CONDAMNÉS À L’INFINI
L’assassine
Je me tiens silencieusement parmi les autres détenus dans la salle d’embarquement. L’atmosphère est tendue, chargée d’électricité. Le bourdonnement des machines et les murmures étouffés des soldats emplissent l’air. Je sens le poids de leurs regards sur moi : méprisants, accusateurs. À leurs yeux, je ne suis qu’un monstre, un déchet, une merde. Ce que je suis, de toute évidence.
Les autres criminels qui m’accompagnent se tiennent à mes côtés, alignés comme du bétail, poings liés. Nous sommes huit – quatre hommes, quatre femmes. Cela fait plusieurs dizaines de minute que nous attendons que quelqu’un daigne enfin nous expliquer ce qu’il se passe, et je sens l’agacement prendre place dans nos rangs. Même moi, je commence à perdre patience. Mes poignets me lancent sous le poids des entraves. Je m’agite, cherchant à soulager la tension.
C’est là que je le remarque.
Un des quatre hommes m’observe avec intérêt. Trop à mon goût. Grand, blond, regard sombre. Une apparence excentrique, banale pour un criminel. Il a ce sourire en coin, à la fois amusé et dévastateur. Ses yeux s’attardent un instant sur mes cheveux immaculés, et une étincelle malsaine traverse ses prunelles sanglantes, mélange d’excitation malsaine et d’euphorie. Je détourne le regard. Ce type est dangereux. Pas seulement parce qu’il cache son hostilité à la perfection, mais parce que, visiblement, je suis son déclencheur. Il a l’expression d’un prédateur prêt à bondir.
Je porte mon attention sur les six autres.
Près de moi, une femme à la beauté incendiaire arbore un sourire narquois. Ses cheveux flamboyants, ses yeux émeraude perçants et son maquillage impeccable lui donnent un air provocant. Un style étrange pour une prisonnière, mais j’imagine que soudoyer les gardes pour obtenir certaines faveurs est un jeu d’enfant pour elle. Une véritable poupée, trop parfaite pour être honnête.
Plus loin, une autre femme est presque invisible, ratatinée sur elle-même. Seuls ses longs cheveux bruns et soyeux trahissent sa présence tant ils brillent sous la lumière. À ses côtés, une silhouette encore plus effacée attire pourtant toute l’attention de l’homme en face. Il la fixe avec intensité, jouant nerveusement avec une fine bague dorée à son annulaire. Il a l’air plus doux que les autres, peut-être à cause de sa petite taille ou de son air béat.
Les deux derniers hommes sont à l’opposé l’un de l’autre. L’un arbore une chevelure rouge et des yeux ambrés qui me semblent familiers. L’autre, tout en noir, dissimule son regard derrière d’épaisses lunettes opaques qu’il remonte sans cesse sur son nez pointu. Celui-là, c’est sûr, cache quelque chose.
Je ne sais pas qui ils sont, ni pourquoi ils se sont retrouvés ici, avec moi. Tout ce que je sais, c’est que chacun de nous a commis une ou deux atrocités dans sa courte existence et que nous payons le prix fort aujourd’hui. Et si je devais dire lequel de nous huit a l’air d’être le plus calé en matière d’atrocités, je dirais que le blondinet – celui qui semble nourrir une obsession étrange pour moi – est le mieux placé. Son regard intense dégage un certain éclat semblable à celui que j’ai pu voir dans mes propres yeux. Un éclat meurtrier empreint de vengeance et de rancœur.
Je me raidis en voyant la manière dont il me scrute, comme s’il lisait en moi comme dans un livre ouvert. J’avais déjà vu la mort dans les yeux de mes victimes, mais ce n’est rien comparé à ce que lui m’inspire. Les fantômes de ses crimes planent au-dessus de lui comme un nuage noir. Et je mentirais si je disais que ça ne me fait ni chaud, ni froid, car mes instincts d’assassin sont en alerte depuis que j’ai croisé son regard.
Mais ce n’est pas le moment de me questionner sur ses intentions. Peu importe qui il est, ce qu’il a fait et ce qu’il veut, je dois rester concentrée. La tension est palpable autour de moi, ça peut exploser à tout moment. Les genoux tremblent, les langues claquent, les dos se voûtent. L’attente est longue et pesante. Nous savons seulement qu’un long voyage nous attend.
Nous sommes réunis ici, devant cet immense vaisseau spatial, non par choix, mais par nécessité. On m’a choisie pour ma particularité physique, le Souffle Spatial. D’après les scientifiques, cela me permet de survivre dans l’espace mieux que la plupart des humains, une sorte de don cosmique. J’imagine que les sept autres ont une aptitude similaire, une évolution adaptée aux voyages interstellaires que seule notre génération a eu la chance d’avoir. Oui, naître à notre époque a du bon, contrairement à ce que l’on pourrait croire.
Enfin, un colosse en uniforme monte sur l’estrade. Général Baldrick indique son insigne doré. Son torse, bardé de médailles, brille sous le soleil du midi. Je rêve de les lui arracher avec les dents, et de lui retirer par la même occasion sa fierté de bon petit soldat qui nous prend de haut. Il tapote son micro, murmurant quelques essais avant de mâchouiller quelques syllabes de politesse. À ses pieds, une assemblée de politiciens, de journalistes et de soldats attend sagement dans le silence le plus total, micros et caméras levés.
— Mesdames, Messieurs, bienvenue à bord du vaisseau Universe One, annonce-t-il d’un air solennel. Nous sommes sur le point de commencer un voyage qui va changer le destin de notre espèce.
Il se racle la gorge, fait monter le suspens.
— Vous n’êtes pas sans savoir que notre station orbitale Marianne a découvert une planète viable, une nouvelle Terre capable d’accueillir l’espèce humaine et même plus. C’est notre chance de survivre, de prospérer, et de préserver ce que nous avons de plus précieux. Nous ne pouvons pas ignorer la réalité : notre planète bleue se meurt. La pollution et la surpopulation la rongent, et dans un futur proche, elle ne sera plus habitable.
Le « nous » est faux. Seuls les prisonniers – en l’occurrence nous – sont envoyés au fin fond de l’univers, pendant qu’eux restent bien en sécurité sur Terre. Un frisson me parcourt l’échine à l’idée de me retrouver piégée dans le vide spatial avec des criminels entraînés à tuer, à des kilomètres de mon habitat naturel. Mais pourquoi nous ? Il existe des gens plus qualifiés, formés pour ça. À moins que cette mission ne soit qu’une exécution déguisée...
— Ces huit criminels ont été choisis pour revendiquer Terra Firma II. Leur objectif est simple : rejoindre cette planète à des centaines de milliards de kilomètres et la sécuriser pour l’avenir de l’humanité.
Il fait mine de se tourner vers nous.
— Votre mission est dangereuse, mais l’échec n’est pas une option. Nous comptons sur vous. L’humanité compte sur vous.
Pardon ?
Les visages autour de moi affichent la même stupeur. Nous sommes victimes d’un manque d’informations considérable. Baldrick poursuit, imperturbable, et je me force à l’écouter sans vriller :
— Si vous réussissez, vos peines seront réduites. Vous obtiendrez la liberté totale.
Retrouver ma liberté et laver mes crimes. C’est mon objectif depuis mon arrestation. J’approche des trente ans, et j’aspire à autre chose qu’à tuer contre de l’argent. Cette mission est une opportunité inespérée pour quelqu’un comme moi qui n’a plus d’avenir, enfin si on ignore le fait qu’il y a de fortes chances qu’on y passe.
Dommage que les mots de ce cher Baldrick sonnent creux. J’ai envie de croire à cette histoire de liberté, et malgré qu’il ait très bien appris son texte et qu’aucune fluctuation ne vient trancher ses paroles, je vois l’expression sur son visage qui trahit la véracité de ses propos. Il y a un mensonge quelque part, et je me demande si c’est à propos de notre réduction de peine ou des enjeux de cette mission-suicide. Pourtant, j’ai envie d’y croire.
Je ne suis pas la seule à l’avoir remarqué. L’homme marié semble tout aussi dubitatif que moi. Ses yeux clairs sont plissés, comme s’il essayait de lire entre les lignes.
Les applaudissements s’éternisent. Les caméras crépitent. Puis, nous sommes escortés vers les quartiers d’équipage à bord de notre nouvelle maison volante.
Avant d’embarquer, je jette un dernier regard au paysage désertique. Il est tout sec, pas un arbre à l’horizon, ni un point d’eau, et ça me fait presque mal au cœur que ce soit le dernier souvenir de la Terre que j’aurais.
Quand je me retourne, mes yeux rencontrent le regard du gaillard blond, et je me rends compte qu’il est encore plus impressionnant de près. Il est juste derrière moi et marche d’un pas lourd, ses grosses bottes en cuir martelant le sol métallique. Il est trop près de moi et son odeur âcre me donne la nausée. Je n’aime pas l’expression sur son visage, il a l’air d’un enragé. Le voyage s’annonce déjà difficile et la coopération n’est pas mon fort. Avec un homme comme lui à bord, j’imagine déjà le carnage.
Avant de nous abandonner à notre sort, le général prend le temps de nous rappeler que l’implant dans notre cou n’est pas là pour faire joli. Je grimace en me rappelant de la menace qu’il représente et que j’avais complètement oubliée. Une micro-bombe implantée chirurgicalement une heure avant notre départ. Le moindre faux-pas, et ils nous font sauter la tête à distance. Une très bonne mesure de dissuasion pour ma part, un bon moyen de nous garer sous contrôle pour eux. Je me frotte instinctivement le cou. Le petit dispositif est bien là, sous la cicatrice fraîche et suintante. L’opération est encore douloureuse malgré que ça ne soit qu’une petite incision. Si seulement, je pouvais la retirer. C’est vraiment terrifiant de savoir qu’à tout moment et par une simple pression, ma vie peut s’arrêter. Un frisson me secoue le corps alors que j’imagine quelqu’un appuyer par inadvertance sur le détonateur.
— Toute tentative de désobéissance, de rébellion ou d’abandon de la mission et c’est fini pour vous, tonne Baldrick. Vous n’êtes rien, nous n’aurons aucun remord à vous tuer et à vous remplacer.
Le beau discours qui nous couvrait d’éloges n’a pas duré longtemps.
En rang devant nos chambres respectives, il nous remet nos tenues de prisonniers spatiaux, d’un joli bleu pour les femmes et d’un noir sans âme pour les hommes, après avoir retiré nos menottes respectives. Ça change du tee-shirt et du pantalon difforme orange qu’on porte tous. Avec, nous avons chacun droit à un sac. En le prenant, je constate qu’il est très léger. Des vêtements de rechange sans doute. Je suis presque étonnée d’être aussi bien traitée.
Alors que je serre mon propre sac contre moi, j’observe avec attention mes coéquipiers dont les réactions en disent long sur eux.
— Essayez de ne pas vous entretuer, ce serait dommage de mourir bêtement, nous dit Baldrick.
Sans se retourner, ils quittent le vaisseau et le bruit de la rampe d’accès se fermant fait trembler les parois métalliques. Le décollage est imminent.
Sans attendre, je rentre dans ma chambre pour me changer. Nous n’avons rien à faire, le vaisseau est équipé d’une IA. Elle gère tout, même les données de vol. Ce n’est pas que j’ai peur de m’ennuyer – un peu quand même – mais je me demande ce que je vais faire en attendant de trouver la planète. Et combien de temps cela va-t-il prendre.
Alors que je me débarrasse de mes habits pour enfiler ma belle combinaison toute neuve, j’en profite pour regarder l’intérieur du sac. Ce sont bien des vêtements. Une seconde combinaison, une tenue de sport, deux tenues plus décontractées et des sous-vêtements. Tous sont brodés avec mon numéro de détenu : 0312-FD. Deux grosses boîtes roses attirent mon attention. Ce sont des protections hygiéniques. Je suis presque touchée qu’ils aient pensé à ça, c’est dommage que je n’en ai plus besoin. Je me demande ce que les garçons ont à la place : des préservatifs ? De la testostérone ? Du porno ?
Je range mes affaires et inspecte ma chambre. Minuscule, froide, impersonnelle. Un lit, une armoire, un bureau, une chaise, un écran de contrôle. Des murs gris, un sol blanc. Pourtant, c’est toujours mieux qu’une cellule de béton et de métal rouillé.
Je remets mes bottes, un grondement sourd retentit. Nous venons de décoller. Je suis épatée par la douceur avec laquelle le vaisseau s’est envolé. Je n’ai rien senti, à peine quelques vibrations. Encore une merveille technologique qui nous rapproche de la destruction de la Terre.