Les murs de ma chambre semblent se rapprocher alors que je les observe en attendant Morphée. Je n’arrête pas de réfléchir, de m’interroger. Impossible de calmer le flot de pensées qui déferle dans mon esprit. Tout me ramène à cette question obsédante : qu’ai-je fait de ma vie pour en arriver là ?
Je me sens démunie face à la profondeur de mes sentiments. Je suis confrontée à quelque chose d’inédit, quelque chose que je ne pensais plus pouvoir ressentir un jour. J’ai toujours cru que la solitude, le sang et la violence seraient mes seuls compagnons.
Depuis mes treize ans, j’ai su qu’une existence rangée n’était pas une option. Mon destin s’est imposé à moi, et je l’ai accepté sans lutter. Peut-être qu’avec un peu de volonté, j’aurais pu en décider autrement, mais je n’avais pas les épaules pour me battre. J’ai choisi la facilité. L’abandon, le déni. Après tout, pourquoi s’acharner ? La vie est déjà assez compliquée comme ça. C’est humain, de fuir la difficulté. De se contenter de ce que l’on a et de ce que l’on nous offre, de se satisfaire du nécessaire. De mon point de vue, c’est même la recette du bonheur.
Alors pourquoi maintenant ? Pourquoi ce doute ? Pourquoi ce vide qui me dévore ?
Sont-ce les décisions que j’ai prises – que je pensais sans importance – qui ont entaché mon destin et fait de moi cette femme vide et sans cœur ? Est-ce mon karma qui me revient en pleine figure ? Je croyais ne plus rien ressentir. Ou peut-être ai-je simplement appris à étouffer mes émotions à tel point qu’elles me semblent inexistantes. Mais avec lui, c’est différent. Avec lui, je revis. J’oublie aussi. Et à cause de lui, je prends des décisions stupides qui me mènent inexorablement à ma perte.
Le silence glacial des couloirs distordus me pèse. Cette obscurité oppressante, seulement troublée par les diodes luminescentes en veille, m’effraie autant qu’elle m’anime. Une peur enfantine refait surface, une peur que je m’acharne à combattre du haut de mes vingt-sept ans. J’essaie de passer outre, d’ignorer ce qui pourrait se cacher dans le noir en me concentrant sur mon objectif... mais lequel ?
Je déambule aléatoirement dans ce corridor sans fin, m’éloignant toujours plus de la sécurité de ma chambre. Je sais que je cherche quelque chose. Non, quelqu’un. Lui.
Il surgit des ombres, comme s’il avait entendu mon appel silencieux. La lumière tremblotante au-dessus de lui ne révèle que partiellement son visage, mais ses yeux sanglants et son sourire carnassier sont bien visibles. Il ne bouge pas. Il attend, me barrant la route sans aucun scrupule.
Un frisson me parcourt l’échine. Ma respiration se fait erratique, mon cœur cogne contre mes tempes. Je suis glacée et en feu à la fois. Chaque rencontre avec lui provoque la même réaction. La même terreur…
Cours !
… et le même désir.
Reste.
Il le sait, il le sent. Comme au premier jour.
Je lutte, mais mon corps me trahit. Mes jambes avancent alors que je leur hurle d’arrêter.
Le voilà, le véritable problème.
Face à lui, mon corps se détache de mon esprit. Je n’ai plus le contrôle. Sa présence me subjugue, m’ensorcelle. Avec lui, je ressens enfin. Peur, angoisse, douleur, désir, envie, plaisir. Autant d’émotions contradictoires qui me consument et me font exister. Et j’oublie aussi. Mes démons, mes tourments, mes névroses.
Je sais que mon comportement est irrationnel. Que je devrais fuir. N’importe quelle femme le ferait. Mais je ne peux pas. Je suis dépendante de chacun des sentiments qu’il me procure, qu’il soit négatif ou positif. Leur intensité est telle un soleil qui irradie et brûle tout sur son passage, le vide, la noirceur, et la solitude.
Tout près de lui, j’attends qu’il daigne me donner son attention. Parfois, j’ai peur qu’il soit frappé par un coup de folie, qu’il me supprime d’un geste, juste parce que ça lui fait plaisir. Et puis je me rappelle qu’il semble avoir besoin de moi autant que j’ai besoin de lui. Cette pensée m’apaise… jusqu’à ce que ce soit moi qui ressente l’envie de lui tordre le cou.
Je le déteste autant qu’il m’attire.
Et c’est bien là mon autre problème.
Il ne cherche qu’une chose : me posséder comme un vulgaire trophée. Il aime me voir trembler sous son emprise, m’entendre supplier, pleurer. Je hais les hommes comme lui. Je me hais de lui offrir ce pouvoir.
Alors je le défie. Mon regard se fait dur, mon sourire narquois. Je veux qu’il s’inquiète de ma présence, comme moi avec lui. Qu’il comprenne qui je suis, ou du moins qui j’étais. Une tueuse sanguinaire, une meurtrière sans pitié. Une femme dont il devrait avoir peur. Je voudrais, au moins une dernière fois, être capable de mettre un homme à genoux par la seule force de mon aura et le forcer à implorer ma clémence.
Mais j’ai promis de ne plus être ce monstre. De chercher la rédemption. Pour elle.
Et dans ce couloir distordu, sous cette lumière cruelle, mes cris finissent par briser le silence. Alors que le vaisseau semble figé dans le temps, nous dansons tous les deux parmi les fantômes de notre passé. Et il s’amuse comme un diable.
Je me regarde sombrer, pantin entre ses mains, jusqu’à ce qu’il n’ait plus besoin de moi et qu’il me jette comme un jouet cassé. Ce jour viendra. J’ignore quand, j’ignore comment. Mais quand tout s’arrêtera, que deviendrai-je sans lui ?
Pour l’instant, je me laisse porter par cette illusion doucereuse, bercée par sa voix rocailleuse qui murmure, suave et cruelle :
— Cris, petite poupée. Rappelle-moi à quel point tu m’appartiens.