Il y a des instants où le silence pèse plus lourd que les mots. Dans ces moments-là, les yeux parlent plus fort que tout le reste. C'est dans un regard qu'une pensée peut se glisser, indéchiffrable et infinie, suspendue entre deux êtres. Et c'est dans ce silence-là, lourd de significations absentes, que je me trouve. Il n'y a pas de cris, pas de gestes violents, juste cette tension sourde qui, petit à petit, envahit l'espace entre nous.
Je suis là, devant elle, comme dans ces moments d'après où tout semble suspendu. Il est étrange de se retrouver ainsi, face à l'autre, sans qu'aucun mot ne vienne briser le mutisme. Nous sommes séparés, et pourtant nous nous croisons encore. Pas de paroles, seulement ces échanges invisibles qui flottent, qui cherchent à comprendre ce qui n'a pas été dit.
Dans la chaleur du silence, j'attends une réponse, mais je sais qu'elle ne viendra pas. Ni de sa bouche, ni de la mienne. Nous sommes devenus deux silences qui se frôlent, sans jamais se toucher.
Je crois que la rupture est là, sous nos yeux, dans chaque regard esquivé, dans chaque effort pour ne pas se rencontrer. C'est un combat que nous menons, sans le savoir, contre ce qui nous échappe. Mais il est déjà trop tard pour revenir en arrière, trop tard pour prétendre que tout peut être réparé. La séparation, quoi que nous en disions, est en marche, implacable, comme le temps lui-même. Elle prend forme dans les regards échangés, dans les moments où nous savons, sans avoir à en parler, que tout est fini.
Je l'observe. Son visage est étranger, maintenant. Non pas qu'il ait changé, mais ce que je vois en lui n'a plus la même intensité. Les traits que je connaissais par cœur, les petites imperfections qui me semblaient familières, sont devenus des repères flous, des contours incertains. Peut-être que je la regarde trop, ou peut-être est-ce moi qui me perds dans ce regard trop familier.
J'essaie de capter son expression, de comprendre ce qu'elle ressent, mais je ne fais que m'égarer dans un territoire qu'elle ne m'appartient plus. Les échanges se sont effrités, jusqu'à ne plus ressembler à rien de concret. Ce qu'il reste, c'est ce vide, cette absence qui se creuse, mais qui n'est pas tout à fait silencieuse.
Elle semble détourner les yeux. Je me demande ce qu'elle voit en moi, ou si, au fond, elle ne voit plus rien du tout. L'absence d'émotion sur son visage me perturbe. Je voudrais qu'elle me dise quelque chose, mais je sais qu'aucun mot ne pourrait exprimer ce que nous ressentons maintenant. La douleur, la confusion, l'incertitude, tout ça se cache derrière le masque de la politesse. Rien ne se dit, rien ne s'avoue, mais tout est là, en nous, dans ce non-dit étouffant.
Les regards deviennent des champs de bataille. C'est à qui cachera le plus de choses. Mais nous sommes les perdants tous les deux, car les mots que nous n'avons pas échangés se sont transformés en murs invisibles entre nous. Chaque instant où nos regards se croisent devient une épreuve, un test tacite pour voir si nous sommes capables de nous affronter sans succomber à la tentation de tout dévoiler. Mais nous ne savons plus comment faire. Nous avons tout dit sans dire un seul mot.
Elle se lève brusquement, comme si elle avait compris que l'espace entre nous était devenu trop lourd à porter. Un geste brusque, presque instinctif, comme si elle avait voulu fuir ce silence devenu insupportable. Pourtant, elle ne part pas. Elle reste là, immobile, comme prise au piège d'une situation qu'elle ne contrôle plus. Je sais qu'elle attend quelque chose.
Peut-être qu'elle attend que je parle, mais je ne peux plus. Le temps a effacé tout ce que nous étions, et ce qui nous restait à dire n'avait plus de sens. Elle attendait un geste, un mot, un aveu, mais j'étais déjà bien trop loin. La distance qui nous sépare s'est faite insurmontable, et tout ce que j'avais voulu dire, tout ce que j'avais voulu faire, m'échappe désormais.
Elle prend une grande inspiration, comme si elle se préparait à dire quelque chose d'important. Mais, au fond, je sais que ses mots ne changeront rien. Tout a déjà été dit, dans ce silence que nous partageons, dans ce regard qui refuse de s'ancrer dans la réalité. Ce n'est pas dans les mots qu'on trouve la vérité. C'est dans ce silence lourd, ce silence qui parle pour nous, sans que nous ayons à l'admettre. Il n'y a plus de place pour les explications. Le temps a fait son œuvre, et l'espace entre nous est désormais figé, figé dans ce regard.
Je ferme les yeux un instant, comme pour m'échapper, comme pour fuir la réalité de ce moment. Mais je sais que je ne peux plus fuir. Tout est là, sous ma peau, dans mes pensées, dans ce vide que je ressens au fond de moi. Ce n'est pas l'absence d'A qui me pèse, mais la certitude qu'elle est la seule chose qui puisse désormais remplir cet espace. Ce que nous avons été n'est plus qu'un souvenir. Et ce souvenir, aussi précieux soit-il, ne suffit pas à remplir l'abîme qui nous sépare.
Les regards se croisent à nouveau, mais cette fois, je n'essaie pas de comprendre. J'accepte simplement ce qu'ils sont : des fragments de ce que nous étions, des échos d'un passé révolu. Ils ne portent plus l'espoir d'une réconciliation. Ils ne sont plus qu'une simple reconnaissance du fait que nous sommes là, présents, mais séparés. Nous n'avons plus rien à dire, plus rien à ajouter. Ce qui devait être dit est resté suspendu, perdu dans les failles d'un temps qui n'a plus de retour.
Le poids de l'absence se fait sentir dans tout mon être, mais je ne peux pas en parler. Les mots me manquent, comme toujours, comme si, dans ce silence, je me retrouvais face à une vérité qui m'échappe. Ce n'est pas l'absence de la relation qui me trouble, mais la manière dont elle se transforme en une partie de moi. Elle s'inscrit dans mon corps, dans mes gestes, dans le silence de mes pensées. Elle devient mon héritage, ce que j'ai perdu, ce que j'ai choisi de laisser filer entre mes doigts.
Et pourtant, je sais que tout cela n'aurait pas pu être évité. Nous étions deux solitudes qui se sont croisées, deux êtres en quête d'un sens que nous n'avons jamais trouvé ensemble. Le regard d'A me le rappelle silencieusement. Il me dit que tout est fini, mais il me dit aussi que, malgré tout, quelque chose de nous deux persiste. C'est cette persistance qui me blesse, mais c'est aussi elle qui me permet de continuer à avancer. Un regard n'est qu'un instant, mais cet instant peut être éternel.
Je me relève lentement, mes mouvements sont presque automatiques. Je n'ai pas envie de partir, mais je sais que rester ici ne ferait qu'ajouter du poids à ce silence. Alors, sans un mot, je tourne les talons. Elle me suit du regard, mais je ne m'arrête pas. Je n'ai plus les mots pour continuer cette conversation muette, et je sais que, de toute manière, elle n'aura jamais lieu. Nous avons tout dit, sans jamais le dire.
Le silence devient plus fort, plus lourd. Il ne me quitte plus. Mais dans ce silence, il y a quelque chose que je n'avais pas vu avant : il n'est pas la fin. Il est simplement la fin de ce que nous étions.
Mais il est aussi le commencement de ce que je serai.