ANNA ET EDEN : LES ORIGINES
La hackeuse
Depuis que l’on a mis les pieds sur ce vaisseau, Eden et moi avons su rester discrets. Pas que ce soit facile, mais nous avons toujours eu un don pour passer inaperçus. Manipuler les systèmes informatiques sans éveiller les soupçons, c’était notre métier ; aujourd’hui, ce n’est plus qu’un passe-temps. Les caméras ne nous voient pas, les autres détenus nous ont presque oubliés, et honnêtement, ça nous convient. Cela nous permet de vivre tranquillement dans notre petit coin, loin du chaos. Ici, dans notre base secrète, entourée de câbles et d’écrans bricolés, j’ai l’impression de retrouver un peu de normalité. Le monde extérieur nous paraît si loin, demeurant réel seulement dans nos souvenirs.
Eden est convaincu que cette mission que l’on nous a confiée cache quelque chose de plus sombre, et il se trompe rarement. Ce que je prenais pour de la simple curiosité s’est transformé en une chasse à la vérité. Il cherche des réponses, des preuves pour confirmer ses soupçons. Et je comprends sa méfiance. Je sais qu’il a été témoin dans son passé des horreurs perpétrées par ceux qui détiennent le pouvoir. Ses parents ont disparu après avoir dénoncé une affaire de corruption, pensant bien faire, et Eden ne les a jamais retrouvés. Ils sont probablement morts pour avoir mis leur nez dans des affaires secrètes. C’est cette douleur, ce besoin de justice qui le pousse à chercher ce qui cloche. Et c’est ça que j’aime chez lui. Sa force, sa rage de se battre pour ce qui est juste, peu importe l’issue.
Avant lui, ma vie était… banale. Une école de commerce, un mariage arrangé, un avenir tout tracé. Mais je détestais ça. Je détestais ce que la société attendait de moi, surtout en tant que femme. Et puis, j’ai découvert mon talent pour le craquer les systèmes informatiques. Ça a tout changé. C’était comme si j’avais enfin trouvé ma place dans le monde.
C’est à ce moment que j’ai rencontré Eden, sur un forum douteux, quelque part sur le darknet[1]. L’amour a frappé dès notre premier échange. Je suis tombée amoureuse d’un parfait inconnu, d’un cybercriminel redoutable, qui m’a montré la vraie vie. N’importe qui aurait tout arrêté en apprenant qui il était, pas moi. Je lui ai demandé de m’apprendre, de m’aider à me perfectionner, et j’ai fini par l’accompagner sur le chemin de la cybercriminalité.
Ma vie n’a jamais été aussi palpitante depuis le jour où je lui ai dit oui… Mais parfois, j’avoue, je rêve d’autre chose. Une petite maison à la campagne, des enfants, un chien et deux chats, une vie paisible… Malheureusement, je sais que ce n’est pas pour nous. Pas pour lui. Eden ne pourra jamais s’arrêter. Il vit pour ça, pour découvrir la vérité, pour se battre. Alors je le soutiens, même quand j’ai l’impression qu’on s’éloigne un peu.
Sur ce vaisseau, on a réussi à se trouver un coin tranquille, juste pour nous. Notre petit cocon, comme on l’appelle. C’était censé être un simple refuge, où on pourrait se retrouver, se détendre, faire ce qu’on a à faire loin des regards. Je me suis dit que c’était peut-être le début de mon rêve, même si ce n’était pas exactement ce que je voulais. Et puis, ça s’est transformé en une vraie base d’opérations.
Grâce à son pouvoir – la manipulation subatomique –, Eden a fabriqué tout un tas d’objets indispensables : ordinateurs, disques durs, bureaux… et même un lit ! Tout ce que nous avions lorsqu’on était sur Terre, dans notre petit studio sous-terrain. Il était tellement heureux quand il a compris qu’il pouvait absolument tout faire, sans limites. Je ne l’avais pas vu aussi heureux depuis longtemps – la dernière fois remonte au jour de notre mariage, je crois. Ça m’a fait chaud au cœur de le voir retrouver cette étincelle, et j’ai vite mis de côté l’idée qu’on soit enfin en paix.
Maintenant, on passe nos journées ici, à pirater le vaisseau, à espionner les autres, à chercher des informations sur le Gouvernement. C’est devenu une routine. On ne sort que pour manger, prendre une douche et aller au petit coin.
Il y a des moments où je me demande si tout ça en vaut la peine, mais quand je le regarde, je me dis que oui. C’est pour ça qu’on se bat. Pour nous. Pour nos croyances. Même si pour l’instant, c’est moi qui fais tout le boulot.
Eden ne se lasse jamais d’espionner nos compagnons de voyage à travers les caméras disséminées un peu partout sur le Universe One. Pour lui, c’est comme ça qu’il « fait connaissance » avec eux. Il faut dire que les relations sociales, ce n’est pas son fort. Il préfère largement observer de loin plutôt que de discuter directement avec les gens. Ça me fait sourire, parfois. Parce que j’aimerais bien m’en faire des amis… et puis je relis leurs dossiers de détenus.
Parmi eux, Kyle est probablement le plus dérangé. C’est difficile à croire qu’un seul homme ait pu causer autant de dégâts. Ses cibles étaient principalement des membres haut placés du CG, mais il n’a jamais hésité à sacrifier des innocents en chemin, toujours sur les ordres de son chef mafieux et pour son propre plaisir aussi. Pourtant, il est loin d’être le plus dangereux de tous. Ce n’est qu’un gamin qui a eu la mauvaise éducation et qui a manqué de chance.
Par contre, Viktor… Lui, c’est une autre histoire. Il me donne des frissons. Rien que de savoir qu’il est dans les parages me met mal à l’aise. On garde un œil sur lui, mais je serai bien plus tranquille s’il était dans une cellule, privé de sa liberté de mouvement avec un pistolet pointé sur la tempe. Même avec deux Kyle, on serait plus en sécurité. Je sais que le moment viendra où nous devrons le confronter, et je le redoute.
Et puis, il y a les autres. Quatre autres âmes torturées avec des dossiers tout aussi perturbants. Ils ont tous traversé des épreuves terribles, des enfances marquées, des vies brisées. C’est fou comme le Gouvernement a su exploiter leurs faiblesses, leurs cicatrices pour en faire des pions désespérés. On est tous si différents, mais en même temps, tellement similaires. Ça me fait de la peine, quand j’y pense. Malgré tout, je ne peux pas m’empêcher de ressentir une certaine compassion pour eux.
Mais je n’ai pas le temps de m’apitoyer, je m’acharne sur mon clavier. La lueur froide de l’écran brûle mes yeux fatigués. Mes doigts volent sur les touches à la vitesse de l’éclair, mais rien à faire, ce pare-feu est une vraie forteresse. Je grogne, agacée, et ça finit par attirer l’attention d’Eden. Il s’approche doucement de moi, pose une main rassurante sur mon épaule dénudée avant d’y déposer un baiser léger.
— Qu’est-ce qui se passe, mon cœur ? murmure-t-il, avec cette douceur qui contraste toujours avec l’intensité de la situation. Tu as l’air de galérer.
Je soupire, et passe une main sur mon visage épuisé.
— Ce pare-feu est coriace. J’ai essayé toutes les failles que je connais, mais rien à faire, ça ne passe pas !
Il se penche pour regarder l’écran, glissant une main dans ses cheveux en bataille – un geste que j’adore chez lui. Il est tellement sexy quand il réfléchit que j’ai envie de le mordre. Mais je dois rester concentrée.
— Peut-être qu’il y a une autre approche. On pourrait essayer de passer par le réseau interne du vaisseau. Si on réussit à entrer de l’intérieur, on pourrait contourner leurs défenses.
Je hoche la tête, déjà plus motivée à l’idée de tester cette nouvelle stratégie.
Eden est bien plus expérimenté que moi dans ce domaine, et je lui fais confiance les yeux fermés. C’est le meilleur de tous les hackeurs, sans aucun doute. Je sens qu’une leçon particulière s’impose après ce piratage réussi…
Je dépose un baiser sur sa joue, sans doute un peu trop affectueux pour la situation.
— Merci, mon cœur. Je ne sais vraiment pas ce que je ferai sans toi.
Il me rend mon baiser, glissant sa main dans mon cou pour me rapprocher de lui.
— Toujours là pour toi, Madame, murmure-t-il avec ce petit sourire en coin qui me fait craquer.
On se remet au travail, plus concentrés que jamais. Je m’occupe de modifier les paramètres du réseau pendant qu’Eden navigue à travers les couches de sécurité du vaisseau. On forme une véritable équipe, parfaitement coordonnée. Chaque geste, chaque mot, tout est fluide entre nous.
Les heures passent sans qu’on s’en rende compte, rythmées par nos murmures, nos regards complices, et nos échanges techniques. On est tellement absorbés qu’on en oublie presque où on se trouve et le danger qui rôde.
Finalement, après des heures d’efforts, une petite brèche s’ouvre dans le système.
— On y est presque, souffle Eden, les yeux rougis à force de fixer l’écran.
Je le regarde, à bout de force mais pleine d’espoir.
— Encore un petit effort, ajoute-t-il, les sourcils froncés de concentration.
Je hoche la tête, mes doigts volant sur le clavier, portés par une détermination sans faille. On est sur le point de découvrir les dossiers les plus enfouis, les plus secrets du système gouvernemental. Je sens mon cœur battre de plus en plus fort lorsque le pare-feu cède enfin, nous ouvrant l’accès total aux données cachées. Un soupir de soulagement m’échappe, un sourire triomphant s’étire sur mes lèvres… avant de se muer en un cri d’horreur.
Eden avait raison.
Tout ce que l’on nous avait dit, promis, toutes ces histoires de planète mourante, de voyage à la recherche de Terra Firma II… Ce n’était qu’un rideau de fumée. Une immense mascarade pour cacher les véritables plans du Conseil.
À l’écran, les informations et les images défilent, révélant des vérités bien plus sombres que tout ce que nous avions pu imaginer. Mon souffle se bloque. Je sens la panique monter, mes doigts se figent sur le clavier. Je me tourne lentement vers Eden, les yeux écarquillés, remplis d’une terreur grandissante.
— C’est quoi ce bordel ? murmuré-je, la voix tremblante.
— Ça, c’est le véritable visage de ceux qui nous gouvernent, mon cœur, me répond-il en serrant les dents. On s’est bien fait avoir !
Je secoue la tête, incapable de comprendre comment quelque chose d’aussi gros a pu passer inaperçu aux yeux de la population.
— Comment ils ont pu… ? Pourquoi cacher tout ça derrière une mission spatiale ? On n’est pas des chiens ! Ils n’ont pas le droit de faire ça !
Je sens mes mains trembler, la détresse m’envahit complètement. Eden pose une main sur mon épaule, essayant de me calmer, mais la colère et l’injustice me brûlent de l’intérieur.
— Parce qu’ils savaient que personne ne se porterait volontaire pour un truc aussi inhumain. Ils ont joué sur notre besoin de liberté pour nous piéger, et sur le désespoir du peuple pour financer leurs magouilles.
Je n’arrive pas à croire ce que je lis, pourtant c’est écrit noir sur blanc. C’est pire que tout ce que j’avais imaginé. Chaque détail pointe vers une conclusion glaçante : Terra Firma II est notre destination finale. Nous ne sommes pas des explorateurs, encore moins des super-héros ou les sauveurs de l’humanité. Non, nous sommes des cobayes. Des expériences destinées à créer une nouvelle race d’armes surhumaines. Et la soi-disant planète viable que nous sommes censés découvrir ? Juste un abri pour leurs laboratoires d’expériences secrètes avec une prison spéciale pour nous accueillir, loin de la Terre et des regards. La population est en train de mourir, et ils ne pensent qu’à dominer la galaxie !
Le choc me coupe le souffle. Je reste figée un moment, le cerveau en ébullition, incapable d’ordonner mes pensées. Comment nous avons pu être manipulés ainsi, avec autant de facilité ? J’essaie de me calmer, mais c’est impossible. Une alarme silencieuse apparaît soudainement sur l’un des écrans. Mon cœur fait un bond.
— Quelqu’un essaie de tracer notre connexion ! m’écrié-je, le souffle court.
Eden, toujours le plus rapide et le plus calme sous pression, réagit immédiatement.
— Je vais rediriger le signal sur plusieurs serveurs sur Terre. Ne t’inquiète pas, je gère. Toi, télécharge les dossiers. On doit garder ces infos, même hors connexion.
Je hoche la tête, obéissant sans poser de questions, et me mets à transférer les données sur les clés USB qu’Eden a fabriquées. Mes mains tremblent de plus belle, mais je ne peux pas me permettre de flancher maintenant.
— C’est bon pour moi, dis-je, la voix chevrotante.
— Moi aussi. On se déconnecte !
D’un geste rapide, il coupe la connexion et tout se fige. On a réussi. On a découvert la vérité, et on a sécurisé notre position.
Je laisse échapper un soupir long et profond, un mélange de soulagement et d’angoisse. Eden m’attire doucement contre lui, et me se serre dans ses bras. C’est un de ces moments où les mots ne servent à rien. Où l’on sait que nous avons réussi quelque chose d’énorme, mais que la gravité de notre découverte nous coupe toute envie de célébrer.
Peu à peu, la joie fait place à un silence lourd. Nous ne pouvons plus faire semblant, plus ignorer ce que l’on sait à présent. Cette vérité nous dépasse, elle est trop monstrueuse pour rester passifs. Nous devons agir, vite. Les autres détenus ont le droit de savoir. Eux aussi ont été trompés, utilisés, comme nous. Il n’a jamais été question de liberté, ce n’est qu’une carotte pour nous appâter.
Je me lève, le cœur serré, et commence à ranger le caisson qui me sert de bureau espérant mettre aussi de l’ordre dans mon esprit. Je suis tellement en colère que je vois trouble. Notre avenir, notre mission… Tout n’était qu’un mensonge. Eden me prend la main, nos doigts s’entrelacent instinctivement. Il m’entraîne doucement dans le couloir. On sait tous les deux ce qu’il nous reste à faire. Nous devons réunir les autres au plus vite pour qu’ils nous aident à tout arrêter. Et espérons que l’un d’eux ne se mette pas en travers de notre route.
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