AMYRIS : LES ORIGINES
L'assassine
Notre maison volante trace son chemin à une vitesse vertigineuse à travers l’immensité de l’espace. Les kilomètres défilent sur la console principale, attestant de notre éloignement définitif de la Terre.
Je suis installée confortablement devant un large hublot, une tasse de thé noir aux arômes fruités entre les mains. Oui, c’est possible dans l’espace. Comme quoi, même à des années-lumière de la civilisation, on trouve toujours des petites choses pour se réconforter. La vue est sublime. Des milliards d’étoiles scintillent dans l’infini… qui n’a pourtant rien de libérateur. Même l’univers est une cage, aussi vaste soit-il.
La salle de contrôle est animée d’un silence pesant. Tous les autres sont là, mais personne ne parle. On se suit d’une pièce à l’autre, errant comme des fantômes, incapables de briser cette étrange attente. Nous faisons tous de notre mieux pour montrer notre bonne volonté – pour ne pas finir décapiter. Je suis tentée de dire quelque chose pour briser la glace, et puis je me rappelle que les relations sociales ne sont pas mon fort. La dernière fois que j’ai essayé de parler à quelqu’un, j’ai dû le tuer ensuite. Je préfère donc m’abstenir.
Le type aux cheveux rouges – probablement une teinture ratée – consulte la trajectoire sur l’écran de bord, comme s’il pouvait la changer. Les autres tournent en rond, prisonniers de leur propre ennui. Près de moi, le garçon aux cheveux de jais, celui qui portait des lunettes noires à l’embarquement, fixe lui aussi l’extérieur. Il jette des coups d’œil furtifs dans ma direction.
Ah, le voilà le courageux du jour.
Je sens qu’il va m’aborder. Pourtant, mon expression froide devrait suffire à dissuader n’importe qui. Je ne suis pas assez repoussante avec mes sourcils froncés et mon sourire pincé ?
Nos regards se croisent. Comme s’il n’attendait que ça, il s’approche et s’assoit. Trop près. À croire qu’il ignore le concept d’espace personnel. Sa peau est pâle, presque translucide sous la lumière artificielle, et je me demande s’il n’est pas sur le point de faire un malaise. Ses lèvres rosées sont quasiment rouges tellement il n’arrête pas de les humecter. Le bruit est insupportable, je suis à deux doigts de lui arracher la langue.
— Alors, murmure-t-il, t’es là pour quoi, toi ?
La question que tout le monde se pose, mais que personne n’ose formuler à voix haute.
Je plonge mes yeux dans les siens. Noirs, pétillants, brillants de curiosité. Il veut une réponse ? Très bien. Je suis ici parce que la justice m’a attrapée la main dans le sac – ou plutôt, dans un cadavre que je balançais du haut d’un pont. Mauvais timing. Fin de la partie. Tuer pour de l’argent n’amène qu’à deux endroits : la tombe ou la prison. Et il faut croire que j’ai eu de la chance dans mon malheur. Mais à bien y réfléchir, c’est la honte pour une assassine de mon rang de s’être faite prendre aussi bêtement. Naturellement, je préfère ne pas me vanter de cette histoire.
Je bois une gorgée de thé, puis lâche d’un ton neutre :
— Je tue des gens pour de l’argent. Je te laisse imaginer la suite.
J’attends le choc, les yeux écarquillés, au pire, un regard méprisant, indigné, mais rien de tout ça. Il acquiesce simplement comme si ma réponse était normale, censée. Ah, bien sûr. Ici, être un assassin, c’est à peu près aussi original que d’être banquier pour les gens normaux. Ça fait lever un sourcil, sans plus. C’est ma faute, j’ai eu l’audace de penser qu’il était difficile de faire pire que massacrer des gens pour le plaisir d’autres personnes. Même moi, après treize ans dans le métier, je commence à trouver ça limite.
Sa réaction me fait sentir banale tout d’un coup, une sensation étrange que je n’avais pas ressentie depuis longtemps. Je suis une marginale, la normalité ne fait pas partie de ma vie.
Un bref silence s’installe. La curiosité me démange à mon tour. Et lui ? Qu’a-t-il fait pour atterrir ici ? Quelles horreurs a-t-il commises pour ne même pas tressaillir en entendant ma réponse ? Je m’apprête à lui poser la question quand je remarque les autres détenus. Leurs regards sont braqués sur nous. Ils écoutent, avides de détails. Un frisson d’agacement me traverse. Les voir nous épier de cette façon me met mal à l’aise, encore plus lorsqu’il s’exclame bruyamment :
— Ravi de te rencontrer, la mercenaire !
Je retiens une grimace d’agacement – et l’envie de lui expliquer la différence entre un mercenaire et un assassin. Le grand sourire dont il me gratifie sans retenue déborde de bienveillance et désamorce mon humeur massacrante. Je ne veux pas être désagréable, pas le premier jour. Et puis, un sourire comme le sien, ça fait fondre des cœurs, même le mien.
— Je m’appelle Viktor, poursuit-il avec enthousiasme. Mon truc à moi, c’est de fabriquer des bombes.
Rien que ça. Je suis donc en face d’un petit génie qui peut tous nous faire sauter si l’envie lui prend. Au-delà du fait que je suis impressionnée, je trouve le sujet fascinant, presque autant que celui qui l’a lancé.
— Amyris, réponds-je en hochant la tête.
Son sourire s’élargit, se transformant en une expression béate qui manque de me faire éclater de rire.
— Joli prénom…
Euh… il me drague, là ?
— Et moi, Vania ! Enchantée de faire ta connaissance, Viktor, intervient une voix sucrée derrière lui.
La femme aux cheveux roux vient de faire son entrée et je la déteste déjà. D’abord, elle m’ignore complètement – ce qui est une grave erreur de jugement – et ensuite, elle se comporte comme si on était dans une de ces télé-réalités idiotes où un sourire bien placé suffit à séduire. Avec une démarche gracieuse, elle s’approche de Viktor, ses yeux émeraude captant toute son attention. Évidemment, lui mord à l’hameçon comme un poisson affamé.
Elle s’installe contre lui, glissant lentement un doigt le long de son bras musculeux.
— Je crois qu’on va bien s’entendre, toi et moi…
Elle incline légèrement la tête, laissant ses cheveux flamboyants tomber délicatement sur son épaule. Une mise en scène digne du début d’un mauvais film porno. Son sourire s’élargit, dévoilant des dents si parfaites qu’elles me donnent envie de les casser, juste pour y mettre un peu de réalisme.
Viktor, lui, est en pleine combustion spontanée. Ses joues pâles s’empourprent tandis qu’il tente maladroitement de repousser les doigts manucurés qui se baladent maintenant sur son torse.
— E-enchanté, Vania...
Un grognement sourd s’élève du coin le plus sombre de la pièce.
— Vous êtes vraiment pathétiques, putain !
Je n’ai pas besoin de lever les yeux pour savoir qui vient de parler. Le « concentré de frustration » a décidé de se manifester. Il s’adosse lourdement à la paroi métallique et les toise avec mépris. Aussi agaçant que Miss Parfaite, peut-être même un peu plus, mais je suis d’accord avec lui : cette Vania est pathétique.
Viktor ne répond rien. Il se contente de lui jeter un regard noir. Comme si ça allait l’impressionner.
— Pathétiques, vraiment ? susurre Vania, un éclat de malice brillant dans ses prunelles. Peut-être que tu réviseras ton jugement après avoir découvert ce que je peux t’offrir… Comment t’appelles-tu, bel inconnu ? Que je sache quel nom murmurer à ton oreille cette nuit.
Je manque de m’étouffer avec les dernières gouttes de mon thé. Non mais quel culot !
— Ça ne te regarde pas, grogne l’intéressé d’un ton acerbe.
— Il s’appelle Kyle, déclare soudain une voix calme. Et moi, c’est Kaï.
L’homme aux cheveux rouges vifs relève enfin la tête de la carte holographique et s’avance vers nous. Dès que son visage est en pleine lumière, quelque chose en lui me frappe. Je plisse les yeux.
Mais oui !
Il me rappelle le célèbre chasseur de primes, Lame Rouge. Je n’en suis pas certaine, mais tout porte à croire que c’est bien lui. Les rumeurs décrivent un homme d’une trentaine d’années, aux cheveux couleur sang et à l’allure baraquée. Et entre nous, qui d’autre aurait assez mauvais goût pour se teindre les cheveux en rouge ? Même si ça n’enlève rien à son charme brut.
— T’es qui pour parler à ma place, enfoiré ?
La voix du dénommé Kyle est tranchante. Ses yeux s’assombrissent tandis qu’il s’avance vers Kaï, la colère déformant son visage délicatement bronzé. J‘admets être impressionnée par son assurance, surtout en sachant qui se tient devant lui.
Kaï, lui, ne recule pas d’un millimètre. Il soutient son regard avec un calme glacial, comme s’il avait déjà vu pire, et je suppose que c’est le cas. Si c’est vraiment la Lame Rouge, il n’a pas peur des types comme lui et de leurs menaces ridicules. Il a été entraîné par l’élite du Gouvernement pour traquer et tuer les criminels les plus féroces comme… nous. Je m’interroge soudainement sur sa présence ici. Qu’est-ce qu’il a bien pu faire pour se retrouver sur ce vaisseau ? C’est un traître ? Un déserteur ? Pire ?
La tension monte d’un cran. Mon cœur bat un peu plus vite. Un combat dès le premier jour ? L’idée me fait presque jubiler. Ça tuerait le temps et puis, si je suis vraiment honnête, je dirai que je suis très curieuse de savoir si la Lame Rouge est aussi redoutable qu’on le raconte. On dit qu’un seul de ses coups peut briser des os comme du verre.
Je m’enfonce dans ma banquette, savourant déjà l’instant où son poing impénétrable explosera la face de l’autre tête de nœud. Mes yeux glissent de l’un à l’autre, cherchant à déterminer qui attaquera le premier. Et plus je les regarde, plus je trouve qu’ils se ressemblent. Leurs traits sont particulièrement similaires, ceux de Kaï sont juste plus calmes et matures. J’ai une impression étrange.
— Ça te fait rire ? demande soudain le blond d’une voix cinglante en se tournant vers moi. Tu veux prendre sa place ?
Je roule des yeux. Peut-être qu’il pense que c’est avec ce genre de discours que je vais m’écraser ? Je réprime un sourire. Ses tentatives pour m’intimider me rappellent plus un enfant qui pique une crise qu’un véritable adversaire. Il a beau avoir la mâchoire serrée et les yeux injectés de colère, il reste profondément médiocre dans son rôle de gros dur. Finalement, c’est lui qui est pathétique.
— Si ça te fait plaisir, rétorqué-je en me levant lentement.
En un pas, il est à ma hauteur. Il me domine de sa taille. Son regard étincelle d’une intensité qui n’a rien d’ordinaire, mais au lieu de m’intimider, elle m’anime. Son rictus moqueur en dit long : il exulte de voir que je suis bien plus petite que lui.
Grand bien lui fasse.
Je ne compte pas me laisser faire. Je n’ai envie que d’une chose : lui faire ravaler ses airs supérieurs. Cependant, je dois admettre qu’il dégage un charisme brut, écrasant. Je déglutis, essayant de garder une respiration posée.
— Arrêtez ! intervient alors le petit génie dont j’ai déjà oublié le nom.
Je suis presque soulagée qu’il s’interpose. Parce que, malgré toute ma volonté, je ne sais pas si j’aurai réellement fait le poids face à ce cinglé. C’est triste à dire, mais sans arme ou équipement, je ne vaux pas grand-chose.
— Qu’est-ce que tu veux, binoclard ? crache Kyle.
— Je vous rappelle qu’ils peuvent nous faire sauter la cervelle si on dépasse les limites ! Vous avez peut-être envie de mourir, mais pas moi, rétorque-t-il en croisant les bras, l’air excédé. Et je m’appelle Viktor, si ça t’a échappé.
Ah oui, Viktor… Comment ai-je pu oublier si vite ce nom si… banal.
Kyle serre les poings, la frustration visible sur chacun de ses traits. Mais il sait que l’autre a raison. Moi aussi. Mourir pour une question d’ego, très peu pour moi.
— Établir quelques règles serait une bonne idée, enchaîne Viktor en passant une main dans ses cheveux noirs. Ça ne va pas être facile de vivre ensemble, alors autant poser des limites maintenant.
— C’est une bonne idée, approuve Kaï. Je pense qu’on sera tous d’accord pour dire qu’on doit respecter l’espace personnel de chacun.
— Tu es sûr ? intervient Vania d’une voix suave. On pourrait partager les chambres...
Je croise les bras, exaspérée. Non seulement je déteste les règles, mais le jeu de séduction lamentable de cette femme m’irrite profondément. La cohabitation promet.
— Faites ce que vous voulez, je m’en fiche, lâché-je en tournant les talons.
Je préfère rejoindre le calme de ma chambre que d’écouter leur discussion stérile.
Mais à peine ai-je franchi le couloir que des pas lourds résonnent derrière moi. Pas besoin de me retourner pour savoir qui me suit.
J’accélère, espérant le distancer. Je n’aime pas l’idée de l’avoir dans mon dos. Mais évidemment, il est plus rapide que prévu. Sa main s’empare de mon bras, me forçant à me retourner vers lui.
— Tu vas où comme ça ? souffle-t-il en me plaquant contre son torse. On n’a pas fini de discuter.
Sympa le câlin-surprise, mais je m’en passerai bien.
Son corps brûlant irradie contre le mien, brisant mon espace vital avec une facilité insupportable. J’ai l’habitude des contacts forcés. D’habitude, ça ne me fait ni chaud ni froid. Mais là… c’est différent. Pourquoi est-ce que ça me perturbe ?
Je baisse les yeux et aperçois sa main brûlée, la peau boursouflée par les blessures cicatrisées. Une partie de moi est tentée d’y passer les doigts, d’en sentir la texture. Ça ne me dégoûte pas – j’ai déjà vu pire – au contraire, ça éveille ma curiosité. Et puis, je trouve que ça colle bien à son tempérament explosif.
Mais son regard acéré me ramène à la réalité. Il me détaille sans vergogne, comme s’il essayait de voir au travers de cette combinaison de prisonnier tellement difforme qu’elle pourrait cacher un éléphant.
Ne perds pas ton temps, mon grand. Il n’y a rien à voir de beau là-dessous.
Sa façon de me déshabiller du regard est à la limite de l’indécence. Il me scrute comme un prédateur analysant sa proie. D’ordinaire, c’est moi qui inspire la peur, pas l’inverse. Pourtant, face à lui, une chose en moi résonne. Une sensation enfouie, oubliée.
Je ne veux pas lui montrer que sa présence bouleverse mon petit monde intérieur d’ordinaire si calme et vide. Ce n’est pas digne de moi. Un sourire narquois se dessine sur mes lèvres. Il n’aura pas le plaisir de me voir flancher.
— Rends-moi mon bras, ordonné-je en tirant brusquement dessus.
Il resserre sa prise, ses doigts marquant ma peau. Une grimace m’échappe.
— Tu as de la chance que je sois d’humeur clémente, sinon tu aurais déjà eu droit à une bonne leçon, murmure-t-il, un éclat dangereux dans les yeux.
Un rire amer me brûle la gorge. Je crois qu’il a oublié qu’il n’est pas le seul criminel à bord.
— Une leçon ? Toi ? Trop mignon…
Son sourire s’étire, carnassier, jusqu’à ses petites oreilles pointues. Je crois que j’ai fait une erreur. Il n’attendait que ça, que je le provoque pour avoir une raison de m’abattre.
— Tu vas voir ce dont je suis capable, sale garce.
Je plante mon regard dans le sien, impassible. Ce trou du cul n’aura rien de moi. Parce que, même face à la mort, je garderai la tête haute.
— Je t’attends, mon grand.
Ma conscience me supplie de me taire.
Une lueur d’excitation brille dans ses prunelles rouges, et j’ai l’impression d’avoir réveillé le monstre qui sommeillait en lui. Sa prise se fait plus forte. J’ai l’impression qu’il va briser mon bras juste pour voir si je hurle.
Mais il ne fait rien.
Il reste là, immobile, ses doigts enfoncés dans ma chair, comme s’il hésitait entre me démolir et me laisser filer.
Puis, brusquement, il me relâche.
Un grognement frustré lui échappe alors qu’il s’éloigne, me bousculant sur son passage. Je le regarde disparaître dans l’ombre du couloir, toujours en un seul morceau.
Victoire !
Peut-être qu’il s’est résigné pour cette fois, ou que j’ai réussi à lui faire peur. Peu importe. Je fixe la pénombre qui vient de l’engloutir. Je sais qu’il faut que je reste sur mes gardes, que je mesure chacun de mes gestes, chacune de mes paroles avec lui.
Parce que Kyle n’est pas un simple chien enragé, c’est un loup assoiffé de sang.