordinateur portable, habité par un vilain doute.

Toi et moi, on est pareil.

Pas ce soir.

Je traverse le minuscule salon et pénètre dans la chambre. Mes cheveux frôlent une barre de traction accrochée au travers de l'encadrement. En me laissant tomber sur le lit, mon pied bute contre un objet : une vieille boîte à chaussures. Mes doigts hésitent avant de soulever le couvercle en carton pour y affronter mon passé. Des tickets de cinéma, des bracelets, des mots qui n'ont plus aucun sens aujourd'hui. Sur une photographie, les cheveux peroxydés et les yeux cerclés de noir, j'aspire un shot d'alcool versé dans le nombril d'un inconnu étendu sur le dos. Le type maintient entre ses dents un morceau de citron que je dois récupérer à travers un baiser langoureux. D'autres me montrent en compagnie d'hommes et de femmes aussi pitoyables, joints ou goulots aux lèvres, leur bouche collée à la mienne.

Les souvenirs de ces soirées tumultueuses, en compagnie de ceux que je pensais être mes amis, défilent les uns après les autres. Puis les festivités laissent place à des photographies plus douces : Celle d’une femme plus âgée, Jodie, qui m’a pris sous son aile à une époque où je me mettais souvent en danger. Celle d’une jolie brune, allongée sur le ventre, son corps nu à demi dissimulé sous un drap froissé. Sa féminité est entièrement dévoilée sur celle d'après. Je me perds un instant dans ses yeux noirs, plus sombres que la nuit elle-même, puis descends sur son corps. La seule vue de ces courbes légères réveille en moi un profond désir. Je m'attarde sur ses formes en repensant à nos anciens ébats. Je peux presque sentir le grain de sa peau sous mes doigts et le parfum de sa chair après l'amour. Puis viennent les disputes, le poing levé.

Toi et moi, on est pareil. Cesse de te mentir à toi-même.

Ai-je… Je me précipite sur mon ordinateur et ouvre la page d’un réseau social. Si mon compte n’a pas été réactualisé depuis plus de deux ans, celui de Sofia a visiblement été supprimé. Ou bien m’a-t-elle bloqué ? Je me sens soudain nauséeux. Lui ai-je fait du mal sans m’en souvenir ? Avec de l’alcool ou de la drogue dans le sang, c’est malheureusement envisageable. Mais comment l’aurait su Sean ?

Je remets les photographies à l'intérieur du carton. J'hésite un court instant à aller récupérer mon pochon d'héroïne, me ravise, puis me dirige dans la kitchenette. Je dépose les souvenirs dans le lavabo et attrape une des allumettes. Mélancolique, j’hésite un instant. Cette boîte renferme autant de bons souvenirs que de mauvais. Sur les clichés, j’étais jeune et con. Con, surtout. Je souris, mais mes yeux sont morts. Vidés par les drogues, l’alcool, la haine et la tristesse. 

Je m’empare d’une photographie où Sofia et moi posons sur le port de Juneau. Juchés sur la pointe des pieds, elle m’embrasse la joue. J’effleure ma peau du bout des doigts, sentant presque ces lèvres humides m’offrir ce baiser. Sept ans plus tard, elle me manque toujours autant. Mais c’est mieux ainsi.

Je craque une allumette et l'envoie dans la vasque. La flamme danse brièvement avant de se propager avec une intensité salvatrice. En silence, j'observe le feu dévorer ces souvenirs, sans parvenir à éradiquer cette angoisse. Ai-je du sang sur les mains ?

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