SOMBRES RÉVÉLATIONS
La voleuse
Je marche lentement vers l’infirmerie, chaque pas est lourd et douloureux, comme si mes pieds collaient au sol. La fatigue mêlée à la tristesse pèse sur mes épaules ; mes muscles endoloris protestent à chaque mouvement. L’affrontement contre les pilleurs n’était pas une partie de plaisir, autant physiquement que mentalement. Ma jambe me fait un peu mal. Heureusement, le tir laser n’a fait que transpercer la graisse de ma cuisse. Je passe une main tremblante dans mes cheveux épars, sentant la tension accumulée dans mon cuir chevelu.
En passant devant les chambres, je remarque que la porte de celle d’Amyris est de nouveau fermée, comme depuis trois jours. Elle a disparu après que l’on ait trouvé le corps d’Anna, et je n’ai pas eu le temps de lui parler. Je me demande si elle va bien.
Juste au moment où je m’apprête à continuer mon chemin, j’entends des sanglots étouffés briser le silence. Ils viennent de sa chambre. Mon cœur se serre, et je sens sa douleur à travers la porte. Est-ce la mort d’Anna qui l’affecte ou autre chose... Lui ?
Je m’approche et frappe doucement.
— Amyris, c’est moi. Tout va bien ?
À ma grande surprise, la porte s’ouvre immédiatement. Elle se jette dans mes bras, éclatant en sanglots. Je reste figée, choquée de la voir complètement nue, couverte de marques. La vue de son état me fait mal au cœur, si bien qu’une boule se forme dans ma gorge. Elle a l’air brisée, des larmes inondent son visage. Ses yeux sont rouges, gonflés, et tout son corps tremble. Je la prends doucement par les épaules et la guide à l’intérieur, refermant la porte derrière nous.
— Ça va aller, murmuré-je en caressant doucement ses cheveux emmêlés, ma propre voix tremblant d’émotion.
Une odeur musquée flotte dans la pièce, mêlant la sueur, la chaleur corporelle et les effluves de sperme. Je devine qu’il s’est passé quelque chose de terrible.
Après quelques minutes, ses pleurs commencent à s’apaiser, et je l’aide à s’asseoir sur le lit. Nous restons côte-à-côte, Amyris recroquevillée contre moi.
— Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu es dans cet état ? lui demandé-je en caressant doucement son dos.
Elle prend une profonde inspiration et essuie les larmes sur ses joues. Je ne m’attendais pas à la voir comme ça, elle qui est toujours si impassible. Elle a l’air épuisée, complètement vidée. Son regard est perdu, écarquillé par ce je-ne-sais-quoi que je n’ai jamais vu chez elle.
— J’ai fait n’importe quoi, Kathy... dit-elle, son visage caché dans ses mains. Je ne sais plus quoi faire… Je suis perdue…
Je l’enveloppe dans une couverture pour qu’elle se sente un peu plus en sécurité. Je peux voir la faiblesse dans ses gestes alors qu’elle se ratatine sous l’épais tissu, se préparant à parler. Enfin, je vais savoir de quoi il retourne et surtout, qui est le monstre qui lui fait subir ça.
— C’est à propos de la personne qui t’a fait du mal ? je l’encourage.
Elle me regarde avec ses yeux irrités et hoche lentement la tête.
— Oui... Enfin, en partie. C’est Kyle, m’avoue-t-elle sans détour.
La révélation me frappe en plein ventre. J’aurais dû m’en douter. Il n’y a que lui pour être aussi cruel. Elle tend ses poignets tremblants pour me montrer les marques qu’il a laissé.
— C’est lui qui a fait ça... soufflé-je en plaquant une main sur ma bouche.
Elle acquiesce en se mordant la lèvre.
— Et ça aussi.
Elle écarte la couverture. Dans son cou et sur le haut de ses seins, des suçons trônent fièrement au milieu de petites morsures. Je passe mes doigts dessus. Ils sont violets, boursouflés, fraîchement faits. L’horreur me secoue.
— Merde, Amyris ! Quel enfoiré, putain ! m’écrié-je en prenant sa main. Je suis tellement désolée...
Je sens une vague de colère monter, mais je me force à rester calme. Amyris esquisse un sourire faible, sûrement en entendant mes jurons. C’est vrai que je n’ai pas l’habitude d’être aussi énervée.
— C’est aussi de ma faute, je l’ai cherché. Je l’ai laissé faire. Je suis en train de me perdre, Kathy, tu comprends ? Je ne sais pas quoi faire, tout est tellement dur, sanglote-t-elle de nouveau.
— Ne dis pas de bêtise, ce n’est pas de ta faute ! Il est le seul fautif, il profite de ta faiblesse. Amyris, tu dois tout me raconter. J’ai besoin de savoir pour t’aider.
— Tu ne peux pas m’aider, Kathy. Ni pour Kyle, ni pour le reste. Ce mec est complètement malade. Je suis sûre qu’il te tuerait si tu t’en mêlais.
— Mais je ne peux pas le laisser faire ! Regarde dans quel état tu es ! Je refuse de rester là sans rien faire.
— S’il te plaît, promets-moi de ne rien faire. J’ai juste besoin d’évacuer... Je ne veux pas qu’il te fasse du mal. J’ai besoin de toi.
Ses yeux me supplient autant que sa voix, mais ses derniers mots me vont droit au cœur. Je sais que ça va être dur de rester là, à simplement l’écouter, pourtant je n’ai pas le choix. Je respecte sa demande, mais il est clair que je ne la laisserai plus jamais seule. Il faut bien que quelqu’un la protège, de lui, d’elle-même. Car je vois bien qu’elle est tourmentée par autre chose.
— D’accord, soupiré-je en hochant la tête avec résignation. Je t’écoute.
Elle me raconte tout : la perte de sa sœur, sa longue quête de vengeance, tout ce qu’elle n’a jamais osé dire à qui que ce soit. Et ensuite, Kyle, leur premier échange, les rencontres forcées, le baiser dans la douche et leur ébat de tout à l’heure qu’elle pensait libérateur. Chaque mot qu’elle prononce fait naître en moi une boule de tristesse et de colère, s’ajoute à ça un puissant dégoût envers Kyle. Tout ce que je retiens de ses paroles, c’est que ce salaud profite de ses faiblesses pour abuser d’elle. Mes poings se serrent sans que je puisse les en empêcher. Je l’écoute en silence, mais à l’intérieur, j’ai envie de tout casser.
À mesure qu’elle me raconte chaque détail sur Kyle, je ne peux m’empêcher de penser à Kaï. Ce que décrit Amyris, cette violence, ce besoin de contrôle, de domination… Ce n’est pas si différent de ce que je vis. Kaï est loin d’être aussi violent que Kyle, mais il l’est, c’est un fait. Lui aussi à cette tendance à me marquer, même si c’est plus maîtrisé. Mes seins, mes fesses, les lèvres de mon pubis. Ces parties sont couverte de suçons, de traces de son passage.
Je repense à sa façon de me prendre, à ses mots crus et ses gestes souvent dénués de tendresse. Quand il m’attrape par les cheveux et me demande de crier son nom, quand il me fesse tellement fort que la claque fait écho dans la pièce, ou quand il m’étrangle assez pour que ma vision se brouille… Jusqu’à maintenant, je pensais que c’était une sorte de jeu, un fantasme un peu malsain – c’est un tueur après tout. Mais là, en écoutant Amyris, je commence à douter. Kaï me donne ce plaisir intense qui me pousse à tout accepter de lui. Je n’ai jamais réussi à lui dire non. Je comprends ce qu’elle veut dire, et je me rends compte que ça me trouble plus que ce que je veux admettre.
Sans parler de la similarité entre les deux hommes qui est affolante, presque intrigante. Mais je me force à garder ça pour moi. Ce n’est pas le moment. Amyris a besoin de moi, et je dois être forte pour elle. Et puis, ce que je vis est loin d’être comparable à ce qu’elle endure.
— Et tu sais ce que c’est le pire ? souffle-t-elle en étouffant un rire sarcastique. Je crois que j’aime ça. Lui, et ce qu’il me fait. Ça m’aide à penser à autre chose, comme si à côté de ce qu’il me faisait, mes problèmes devenaient ridicules.
Je la prends dans mes bras, et on pleure toutes les deux. Je ne sais pas quoi dire, quoi penser. Il est peut-être trop tard pour la sauver, pour l’empêcher de tomber dans les bras de ce monstre.
— Je suis tellement désolée...
— Je ne sais pas quoi faire, Kathy... craque-t-elle en s’agrippant à mon tee-shirt. Je suis complètement perdue. J’ai peur. Kyle me fait peur. Qu’est-ce qu’il va me faire maintenant qu’il sait qu’il peut se servir quand il veut ? Et moi, je suis censée faire quoi ? Je suis en train de perdre pied, je me demande même si je ne commence pas à avoir des sentiments… Tu te rends compte ?
Je comprends enfin pourquoi elle s’était enfermée dans sa chambre : elle le fuyait. Il ne doit pas oser venir la chercher ici, mais pourquoi ? Qu’est-ce qui peut bien arrêter un type comme lui ?
— On va trouver une solution, promis. Je ne sais pas encore quoi, mais je te promets de t’aider.
Je la prends par les épaules et la regarde droit dans les yeux.
— D’abord, on va à l’infirmerie soigner tout ça, dis-je en balayant des yeux les hématomes sur son corps. Tu ne peux pas rester comme ça. À partir de maintenant, on reste ensemble. Même la nuit. Il n’osera pas t’embêter si tu es avec moi.
Elle essuie ses yeux et renifle tout en hochant la tête tandis que je me lève pour fouiller dans son armoire à la recherche d’une tenue propre.
— Et s’il essaye quoi que ce soit, je te jure que je le gèle sur place ! je conclus en lui tendant des vêtements.
Dans l’infirmerie, Viktor, Vania et Kaï sont en train de se faire panser par les robots. Les blessures sont superficielles, mais il ne faut pas risquer qu’elles s’aggravent. J’entre en soutenant Amyris sous leurs regards interrogateurs. Ils doivent se demander pourquoi je la porte alors que c’est moi qui suis blessée à la jambe.
— Je l’ai trouvée évanouie dans le couloir, dis-je en réponse à leurs regards insistants.
C’est un mensonge. Mais je n’ai rien trouvé de mieux à dire pour justifier pourquoi elle a l’air si faible. Kaï et Vania se détournent, seul Viktor garde les sourcils froncés et nous fixe.
Je dépose Amyris sur une table d’auscultation et un robot s’occupe immédiatement d’elle. Elle commence à retirer son tee-shirt. Je tire un rideau entre nous et les autres pour la préserver. Personne n’a besoin de voir ce qu’elle a. Je m’installe près d’elle et un robot s’avance vers moi. Je lui fais signe de s’en aller. Ma plaie a été instantanément cautérisée dès que le laser a touché ma peau. Je n’ai même plus mal.
Le bourdonnement des machines médicales et le cliquetis des instruments remplissent la pièce, créant un bruit de fond presque assourdissant. Je suis tellement épuisée que, même avec le bruit ambiant, je pourrais m’endormir. Pourtant, il me reste une dernière chose à faire. En nous voyant tous réunis – Kyle ne compte pas –, je repense aux dernières paroles d’Anna et d’Eden. C’est le moment de leur partager ce que je sais, même si nous sommes sûrement sur écoute. Je n’aurai probablement pas d’autres occasions.
J’attends qu’Amyris soit rhabillée et ouvre le rideau opaque qui nous sépare du reste du groupe. Le bruit des anneaux qui glissent sur la tringle les fait sursauter. Plus je les observe, plus je comprends que leurs esprits sont plus blessés que leurs corps, et je vais en rajouter une couche.
Je respire profondément, essayant de rassembler mes pensées. Mon cœur bat plus fort alors que je me racle la gorge pour attirer leur attention. Leur silence ne m’aide pas, au contraire, il m’oppresse. Mes mains tremblent, je m’accroche au tissu de ma combinaison.
— Je…je sais que ça a été très dur pour tout le monde, mais il faut que je vous parle de quelque chose. C’est à propos de la mission.
Ils me regardent, perplexes, visiblement pris de court. J’essaie de choisir mes mots avec soin. La disparition d’Anna et d’Eden est encore fraîche, alors je ne veux pas les brusquer davantage.
— J’étais avec Anna et Eden... quand le vaisseau a été attaqué, je leur confie, la gorge serrée. Ils... ils avaient découvert quelque chose. Quelque chose sur notre mission…
Je marque une pause, cherchent mes mots. La culpabilité écrase ma poitrine. Je ne peux pas tout dire d’un coup, c’est trop.
— Ils ont trouvé des informations... Des choses qu’on nous avait cachées. C’est à ce moment-là que tout s’est passé très vite, et… je les ai laissés. Je suis partie vers la baie. Je pensais qu’ils s’en sortiraient, mais…
Les mots sont difficiles à prononcer. J’ai envie de tout lâcher, de crier à quel point je regrette, mais j’en suis incapable, comme si le dire aller rendre la situation plus réelle.
— Je n’ai pas eu le temps de comprendre ce qui se passait, tout est allé tellement vite... Et maintenant, je ne peux m’empêcher de me dire que si je ne les avais pas laissés… ils seraient peut-être encore là…
Je lutte contre les larmes. Je sais que ce n’est pas le moment de craquer, mais...
Amyris vient près de moi et passe un bras autour de mes épaules.
— Ce n’est pas de ta faute, Kathy, murmure-t-elle en dégageant quelques mèches de mon visage.
— Elle a raison, renchérit Viktor d’un ton grave. Ce sont les salauds qui nous ont attaqué, les responsables.
Kaï pose un regard réconfortant sur moi, et j’ai envie d’aller me réfugier dans ses bras. Je lui souris faiblement, et l’infirmerie retombe dans un silence lourd. Malgré tout, je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qui serait arrivé si j’étais rester avec eux. Ou s’ils étaient venus avec moi. Peu importe ce que disent les autres, je me sens coupable. Mais c’est trop tard maintenant. Tout ce que je peux faire pour honorer leurs mémoires est de partager leur découverte.
Je serre les poings et reprends d’une voix plus ferme :
— Ils... ils ont découvert que la mission n’est pas ce que l’on croit. Tout ce qu’on nous a dit… La surpopulation, Terra Firma II, sauver l’humanité… Tout ça, c’est un mensonge.
Ils ne réagissent pas tout de suite, comme s’ils comprenaient lentement la signification de chacun de mes mots. Je les regarde un à un, et je vois leurs expressions changer au fur et à mesure que le puzzle de la vérité se forme dans leur tête. Ils me regardent, choqués, et je sens que les questions ne vont pas tarder.
Kaï arque un sourcil et croise les bras.
— T’es en train de dire qu’on nous a menti ?
— Je sais que c’est difficile à croire, mais c’est la vérité, acquiescé-je.
Il se redresse brusquement, sa mâchoire crispée, mais il ne dit rien. Son regard perçant est rivé sur moi, comme s’il cherchait à lire dans mes pensées pour savoir si je dis la vérité. Ses poings se serrent sur ses genoux.
Vania se laisse tomber sur une chaise. Je m’attendais à ce que ce soit elle qui remette en doute mes paroles, mais elle reste silencieuse, à regarder le sol, les sourcils froncés.
À côté d’elle, Viktor se crispe. Ses mains s’enfoncent dans le matelas bleu de la table d’auscultation sur laquelle il est assis. Ses yeux s’agitent, des gouttes de sueur perlent sur son front. Je ne l’ai jamais vu aussi mal, lui qui est si posé d’habitude. De tous, il a l’air d’être le plus inquiet.
— Crache le morceau, putain ! s’égosille-t-il avec impatience.
Kaï le fusille du regard.
Je déglutis, mes mains sont moites. Je les essuie sur ma combinaison.
— N-notre mission n’est pas de revendiquer Terra Firma II, on doit juste s’y rendre. Le Gouvernement veut des armes surhumaines pour dominer la galaxie, et ils ont choisi de faire leurs tests sur des détenus. Nous. Terra Firma II est l’endroit où ils font leurs expériences, et c’est pour ça qu’on a ces pouvoirs... Ils ont déguisé notre expédition en mission pour que personne ne pose de questions. Ni nous, ni la population.
Le silence est assourdissant. Mes mots résonnent dans la pièce. Amyris serre les poings. Je vois de la colère dans ses petits yeux rougis. Ses lèvres tremblent, elle est au bord des larmes.
— T’es en train de nous dire que la liberté qu’ils nous ont promise, c’est que du vent ? couine-t-elle en pressant sa main sur sa poitrine.
Kaï se lève brusquement, renversant sa chaise dans un bruit sourd. Son visage est sombre, ses mâchoires serrées. Je n’aime pas le voir comme ça, il me fait peur.
— Quelle bande d’enfoirés ! hurle-t-il en renversant le chariot à côté de lui. C’est toujours la même chose, ils se foutent de notre gueule ! Putain, j’en reviens pas ! Merde !
Il balance son pied dans le chariot et l’envoie s’écraser contre le mur.
— Tout ça pour rien…
Je sursaute à chacun de ses coups et de ses cris, et recule instinctivement.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande Viktor, la voix basse mais tendue. C’est tout ce qu’ils t’ont dit ? Rien d’autre ? Ils n’avaient pas de plan ? Et comment ils ont su ?
— J-je ne sais pas. On n’a pas eu le temps de finir la conversation. Mais ils voulaient qu’on se batte. Ils m’ont dit que si on ne faisait rien, on allait tous mourir.
Kaï prend une profonde inspiration et passe ses mains sur son visage.
— On doit trouver un moyen d’enlever ces bombes de nos cous et de se tirer d’ici, souffle-t-il en croisant les bras. Sans ces merdes, ils ne nous tiennent plus.
— C’est facile à dire ! rétorque enfin Vania en se redressant. L’IA et les robots nous surveillent ! Si on tente quoi que ce soit, ils vont nous faire sauter la cervelle.
— Alors quoi ? s’écrie-t-il. On reste plantés là, à attendre ? Dans quelques semaines, on arrivera sur Terra Firma II, et on sera foutus !
— Ça suffit, le coupe Viktor. On reparlera de tout ça plus tard. On est tous fatigués, la journée a été longue.
Il fait un signe discret vers les robots qui gravitent autour de nous comme si de rien n’était.
— Et on doit faire attention à ce qu’on dit, je vous rappelle.
Tout le monde hoche la tête en soupirant. Viktor s’avance vers la sortie et disparaît dans le couloir. Les autres le suivent par dépit, me laissant avec Amyris. Je les regarde s’éloigner en sachant pertinemment qu’aucun de nous n’osera réaborder le sujet. Au moins, ils savent.
Je ne sais pas ce qui nous attend, à présent. Le Gouvernement va très vite savoir qu’on est au courant de leur projet secret, les robots ont probablement tout entendu et enregistré. Que va-t-il se passer ? Qu’est-ce qui va nous arriver ? L’idée qu’on ne se réveille pas demain matin me paralyse.
Amyris pose sa main sur mon épaule et chasse ces pensées sombres. Je me tourne vers elle, un robot enroule un bandage autour de son poignet gauche.
— Je crois qu’on est foutus, me dit-elle en souriant tristement. Ne te prends la tête, ça sert rien. Va te reposer, ça te fera du bien.
Je ne veux pas la laisser, mais je sens mes paupières se fermer toutes seules. Si je reste là, je vais m’endormir debout.
— Tu me rejoins dès que tu as fini, promis ?
Elle acquiesce avec un sourire fatigué. Je la prends dans mes bras et la serre contre moi. Ça fait vraiment du bien d’avoir une amie dans tout ce bazar, même si elle est un peu cassée. Au moins, je sais que je peux compter sur elle, et que je ne mourrai pas seule.
Je quitte l’infirmerie, ma bouche s’ouvre en grand pour laisser échapper un long et profond bâillement. Ma chambre est à quelques mètres, mais j’ai l’impression qu’elle est à des kilomètres. Un mouvement furtif à ma droite me fait sursauter.
Dans l’ombre, adossé contre le mur, se tient Kyle.
Mon souffle se bloque dans ma poitrine. Il est là, immobile, le visage penché sur le sol à moitié caché par ses mèches blondes et la pénombre. Son expression est indéchiffrable, mais je discerne beaucoup de colère dans ses traits tendus. A-t-il entendu ce qu’on vient de dire ? Il reste là, figé comme une statue, et un frisson me parcourt l’échine.
Une étincelle de colère s’allume en moi, me ramenant d’un coup à la réalité. La fatigue est balayée par l’adrénaline, et je ressens de nouveau de la force. Je le fixe avec dédain, serrant les poings pour contenir mon envie de lui cracher ma haine au visage. Mais les paroles d’Amyris me retiennent. Je ne peux rien faire sans rompre ma promesse.
Qu’est-ce qu’il fait là ? Vient-il pour elle ? Je voudrais lui crier de dégager, de la laisser tranquille, mais je ne peux pas. Il n’a même pas remarqué ma présence. Son regard est rivé au sol, distant, comme s’il était perdu dans ses pensées. Mais quand il relève la tête, ses yeux rouges rencontrent les miens, et pendant un instant, le temps semble s’arrêter. Je sens l’air se tendre autour de nous. Son regard n’est pas le même que d’habitude, il est terni par… de la fatigue ? De la culpabilité ? De l’impatience ? Il ne dit rien, et moi non plus. Le silence qui s’étire devient insoutenable.
Je me redresse, me tenant bien droite pour lui montrer que je n’ai pas peur. Je soutiens son regard, sans cligner des yeux. Je comprends pourquoi Amyris a craqué pour lui ; il est beau, trop pour que ça ne cache pas quelque chose. Tout en lui respire le danger, la menace. C’est un salaud de la pire espèce, ça crève les yeux. Lui aussi finit par se redresser et s’avance vers moi. Je retiens ma respiration malgré moi, mes muscles se tendant instinctivement. Il est effrayant, moins que Kaï, mais il l’est quand même assez pour que j’ai envie de reculer. Mon cœur bat si fort que j’ai l’impression qu’il va exploser dans ma poitrine. Il passe près de moi sans un mot, son épaule frôlant presque la mienne, et un frisson glacé me secoue. Je le regarde s’éloigner, ses pas lourds résonnant dans le couloir désert. Il disparaît dans l’ombre de sa chambre, et je relâche enfin l’air que je retenais, mes épaules se détendant brusquement.
Mais je ne peux pas laisser Amyris en sachant qu’il rôde. Je me laisse glisser contre le mur et me recroqueville par terre. Ce n’est pas aussi confortable que mon lit, mais ça fera l’affaire pour le moment.