KAÏ : LES ORIGINES
Le chasseur de primes
Mes pas résonnent faiblement dans les couloirs étroits et sombres du vaisseau. L’air, glacé et presque tranchant, brûle mes narines, saturé de l’odeur âcre du métal chauffé. Je suis seul avec ces pensées maudites qui m’assaillent, des souvenirs que je donnerais tout pour effacer, mais qui m’enchaînent, me tirant toujours plus bas. Ils sont tellement envahissants que j’ai les yeux qui piquent.
Depuis qu’on a quitté la Terre, il y a cette foutue mélancolie qui m’étreint. Je repense constamment à notre enfance dans les mines, à ces jours où l’on n’avait rien, mais où l’on avait encore l’un et l’autre. Et surtout, je repense au moment où j’ai dû faire ce choix. Celui qui m’a arraché à mon petit frère, la seule famille qui me restait. J’ai cru prendre la bonne décision en me sacrifiant pour lui, en choisissant d’offrir ma vie pour payer nos dettes. Je voulais juste lui donner une chance, qu’il échappe à cette vie pourrie qui nous bouffait, qu’il puisse prendre un nouveau départ. Mais en le voyant aujourd’hui, je me demande ce qui s’est passé après que j’ai quitté la mine. J’ignore ce qui lui est arrivé, mais je sais que la vie ne l’a pas épargné.
Il n’a plus rien du gamin insouciant et joyeux que j’ai connu. À sa place, je vois un homme dur, méfiant, violent, cruel. Froid comme la lame d’un couteau. Et je me demande ce que ces dernières années lui ont fait pour qu’il devienne comme ça. Pour qu’il devienne ce monstre. Ce n’est pas juste sa haine contre le Gouvernement qui l’a transformé, non, c’est plus profond que ça. C’est comme si toute la lumière en lui avait été aspirée, remplacée par un gouffre de noirceur.
J’ai entendu les rumeurs à son sujet. Il s’est forgé une sacrée réputation de tueur sanguinaire et de terroriste, non seulement dans tout le pays, mais aussi dans le monde entier. Il est le bras droit de Castiel, le leader du Cartel, des mafieux que l’armée traque depuis des années sur tout le globe, en vain. Castiel l’a pris sous son aile, l’a formé, forgé dans le but d’en faire une arme de guerre. Il l’a élevé dans un mépris total de la vie et selon lequel la sentimentalité est un signe de faiblesse. Quand il ne tue pas des gens à sa demande, il s’amuse à faire sauter à la dynamite des politiciens par pur vengeance, sans se soucier de tuer des innocents. Plus de dix ans que ça dure. Lorsqu’il s’est fait arrêter, je n’étais pas là. J’ai appris qu’il avait été condamné à mort pour tous ses crimes, et je m’y suis opposé, même s’il le méritait. Ça m’a coûté tout ce que j’avais, mais au moins, il est en vie. Cette mission-suicide est tombée à pic. J’ai pu saisir l’opportunité de le retrouver et nous trouver une échappatoire à cette vie infernale.
Comme si mes pensées l’avaient invoqué, je le vois. Sa tignasse blonde éparse surgit des ténèbres, à quelques mètres devant moi. Nos regards se croisent, et je sens une vague d’émotion me submerger. Il y a la surprise, la colère, mais aussi cet espoir fou que peut-être, quelque part au fond de lui, il se souvient. Qu’il se souvient de moi, de nous, de ce lien qu’on partageait. Mais je me fais des illusions. Ce que je vois dans ses yeux, ce n’est pas de la reconnaissance, c’est de la dureté. Une dureté qui me fait serrer la mâchoire.
— Qu’est-ce que tu fous là, toi ? crache-t-il en me bousculant sans la moindre retenue.
Ça me met un coup, me coupe le souffle. Pas la bousculade en elle-même, mais la façon dont il me parle, comme si je n’étais qu’un inconnu. Un étranger. Ça me fait mal, bordel. Je sais que je ne devrais pas m’attendre à des retrouvailles chaleureuses, mais… je n’aurais jamais imaginé que ce serait aussi brutal. Aussi froid. Je fais un effort pour garder mon calme, pour ne pas montrer que ça m’affecte. Je suis doué pour ça, cacher ce que je ressens. Mais là, je dois admettre que c’est dur. Il y a une partie de moi qui a dû mal à garder son sang-froid pour ne pas lui coller mon poing dans la gueule.
— J’essaie de m’occuper, comme toi, réponds-je en essayant de rester aussi neutre que possible.
— Tsss, allez dégage, rétorque-t-il sur un ton plein de mépris.
Son attitude me prend à la gorge. Ce n’est pas possible qu’il soit devenu aussi con. Ça ne peut pas être lui. Ça ne peut pas être mon frère. Pas ce type-là. Et pourtant… Je serre les dents, essayant de trouver un moyen de le faire parler, de percer cette carapace qu’il s’est construite.
— C’est quoi ton problème ? je finis par lâcher, espérant quelque chose, n’importe quoi, une discussion, une confrontation.
Sa mâchoire se contracte et pendant une seconde, je crois voir quelque chose passer dans ses yeux. Une lueur, une étincelle de… douleur ? Mais elle disparaît aussi vite qu’elle est venue, remplacée par son habituel masque de dureté. Castiel a fait du bon travail avec lui. Il l’a vidé de tout ressentiment.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? aboit-il, coupant court à ma tentative. Mêle-toi de tes affaires, sale chien.
Ses mots me frappent comme un coup de poing. Sale chien. C’est comme ça qu’il me voit ? Ça en dit long sur lui, sur sa façon de percevoir les autres. Pas étonnant qu’il ait du mal à sociabiliser.
Je sens la colère monter en moi, une colère que je lutte pour garder sous contrôle. Ce n’est pas le moment de réagir. Je ne dois pas rentrer dans son petit jeu. Et puis, c’est surtout la tristesse qui me bouffe. La tristesse de réaliser à quel point tout est brisé entre nous. À quel point les années passées loin l’un de l’autre ont détruit notre lien. Et pourtant… je ne peux pas m’empêcher de me demander s’il se souvient. S’il voit ce que je vois. Parce que malgré tout, on a le même visage, les mêmes traits. Quand il me regarde, est-ce qu’il voit quelque chose de lui en moi ? Est-ce qu’il sent, même vaguement, ce lien qui nous unissait autrefois ? Ou est-ce qu’il m’a vraiment rayé de sa vie à ce point ?
J’ai envie de lui crier : « T’as de la merde dans les yeux ou quoi ? C’est moi ! » et de le secouer. Mais je reste planté là, figé par le poids de mes propres émotions, tandis qu’il s’éloigne, sans un regard en arrière.
J’ai envie de le suivre, de le rattraper, et de lui dire ce que j’ai sur le cœur. Lui balancer que je suis son grand frère, que je suis là, que je n’ai jamais cessé de le chercher, de le protéger, même à distance. Mais les mots restent coincés dans ma gorge. Je ne sais pas comment lui parler, comment détruire ce mur entre nous. Parce que putain, si je le fais, si je lui dis la vérité, il y a de fortes chances qu’il me rejette encore plus violemment. Et ça… je ne suis pas sûr de pouvoir l’encaisser sans péter un plomb. Je suis là pour lui, pour le retrouver, chacune de mes actions est déterminante. Malheureusement, s’il ne veut pas entendre raison, la dernière option sera la force.
La voix mécanique de l’IA résonne soudain dans les couloirs. Les néons blafards virent au rouge, jetant une lueur sinistre sur les parois métalliques du vaisseau. Une tension glaciale envahit l’air, déjà surchargé.
« Nous allons bientôt traverser une tempête d’astéroïdes potentiellement dangereuse. Tous les passagers sont priés de se rendre dans la baie de chargement pour se mettre en sécurité dans la zone prévue à cet effet. »
L’atmosphère devient oppressante en une fraction de seconde. Il se retourne vers moi. Qu’est-ce qu’il a ? Peur ? Ce serait normal. Le danger est imminent, à moins que… Une étincelle s’allume en moi. Une part de moi, peut-être naïve, espère que ce chaos pourrait être une opportunité pour renouer avec lui. Après tout, s’il y a bien une chose que je sais de lui, c’est qu’il ne recule jamais devant un défi, surtout lorsqu’il s’agit de tout casser sur son passage.
— Hors de question que j’aille me planquer ! je lance, cherchant à attirer son attention. Je vais protéger le vaisseau !
Ça sonne un peu trop héroïque à mon goût, mais ça suffit à le faire revenir vers moi. Son regard s’accroche au mien, et je vois ses yeux s’illuminer d’une lueur que je connais bien. L’excitation, le frisson de l’action. Il a mordu, le con ! Il peut se vanter d’être calculateur, il ne m’arrive pas à la cheville.
— Je te suis, siffle-t-il. J’ai pas prévu de crever maintenant.
Je souris, discrètement, avec un soupçon de satisfaction. C’est ce Kyle que je connais, celui qui ne recule devant rien, qui se jette dans la bataille sans réfléchir, prêt à défendre ce qui lui tient à cœur. Il est toujours là, quelque part, sous cette couche de froideur et de violence.
On court ensemble vers la baie de chargement. J’ai l’impression de nous revoir dans notre enfance, quand on s’amusait à faire la course. Cette tempête d’astéroïdes, c’est comme autrefois, quand on se lançait dans des bagarres contre des gamins plus grands que nous, pour aucune raison, juste pour prouver qu’on pouvait tenir bon ensemble, contre n’importe quel danger. Sauf que cette fois, c’est bien plus que ça. Il y a quelque chose de lourd qui pèse sur mes épaules, une angoisse sourde que je ne peux pas ignorer. Affronter cette tempête ne me fait pas peur. Mais ce qui me terrifie vraiment, c’est ce gouffre qui s’est creusé entre nous. Les astéroïdes, c’est une chose. Mais reconstruire ce pont entre Kyle et moi ? C’est un défi bien plus dur que de défoncer des caillasses. S’il a accepté de coopérer avec moi, c’est uniquement parce que son besoin d’action l’a convaincu. Une situation extrême qui l’oblige à jouer le jeu. Mais après ? Je retournerai au même point. Comment lui avouer qui je suis sans qu’on s’entretue ? C’est ça, le vrai défi. Et merde, je ne suis pas sûr d’être prêt pour ça. Même avec la mort à nos portes, je suis incapable de lui dire la vérité.
Devant l’immense porte métallique qui s’abaisse dans un grondement sourd, une tension nouvelle m’envahit. Le vaisseau tremble sous les vibrations intenses, et je sens la réalité de la situation me frapper de plein fouet. Je vois les astéroïdes, aussi gros qu’un Skyblade, foncer sur nous à vitesse grand V. Peut-être que je me suis un peu trop emballé.
Le grincement strident du métal me fait grimacer. On dirait notre glas funèbre. Mon regard glisse vers Kyle. Lui est impassible, comme toujours. Comment il fait pour rester aussi calme ? Pour ne rien laisser transparaître avec autant de facilité ? C’est à cause de Castiel, encore et toujours. C’est un très bon mentor. Je jure de faire payer ce sombre connard pour ce qu’il a fait à mon frère. Il l’a totalement déshumanisé.
Les autres commencent à affluer dans la zone de sécurité, obéissant aux ordres de l’IA. Je vois le visage doux de Kathy. Son regard bleuté croise le mien. Je ne veux pas mourir sans la revoir encore une fois. Elle est si belle, tellement douce et docile. C’est la première femme qui arrive à m’attendrir autant, presque à me mettre à genoux par sa simple présence. Je me demande comment elle a pu se retrouver ici, avec des monstres comme nous.
— Arrête de rêver, abruti.
Les paroles sèches de Kyle me ramènent. Sans hésiter, il saute dans l’obscurité glaciale de l’espace, et je le suis sans réfléchir, poussé par mon instinct fraternel. Le Souffle Spatial nous enveloppe, protégeant nos corps du froid mordant et du vide intersidéral. Je sens mes poings se durcir, prêts à frapper, tandis que Kyle, à mes côtés, semble déjà prêt à réduire en poussière tout ce qui nous menace. Un sourire cruel étire ses lèvres desséchées, dévoilant ses dents acérées. Je frappe les premiers astéroïdes, mes poings résonnant contre leur surface rocheuse. Chaque coup que je donne est suivi par Kyle, qui désintègre les fragments, les réduisant en poussière.
On forme une bonne équipe, presque comme avant. Je porte les premiers coups et il les achève, à la différence que nos ennemis sont des cailloux énormes et pas les enfants du quartier d’à côté. Ce serait presque amusant si je ne savais pas que ce n’est qu’une illusion. Le moindre faux pas pourrait nous être fatal, et la survie des autres dans le vaisseau dépend de notre réussite. Si on échoue, le vaisseau va se transformer en gruyère, et tout s’arrêtera là. Mais ce qui m’effraie le plus, c’est l’idée de mourir ici sans jamais lui avoir révélé qui je suis vraiment. Et je ne veux pas perdre la seule chance que j’ai de renouer avec mon frère.