INTROSPECTION SOUS ALCOOL
L'exécuteur
Je me suis éclipsé du groupe, laissant Kaï et Viktor derrière moi. Leur compagnie ne m’intéresse pas, je ne les supporte pas. J’ai fini par trouver un bar miteux dans un trou perdu au fin fond de la ville. La façade est à peine éclairée par une lumière crasseuse. Je pénètre à l’intérieur, l’endroit pue la misère et le désespoir, mais c’est exactement ce qu’il me faut. Au moins, je suis sûr qu’ici mon connard de frère et l’autre binoclard ne viendront pas m’emmerder.
Je m’installe sur un tabouret usé, le cuir est craquelé, brûlé par la cendre de cigarette et le temps. Je me suis souvent retrouvé dans ce genre d’endroits sur Terre, mais bien plus classe. Prendre un verre après une journée de merde, c’est un rituel. Quand j’y pense, ça me manquerait presque d’entendre Castiel me gueuler dessus quand le boulot est mal fait.
Mes coudes s’enfoncent dans le comptoir collant, un soupir m’échappe. Les souvenirs de mon passé me hantent, faisant remonter de vieilles névroses. Je pensais y échapper en venant ici, au milieu de tous ces poivrots et de cette musique affreuse, mais cette lourdeur ne me quitte jamais vraiment.
La vieille barmaid s’approche de moi, un regard languissant. Je n’ai pas d’argent, mais je peux la baratiner pour qu’elle me file des verres gratos. Et c’est comme si c’était fait ! Quelques mots doux, un regard aguicheur, une promesse silencieuse, et me voilà avec une bouteille rien que pour moi. L’idiote ! Elle doit vraiment être en manque. Vu sa tronche, ça ne m’étonne pas.
Je ne m’encombre pas d’un verre, et bois directement au goulot. L’alcool brûle ma gorge. L’odeur âcre, les verres qui s’entrechoquent, le brouhaha des discussions d’alcooliques me font oublier, juste un instant, cette merde dans laquelle je suis. Mais quand ce n’est pas mon passé qui me torture, c’est elle.
De mon tabouret, je vois très bien la rue principale. Malgré l’alcool, mes yeux restent vifs et scrutent la rue. Je me demande ce que font les filles. Vania doit être en train de claquer le fric qu’on n’a pas, mais Amyris... où est-elle ? Avec Kathy, sûrement. Elle ne fait que ça depuis des jours, coller cette morveuse, et je sais pourquoi. C’est encore et toujours à cause de moi. J’ai compris leur petit stratagème dès que j’ai croisé Kathy aux portes de l’infirmerie. Le regard qu’elle m’a lancé, plein de colère et de dégoût… Elle sait tout. Mais le pire reste Viktor.
Putain !
Quand je pense que ce salaud lui donne un surnom, qu’il la fait sourire devant moi, ça me fout la rage. J’ai failli lui coller mon poing dans la gueule tout à l’heure. Je me demande quand est-ce qu’ils ont eu le temps de se rapprocher, et je ne vois pas. Si elle croit qu’elle va se barrer avec ce mec, elle se fourre le doigt dans l’œil. Je ne la lâcherai jamais, peu importe ses tentatives de m’échapper. Elle fait comme si ce qui s’est passé entre nous n’avait pas d’importance, mais je la connais. Elle a peur, de moi et de ce que je lui fais ressentir, c’est pour ça qu’elle colle Kathy comme une sangsue, même la nuit. Je ne suis pas aveugle.
Si seulement je pouvais me débarrasser de la gêneuse… mais je suis coincé. Kaï me tient en laisse. Si je touche à Kathy, il me le fera regretter. Et je sais que je n’ai aucune chance contre son corps d’acier, à moins de lui enfoncer ma main dans la gorge pour le faire exploser de l’intérieur.
Oui, j’y ai réfléchi.
Ne pas pouvoir approcher Amyris me rend fou. Mais je ne pense pas que ça plaise au Gouvernement. Si Kaï crève, ils perdront leur meilleur chien et moi, je perdrai ma tête. Quand j’y pense… Cet abruti est tombé amoureux, comme un débutant. Je vois bien comment il regarde Kathy, sa façon de la dévorer des yeux. Je les entends baiser parfois, dans la salle de bain, une chambre et même dans les couloirs quand il est incapable de se contrôler. On est pareils là-dessus, et ça me dégoûte.
Mais là n’est pas le problème. Il préfère sauter cette greluche que de régler nos histoires. Je pensais qu’il viendrait me parler, qu’il ferait le premier pas après la tempête d’astéroïdes, mais rien. Il me déçoit tellement. Surtout que je suis persuadé que ça ne durera pas entre eux.
Kaï est mon frère, on est similaires sur beaucoup de choses. On a la violence dans le sang. C’est normal, on passait notre temps à se battre pour pouvoir bouffer quand on était gamins. Ça a laissé des traces. Kathy va le larguer quand elle s’en rendra compte. Ou elle finira par crever comme Anna, et il n’aura plus que ses yeux pour pleurer. Dans les deux cas, il finira comme le mec à côté de moi qui fait tourner son alliance entre ses doigts en chialant. Seul, malheureux et noyé dans l’alcool, à essayer d’oublier qu’il n’a jamais cru en quelque chose d’aussi destructeur que l’amour.
Sauf si c’est lui qui se débarrasse d’elle.
Kaï est un très bon menteur, manipulateur. Je ne serai pas étonné qu’il joue la comédie. Comme moi avec Amyris. Enfin, je crois ? La vérité, c’est que je ne sais plus. Je ne veux pas l’accepter, mais une part de moi sait que je suis déjà foutu. J’ai laissé ce poison me ronger.
L’amour.
J’ai beau m’enfoncer dans l’alcool, essayer de m’étourdir, cette putain de vérité me frappe en pleine gueule à chaque fois que je l’imagine dans les bras de Viktor. Ce que je pensais être un besoin de possession, un prétexte pour me divertir n’était qu’une excuse pour cacher la vérité.
Je l’aime.
Je l’aime à remettre en cause toute ma vie, tout ce que Castiel m’a appris. Tout ce qui ne change pas, c’est mon avis sur le sujet : l’amour rend fragile. Et je déteste ce qu’elle me force à ressentir parce que ça m’a fait devenir un faiblard. Depuis que je l’ai admis, je me sens piégé comme un rat. Je sais que je vais me détruire pour elle. Comme tous les autres cons qui sont tombés amoureux.
Je ne peux pas m’empêcher de ressentir cette rage sourde quand j’y pense. Elle me ramène encore et toujours à Kaï, ce putain de frère parfait. Celui qui a tout, qui incarne tout ce que je n’ai jamais réussi à être, et que je ne serai jamais. Lui, il saurait comment aimer Amyris. C’est un homme droit, sûr de lui, capable de faire les bons choix, de se détacher de son passé sans se laisser bouffer par ses démons. Moi, je suis incapable d’avancer. Je tourne en boucle depuis dix ans : le désir de vengeance, le cartel, ma vie de criminel et mon passé. Une bonne vie de merde qui me colle à la peau. Comment il fait, ce connard, pour vivre normalement et être aussi fort sans fuir ses sentiments ? Si seulement, je pouvais devenir comme lui…
— Une autre, mon beau ?
Je lève les yeux vers la barmaid. Il ne reste déjà qu’un fond dans la bouteille qu’elle m’a donné. Je fais « non » de la tête, et j’ai l’impression que mon cerveau cogne contre ma boîte crânienne. Il faut que j’arrête de boire, je commence à délirer, à devenir sentimental. Mais je vais quand même finir la bouteille, je n’aime pas gaspiller. J’avale les dernières gouttes d’alcool et fixe la rue par la vitre terne.
Amyris.
Son nom me fait mal au cœur. Et à la queue. Qu’est-ce qui va se passer quand on arrivera sur Terra Firma II ? Je vais la perdre. Soit parce que je vais mourir ou parce qu’elle mourra. Dans tous les cas, mon amour ne survivra jamais. Pourtant… pourtant, je voudrais qu’il survive. Est-ce qu’un jour arrivera où je pourrai la regarder dans les yeux et lui dire que je l’aime sans rien craindre ? Pire, est-ce qu’un jour je pourrai l’aimer assez fort pour la marier ?
Le chasseur est devenu la proie.
Je retiens un hoquet. C’était la goutte de trop. La goutte qui me fait perdre la tête et dire n’importe quoi. Je ne veux pas être vulnérable, je ne veux pas m’attacher au point de m’inquiéter pour quelqu’un. Ce n’est pas moi, ça. Je préfère être seul, avoir le contrôle et surtout, être fort. Je ne dois pas m’éloigner de mon objectif.
La solitude n’est pas synonyme de force, mais plutôt de vide.
— JE NE SUIS PAS COMME ÇA ! JE NE CHANGERAI JAMAIS ! je hurle soudainement.
La barmaid sursaute et lâche le verre qu’elle était en train d’astiquer. Le bruit du verre brisé est étouffé par les hurlements encourageants des hommes qui me répondent. Elle insiste et me propose un autre verre. Je secoue la tête et descends du tabouret, manquant de me vautrer par terre. Assez bu pour aujourd’hui, sinon je vais finir par avouer ces foutus sentiments ou plonger dans un coma éthylique. Je quitte le bar en essayant de rester droit, ignorant l’expression déçue de la vieille femme qui me voit partir sans tenir ma promesse de réconfort.
Désolé, chérie, mon cœur est déjà pris.
Dehors, la nuit commence à tomber. L’air frais me claque au visage, atténuant un peu l’ivresse qui me fait tanguer. Je ne sais pas si je vais réussir à rentrer au vaisseau dans mon état. C’est malin.
Je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai autant bu ; ça remonte sûrement au jour où j’ai découvert que Kaï travaillait pour le Gouvernement. J’essaie de me concentrer sur autre chose que ça, mais c’est peine perdue. Quand ce n’est pas Amyris qui me prend la tête, c’est lui. Je pense à ce qu’il est devenu, à cette merde entre nous. J’ai envie de le confronter, de balancer tout ce que je pense, mais je sais que ça finira en carnage. Et je suis trop fatigué pour ça. Pour l’instant, en tout cas.
Je m’adosse contre le mur pelé du bar, au milieu des autres alcooliques en pleine descente. Je suis au bord de l’évanouissement, à deux doigts de dégueuler. Et puis, je la vois.
Ma poupée, ma névrose.
Amyris est là, avec Kathy bien sûr. Je la reconnaîtrai entre mille avec ses cheveux blancs qui brillent sous les derniers rayons des soleils. Elles sortent d’une ruelle. Mon souffle se coupe net en la voyant. Bordel, ce n’est plus la même fille que tout à l’heure ! Elle a troqué sa dégaine de prisonnière pour une tenue noire qui la moule comme une seconde peau. Ses courbes… Putain, elles crèvent l’écran. Ce corps, je pourrais le dessiner les yeux fermés tellement je le veux, et encore plus maintenant.
Cette image d’elle me retourne le cerveau, et je sens tout mon sang descendre entre mes jambes. Elle a toujours été belle, mais là… là, elle dégage une confiance, une puissance qui me clouent sur place. Je me demande ce qu’il s’est passé, pourquoi elle s’est changée subitement. Est-ce que c’est pour plaire à Viktor ? Putain, j’espère pas.
Tout le monde se retourne sur son passage et bien sûr, tous ceux qu’elle croise sont des hommes qui la matent sans retenue. Ça m’énerve. Mon cœur cogne dans ma poitrine, je sens la chaleur monter, cette chaleur qui me brûle à chaque fois que je la regarde. Je comprends pourquoi ces salauds réagissent comme ça, mais ça m’agace profondément. Je ne veux pas qu’ils la regardent, qu’ils pensent à elle ou qu’ils s’imaginent pouvoir la posséder. L’idée qu’un autre puisse la toucher me rend malade. Je ne suis pas un menteur, je ne mens jamais, et je n’ai pas menti quand je lui ai dit que je ne laisserai personne d’autre l’avoir. Je crois que c’est à cet instant que j’ai compris que j’étais foutu. Quand la tenir dans mes bras, l’entendre jouir m’a procuré un sentiment d’apaisement inexplicable.
Et puis, comme pour me narguer, elle sort un grand tissu blanc de nulle part et le jette sur ses épaules. Elle cache son corps, nouant le ruban doré avec des gestes élégants, presque comme si elle savait que je la regardais. Elle continue sa route comme si de rien n’était, et moi, je reste planté là, partagé entre l’envie de la rattraper et celle de la laisser filer.
Cours-lui après !
Mais si j’approche, son garde du corps va me geler sur place. Un mélange de mélancolie et de désir brutal m’envahit, un truc que je contrôle de moins en moins ces derniers jours. Je repense à tout ce qu’on a vécu, ces moments que j’ai forcés, cette tension entre nous et toutes les fois où elle m’a provoqué. Ce baiser volé, son corps nu contre le mien, l’odeur de sa peau, ses cris de plaisir, sa façon de prononcer mon nom, et l’instant où elle s’est abandonnée à moi. Je voudrais revivre chacun de ces moments. Ces souvenirs sont loin, mais en même temps, ils me collent à la peau.
Et maintenant, elle me manque.
Dès le moment où elle s’est enfuie de ma chambre, elle m’a manqué. Je ne lui en veux même pas de m’avoir frappé. J’ai gardé ses vêtements, ceux que je lui ai arrachés presque de force. J’ai hésité à m’en débarrasser, mais leur odeur m’en a empêchée. C’est comme si elle était toujours près de moi. Je dors avec, comme un gamin avec son ours en peluche.
Putain, j’ai vraiment trop bu.
Je dois me rendre à l’évidence : dès qu’elle n’est pas là, je la cherche partout. Cette femme a réussi à me mettre à genoux. Je passe une main dans mes cheveux, essayant de virer ces pensées qui ne sont pas censées exister. Je la désire, mais je refuse de l’aimer. Je ne peux pas. C’est trop dangereux.
Je la regarde s’éloigner, et je me demande si elle sait vraiment ce qu’elle représente pour moi. Est-ce qu’elle a conscience qu’elle est ma seule lumière dans ce trou noir ? Non, elle ne doit jamais le savoir. Si elle comprend ça, elle me brisera en mille morceaux. Je dois rester loin d’elle, peu importe les sentiments qui m’animent. Peu importe la douleur.