Comme je l’avais redouté, la tension s’était accentuée au fil des jours, regrettant de ne pas pouvoir l’approcher sans risquer en plus d’éveiller les soupçons de la garde, même si j’avais senti les regards de Chelsea et Marcus qui avaient sûrement perçu le lien qui m’unissait à Charlie à travers leurs dons. L’humaine avait continué de chercher à soulager ce désir lorsqu’elle se retrouvait sous la douche, sûrement pour essayer d’atténuer les sons qu’elle produisait, même s’ils étaient à mes oreilles une musique des plus agréables, malgré la frustration qu’ils généraient. D’ailleurs, j’avais l’impression qu’elle faisait toujours attention lorsque Charlie faisait quelque chose qui pouvait être considérée comme une nuisance sonore. Je ne pouvais qu’apprécier cette précaution, même si elle n’était pas nécessaire, bon nombre d’immortels dans cette forteresse avait la fâcheuse manie de faire davantage de bruits qu’elle.
Une chose était sûre, sa présence à Volterra était merveilleuse, les journées semblaient passer plus vite depuis que j’étais revenu de ma mission, même sans rien faire, je m’ennuyais beaucoup moins qu’avant. Ce qui n’était pas le cas de tout le monde. La raréfaction des missions contraignait la garde à rester dans la forteresse avec peu de possibilités de sorties, condamnée à errer sans but dans les couloirs sans savoir comment tuer le temps. Leurs réactions m’amusaient, car ils comprenaient enfin pourquoi j’avais tendance à vite m’ennuyer. Je les observais en train de regarder le plafond pendant des heures, ou rester figé comme des statues jusqu’au prochain festin, toutes ces petites choses qui m’étaient reprochées par le passé.
Installé dans l’un des salles de repos des gardes, j’avais donc décidé de profiter de leur léthargie, m’installant derrière l’un des échiquiers en ivoire en faisant tourner une pièce entre mes doigts, avant de reporter mon attention sur eux.
- Une petite partie ? Proposais-je avec un sourire aussi bienveillant que possible alors que Félix se mit à éclater de rire, affalé sur un fauteuil.
- Contre toi ? Hors de question, on sait déjà tous comment ça va se finir ! C’est d’ailleurs sûrement pour ça que tu as tenu à préciser qu’il s’agirait d’une petite partie…
- Tu n’as pas envie de retenter ta chance ?
- Non merci, l’issue est toujours la même, je ne vois pas l’intérêt de te regarder gagner, à chaque fois.
- Personne ne veut jouer avec toi Demetri, personne, siffla la voix enfantine de Jane qui faisait semblant d’être préoccupée par la poussière de la bibliothèque, prête à tout pour ne pas m’affronter.
- Il pourrait au moins prétendre hésiter de temps à autre, juste pour faire durer la partie, marmonna à son tour Alec qui était pourtant mon meilleur adversaire, mais qui finissait toujours par perdre aussi.
- Vous n’êtes qu’une bande de mauvais joueurs, fis-je remarquer tandis qu’Heidi avait même prit la décision de quitter vite la salle avant d’être réquisitionnée. J’y suis pour rien si vous ne faites pas d’efforts pour réfléchir un peu. Si vous restiez concentré un peu plus de cinq minutes au lieu de déplacer vos pions n’importe comment, vous auriez une chance de me battre…
Les échecs étaient avant tout une question de stratégie, je me servais simplement de mon esprit d’analyse forgé au fil des siècles pour mieux anticiper les mouvements de mes adversaires, je n’avais même pas besoin de mon sixième sens pour gagner.
- Étrangement, quand j’affronte quelqu’un d’autre, j’arrive à gagner, répliqua pourtant mon meilleur ami, peu impressionné par mon regard noir.
- Tu as une meilleure idée pour t’occuper ? Vous passez votre temps à vous plaindre qu’il n’y a rien à faire, je vous propose une solution.
Le colosse se perdit dans ses pensées durant quelques minutes avant de disparaître avant de revenir aussi vite, ayant une boîte étrange dans les mains.
- Charlie a mis quelques jeux à disposition, autant les essayer ! Sourit Félix en posant un Monopoly sur la table centrale. Je me demande comment on y joue…
- On ne peut pas jouer à ça ! S’agaça Jane après avoir lu le carton coloré. C’est écrit « pour des joueurs de 9 à 99 ans », c’est totalement de débile de fabriquer des jeux qu’on ne peut pas utiliser !
- Ou c’est juste qu’il a été fabriqué par des humains et qu’ils se basent sur leur durée de vie ? Soulevais-je toujours aussi las d’être entouré d’imbéciles. Tu aurais préféré qu’ils sous entendent que les vampires peuvent y jouer ? Ce qui impliquerait que notre secret soit mis en péril et que nous faisons mal notre travail…
L’adolescente se renfrogna mais ne trouva rien à redire, arrêtée par son jumeau qui observait la boîte avec méfiance, s’apprêtant sûrement à dire quelque chose d’inintéressant, avant d’être stoppé par Félix qui était reparti avec le jeu en ronchonnant. Lorsqu’il revint une seconde fois, il détenait cette fois une boîte métallique rouge.
- « Pour tous joueurs à partir de 7 ans », ça te va ? Fit-il à la blonde après avoir lu brièvement les écritures. Eh, mais ça a l’air sympa !
Le colosse se laissa tomber dans son fauteuil qui vacilla sous son poids et déplia le fascicule de règles pour les étudier. Deux minutes après, il nous expliquait ce qu’il avait lu avec un sourire innocent aux lèvres, mais je le connaissais trop pour savoir qu’il faisait ses coups en douce et qu’il cachait quelque chose. Néanmoins curieux de voir comment aller tourner la partie, et voulant faire honneur à Charlie qui se démenait pour que son travail soit récompensé, je ne cherchais pas à décliner l’invitation. Alec demeurait calme alors que sa charmante sœur fixait les cartes avec une lueur meurtrière. Le français distribua les cartes en sifflotant, contenant un rire, visiblement impatient de commencer.
Les premières minutes de jeu furent assez calmes, chacun réfléchissant à la manière d’utiliser leurs cartes. Comme à mon habitude, je demeurais stratégique en étudiant les expressions des autres, Alec était méthodique tandis que Félix jetait ses cartes sur la table dans le but d’embêter quelqu’un, à savoir Jane, qui était juste à côté de lui, et qui reçut un +4.
- Tu le fais exprès ? Grogna la petite blonde en piochant avec lenteur, visiblement pas emballée par le jeu.
- Moi ? Jamais, voyons ! Répondit le colosse faussement offensé en posant une main sur son cœur mort.
Au tour suivant, Alec changea la couleur des cartes au dernier moment, ce qui força sa jumelle à piocher à nouveau, n’ayant posé encore aucune carte, contrairement à nous.
- Sale traître.
- C’est le jeu Jane, répliqua l’adolescent avec un amusement dans le regard alors que Félix décida de jouer un « passe ton tour » avec un sourire malicieux.
- Félix…
- Oui ?
- Je vais te faire souffrir…
Suivant la partie avec un amusement silencieux, je vis mon ami s’esclaffer sans craindre de subir son don, appréciant la titiller, au point de se lancer dans une mission sabotage. Pensant que personne ne le verrait, il subtilisa discrètement une carte de sa main pour la glisser dans la pioche.
- Reprends cette carte Félix, le dénonçais-je sans la moindre pitié.
- Je ne vois pas de quoi tu parles…
- Il faut toujours que tu gâches tout… soupira Alec.
- J’essaie juste de mettre un peu de piment ! Vous devriez rire un peu au lieu d’être aussi coincés… fit-il en posant un +4 au-dessus de celui de l’anglais, provoquant un cri de rage chez Jane.
- Vous êtes en train de vous liguer contre moi ?
- C’est juste de la malchance, sourit Félix en posant une main compatissante sur son épaule avant de grimacer brièvement de douleur sous le don de Jane.
- Uno ! M’exclamais-je en posant mon avant dernière carte sans me soucier de leurs querelles.
- Demetri va encore gagner, quelle surprise… releva Alec alors que sa sœur devait encore piocher, beaucoup de cartes.
- Je déteste ce jeu !
- Le pauvre… ce n’est pas de sa faute si tu perds… ricana Félix.
- Tu es sûre que tu ne veux toujours pas jouer aux échecs ?
- La ferme Demetri !
- J’ai gagné ! Souris-je en me débarrassant de ma dernière carte. On rejoue ?
Et après une dizaine de parties, Jane n’arrivait toujours pas à jouer, et tenta de subtiliser les règles à Félix qui les gardaient soigneusement contre lui.
- Donne-les-moi ou je te tue.
- Tu ne peux pas me tuer, je te manquerais trop !
- Je suis sûre que tu triches depuis tout à l’heure et que tu nous as donné des règles bidon pour gagner !
- Pour gagner ? Demetri et Alec sont les seuls à remporter une partie depuis tout à l’heure…
- Alors pourquoi tu ne me donnes pas ce règlement débile ?
- Je ne voudrais pas que tu abîmes le matériel de Charlie, répondit-il innocemment avant que Jane ne lui dérobe le feuillet et ne disparaisse dans le couloir. Elle va où ?
Utilisant mes sens exacerbés pour le savoir, je sentis la signature de Jane auprès de celle de Charlie, mais avant que je n’aie le temps de m’inquiéter, je m’esclaffais sans pouvoir me retenir, accordant un regard à Félix.
- Pourquoi tu te marres ?
- Visiblement, la secrétaire n’est pas d’accord avec les règles que tu nous as communiquées.
- Oh merde… grogna le colosse en comprenant qu’il allait en prendre pour son grade.
- FELIIIIIIIIIIX !
La voix de l’adolescente résonna longuement avant de débouler dans la salle et s’empara de tous les coussins qui lui tombaient sous la main pour les lancer sur mon meilleur ami qui esquiva ces attaques sans cesser de rire.
- Espèce de menteur ! Tu n’es qu’un tricheur doublé d’un imbécile ! S’emporta la petite blonde avant de me viser aussi, suivi d’Alec qui était rarement victime des colères de sa jumelle. L’humaine a dit qu’on ne pouvait pas accumuler les +4, et en plus, tu peux le jouer uniquement si tu ne peux rien faire d’autre, et depuis tout à l’heure c’est moi qui pioche tout alors que vous pouviez jouer d’autres cartes à la place !
- C’est Félix qui nous a donné des fausses règles, c’est lui le coupable, se défendit le brun en jetant un œil à son tour au feuillet. Pourquoi on ne peut pas superposer les +4 ? C’est ridicule comme règlement…
Alors que Jane avait le dos tourné pour se chamailler avec son frère, je ramassais l’un des coussins pour le lancer avec force sur la petite immortelle, qui surprise, s’effondra dans le canapé sans la moindre élégance. Félix rigola de plus belle, et dès qu’elle nous regarda, je désignais discrètement le colosse du menton pour qu’il prenne la responsabilité de cet affront en cas de vengeance.
- Je vous préviens, on va refaire une partie en respectant les règles, et on rejouera tant que je n’aurais pas gagné ! Ordonna Jane sur un ton boudeur et enfantin.
- Pour regarder Demetri l’emporter à chaque fois ? Non merci, répondit paisiblement Alec qui ne digérait pas sa défaite.
- Je ne fais que mettre en place des stratégies.
- Je parie que même au bras de fer, tu tenterais de trouver une stratégie, fit Félix qui avait recommencé à mélanger les cartes. Cela dit, ça ne me dérange pas de regarder la mioche piocher pendant encore cinquante parties… commença-t-il en rigolant avant de croiser le regard désormais glacial de la concernée.
- Répète ça.
- Un vrai désastre, je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi nul, affirma le colosse d’un sourire narquois, même si je voyais son pied glisser discrètement sous la table pour se préparer à bondir dans le cas où Jane déciderait de vraiment attaquer. Mais personne ne te le reproche Jane, ce n’était pas de ta faute, tu auras plus de chance au Monopoly si tu veux changer de jeu, ajouta-t-il néanmoins avec empressement pour détourner l’attention de la blonde qui parvenait à contenir sa rage par je ne sais quel miracle.
- Tu l’as pensé.
- Tu ne peux pas me torturer juste parce que tu as perdu !
- Tu veux parier ? Fit-elle avec un sourire cruel, mais avant même qu’elle ne tente quelque chose, Félix s’était mis à hurler de douleur de façon théâtral, remuant sur son fauteuil comme s’il était pris de convulsions incontrôlables, agrippant son bras comme s’il était vraiment brûlé vif.
- Pfiou, j’ai senti un frisson, c’était horrible, rigola Félix en se relevant fier de ses bêtises avant de tapoter la joue de Jane, presque avec tendresse alors qu’elle faisait un bond en arrière pour y échapper.
- Je suis entouré d’imbéciles, marmonnais-je désespéré par leurs chamailleries, me demandant quel âge pouvait bien avoir Félix par moment.
- Je vais te trucider, lui promit Jane en se mettant à le pourchasser jusque dans le couloir alors que le colosse prenait la fuite sans cesser de rire.
- Enfin un peu de calme, soupira Alec. Laissons-les régler ça seuls, suggéra-t-il alors que les cris furieux de Jane et les éclats de rire de Félix résonnaient encore dans la forteresse.
Je finis par me lever à mon tour pour suivre les deux immortels, histoire de m’assurer que l’adolescente n’allait pas transformer mon meilleur ami en torche vivante.