LES NÉVROSES D'AMYRIS
L'assassine
Lorsque j’ai vu Kyle pour la première fois, j’ai immédiatement compris qui il était : un homme froid et dangereux, autant sur le plan physique que psychologique. Il ne m'a fallu qu'un seul regard pour sentir que ce type n'était pas juste un voleur de pommes. Non, il dégageait une menace latente, un parfum de danger si palpable qu’on pourrait en faire une liqueur douce-amère. Pour la première fois dans ma vie, j’ai éprouvé une difficulté à soutenir le regard de quelqu'un. Moi qui ai vu la mort se refléter mille fois dans les yeux de mes victimes.
La dangerosité qu’il dégage est à la fois un avertissement et une tentation irrésistible. Maintenant, je subis les conséquences de mon impertinence envers lui. Qui aurait cru que ce psychopathe aurait l’audace de s’introduire dans ma sphère intime ? J’en ai vécu des événements choquants mais celui-là, c’est la goutte de trop.
Kyle n’a aucune limite, aucune morale. Tout ce qu’il veut, c’est s’amuser. Mon courage naturel s’évapore entre ses griffes dès qu’il pose ses yeux sanglants sur moi. Je suis censée être une femme forte, indépendante, capable de naviguer à travers les tempêtes sans me perdre. Pourtant, face à lui, cette force se dissout comme du sucre dans l’eau. Je me hais pour cette vulnérabilité. C’est d’un pathétique innommable !
C'est terrifiant de savoir qu'il arrive à me faire trembler, moi qui n'ai jamais failli malgré le nombre incalculable de cadavres qui s'empilent à mes pieds. Je me souviens de l'odeur métallique du sang et de la pourriture, des hurlements de terreur, du silence pesant après la mort, mais rien de tout ça ne m'a fait vaciller comme lui. Et ce n’est pas la peur qui me fait trembler, c’est bien plus. C’est comme si je perdais ma raison à chaque fois qu’il est là.
J’ai toujours été seule, non par préférence mais par nécessité. Les relations, c’est trop compliqué pour quelqu’un comme moi. Je n’ai pas envie de rendre des comptes, de me justifier ou de partager ma vie. On pourrait croire que c’est de l’égoïsme, mais c’est plus profond que ça : je suis vide de sentiments. Ressentir des émotions, c’est trop pour mon petit cœur déjà bien amoché. Ma vie est déjà assez chaotique sans que j’aie besoin d’en rajouter. Mon aversion pour les sentiments ne sort pas de nulle part. Elle est liée à mon passé, à la perte d’Alia. J’ai aimé ma sœur plus que tout, ma seule famille. Sa mort a emporté avec elle une part de mon cœur, me laissant vide comme un sac troué.
Cela dit, même un cœur de pierre a ses besoins, et le sexe en fait partie. J’ai toujours trouvé du réconfort dans des rencontres sans lendemain. Une nuit par semaine avec un inconnu, puis je disparais à l’aube, sans attache, sans promesse. C’est comme ça que j’ai appris à gérer mes besoins, en laissant les émotions et les complications à la porte. La seule compagnie que je tolère est celle de ma solitude bien-aimée.
J’aimerais que ce soit aussi simple avec Kyle, que je puisse surmonter ça avec la même facilité qu’on tourne une page. Il n’est qu’un homme tordu de plus sur mon chemin, pas si différent de tous ceux que j’ai rencontré. Alors pourquoi avec lui, je n’arrive pas à passer outre ? Il a déclenché quelque chose en moi, quelque chose qui n’aurait jamais dû refaire surface. Je ne sais pas comment il a fait, mais il a réussi à défoncer ma carapace, touchant ce petit quelque chose de vulnérable. Sa toxicité est une forme d’affection que je ne savais même pas que j’avais besoin.
Je regrette amèrement toutes mes petites provocations, maintenant. Le pire, c’est que je ne peux pas dire qu’il ne m’avait pas prévenu, parce qu’il l’a fait dès notre premier échange. Mais la petite idiote que je suis en a fait qu’à sa tête !
Depuis notre dernière confrontation, je me retrouve plongée dans une spirale infernale, oscillant entre craintes et désirs. Sa cruauté sans fin, ses gestes déplacés, et ses mots acides sont devenus mon quotidien, mais ce qui m’angoisse vraiment, c’est cette dépendance émotionnelle qui me guette à mesure que son jeu sadique se transforme en cage.
Le paradoxe est cruel : malgré le festival de traumatismes qu’il me sert, c’est cette même toxicité qui m’attire comme un papillon vers la lumière. Je tente de me convaincre que mon aversion pour lui demeure intacte, mais la vérité est qu’elle se transforme en obsession. Ça pourrait n’être qu’une réaction passagère suite à ce changement brutal de vie, une sorte de dérapage émotionnel que je pourrai maîtriser facilement. Pourtant, chaque rencontre avec lui est un rappel brutal que je ne contrôle rien du tout.
Sa force et sa détermination me laissent sans voix, et son imprévisibilité me déstabilise. Ce qui m’effraie le plus, c’est la façon dont il fait palpiter mon cœur par sa simple présence. Malgré tous mes efforts pour rationaliser cette névrose absurde, il devient clair que la situation m’échappe complètement et que j’en souffre profondément. Le comble pour quelqu’un comme moi qui se vante que rien ne peut l’atteindre. Accepter cette fragilité est un choc équivalent à se prendre une balle en plein cœur. C’est comme si chaque interaction avec lui sapait un peu plus mon auto-contrôle, me plongeant dans un état de faiblesse que je pensais impossible à atteindre.
En fin de compte, je me trouve dans une lutte constante entre la tentation de céder à ce désir inavouable et le besoin de maintenir ma dignité émotionnelle intacte. Et qu’est-ce que j’ai trouvé de mieux à faire face à ça ? M’enfermer dans ma chambre comme une adolescente en crise. C’est de loin l’idée la moins brillante que j’ai eu, mais je n’ai pas beaucoup d’options à bord de ce vaisseau !
Je devrais le confronter, lui montrer qui je suis : impitoyable et sans peur. Mais en repensant à son absence totale de réaction quand je l’ai menacé, je me sens insignifiante, un vulgaire insecte sous sa botte. L’incertitude de ce qu’il pourrait faire lors de notre prochaine rencontre m’angoisse. Avec lui, tout est imprévisible, alors je préfère garder mes distances. Son souffle, son parfum, sa chaleur, tout est encore là, comme une marque indélébile.
Chaque geste, chaque mot m’a laissée avec des cicatrices invisibles. À chaque fois que je ferme mes paupières, je revis ses lèvres brûlantes, sa langue, ses mains qui me parcourent. Les souvenirs de son toucher me hantent, et son ombre semble toujours derrière moi, prête à m’engloutir. Je me recroqueville sur moi-même et plonge la tête entre mes genoux, serrant de plus en plus fort le tissu de mes vêtements.
Je ne dois pas faiblir.
Kathy frappe à la porte. C’est la dixième fois en trois jours. Je la comprends, elle s’inquiète. Depuis nos petites confidences dans la salle de bain, on se voit plus souvent, enfin jusqu’à maintenant. La seule excuse que j’ai trouvée est de prétendre être malade. C’est pitoyable, lâche au possible. La vérité, c’est que j’ai perdu tout mon courage et ma détermination, et je n’ai pas envie d’apparaître aussi faible. Je sais qu’elle va me bombarder de questions si je la laisse entrer, et je n’ai pas la force de lui avouer mes tourments. La réalité de ce que je suis en train de devenir est insupportable, trop humiliante pour que j’arrive à l’accepter et la partager.