Vers l’an 800
Depuis quelques années, Aro était beaucoup trop joyeux au goût de Demetri, déclenchant des sourires moqueurs chez son meilleur ami. Le roi d’origine grec ne cessait de répéter en boucle « l’heure approche, l’heure approche ». Il avait gardé son nouveau projet secret mais le souverain télépathe n’avait jamais cessé de chercher des vampires talentueux à acquérir. Et lors d’un voyage en Angleterre avec sa compagne, ils avaient traversé de nombreux villages jusqu’à croiser la route de deux jeunes enfants prometteurs. Dissimulé dans l’ombre, Aro avait longuement observé les jumeaux, semblant voir en eux quelque chose de spécial qui échappa à Sulpicia. De nombreuses rumeurs circulaient à leur sujet, ils semblaient provoquer une peur irrationnelle à leurs voisins qui les accusaient de pratiquer de la magie noire. En effet, même si leurs dons n’avaient pas encore de forme ou de pouvoir défini, il arrivait des choses étranges à ceux qui venaient les embêter. Pourtant à première vue, ils semblaient parfaitement innocents. Il y avait Jane, l’aînée, une petite fille blonde turbulente aux yeux bleus charmeurs, et dans son ombre se trouvait son jumeau Alec, un petit garçon brun aux yeux sombres, et qui canalisait sa sœur. Malgré leurs différences physiques, ils étaient bien nés le même jour, à quelques minutes d’intervalle, et les deux jeunes enfants possédaient des traits angéliques qui trompaient et ensorcelaient autant qu’ils terrifiaient les autres. Encore âgés de quelques années seulement, Aro devait néanmoins attendre avant de les transformer afin de ne pas enfreindre sa propre règle de ne pas créer d’enfants immortels. Lui-même avait conscience qu’il serait périlleux d’accorder l’immortalité à des êtres qui n’avaient pas fini de se développer et qui pourrait devenir incontrôlable une fois devenu nouveau-né.
Alors le leader principal des Volturi patienta le temps que les deux enfants grandissent, estimant qu’ils ne couraient aucun danger, les laissant entourés de leurs parents tant que c’était encore possible. Mais il trépignait d’impatience et n’arrêtait pas de dire à la garde que bientôt, elle serait renforcée, que bientôt, elle serait composée de deux vampires puissants qui décourageraient tous ennemis de les attaquer. Néanmoins, il avait veillé à rester informé de la situation, craignant surtout que d’autres vampires décident de le devancer en transformant ses enfants en vampires. Ce qu’il n’avait pas envisagé, c’est que les humains de leur village puissent les condamner à mort. Alors quand il eut vent de rumeurs sur des accusations de sorcellerie et que les jumeaux étaient condamnés au bûcher, les plans d’Aro furent anéantis. Il succombait rarement à la panique, mais cette fois-ci, il sentit une urgence profonde, conscient que s’il ne faisait rien, il les perdrait. Et Aro ne pouvait pas les perdre.
Il mobilisa immédiatement ses gardes les plus compétents et les plus efficaces, se tournant vers le redoutable duo formé par le traqueur et le colosse, et ordonna une traversée éclair jusqu’en Angleterre. Accompagné également de Caïus et Marcus qui avaient enfin pu savoir ce qui bouleversait Aro, ils effectuèrent le voyage à grande vitesse, ne s’accordant aucune pause pour chasser ou se cacher du soleil. L’urgence était ailleurs et tout arrêt risquait de compromettre le projet d’Aro. En quelques jours, ils arrivèrent dans le petit village pourtant charmant d’apparence, malgré une étrange et désagréable odeur de brûlé, des plaintes de souffrances, et des cris d’encouragements. Lorsque les Volturi parvinrent jusqu’au bûcher, les jumeaux étaient déjà attachés aux poteaux, le feu commençant à lécher les branches à leurs pieds avant d’embraser leurs petites sandales qui ne résistèrent pas longtemps aux flammes.
Demetri, qui avait pourtant vu bien des scènes d’horreurs depuis sa transformation, était presque horrifié par cet instant. Les signatures mentales des jumeaux s’insinuèrent violemment dans son esprit, lui faisant ressentir leur souffrance comme si elles étaient siennes, le faisant grimacer de douleur alors qu’il observait les deux enfants, désormais adolescents. Le garçon s’était renfermé mentalement, espérant sûrement ne pas subir la souffrance de la chair brûlée, alors sa sœur hurlait sur tout le monde, leur souhaitant les pires souffrances. Se reprenant brutalement, le traqueur terrassa les humains avec Félix qui tentaient d’attiser les flammes pour se débarrasser le plus vite possible des enfants. Une panique générale s’empara alors du village, les cris s’amplifièrent et résonnèrent de partout. Certains humains tentèrent d’attaquer les étrangers qui venaient d’arriver, ignorant à quels genres de créatures ils avaient en face d’eux. Mais parmi tout ce chaos, Aro ne voyait que Jane et Alec, leurs visages empreints d’effroi et de désespoir, et sans hésita, les transforma sur place sans s’inquiéter des flammes qui rongèrent sa cape. Les deux amis n’avaient jamais assisté à une scène aussi brutale. D’ordinaire, les transformations se déroulaient dans l’intimité, loin des regards, et surtout loin des humains. Mais pas cette fois. Cette fois, il y avait des cadavres qui jonchaient le sol, des villageois qui tentaient de fuir en hurlant et en priant pour être secourus, et au milieu de tout ce carnage se trouvait Aro, à genoux, tenant les corps des jumeaux dans ses bras après les avoir détachés et éloignés du bûcher, attendant qu’ils se réveillent en créatures immortelles, presque tétanisé à l’idée d’être arrivé trop tard pour les sauver.
- Je crois que je viens d’assister à l’un des moments les plus marquants de mon immortalité… chuchota Félix à son ami.
- Il les voulait, il les a eus, répondit froidement Demetri, qui bien que moins expressif que le colosse, ressentait une appréhension pour les semaines à venir, il avait vu bien des nouveau-nés incontrôlables, mais il pressentait que ces jumeaux seraient bien pires.
La violence des évènements de la nuit passée se répandait déjà aux villages alentours, et les Volturi durent nettoyer toutes traces de leur passage, chargeant Demetri de retrouver les fugitifs pour les faire taire tandis qu’ils faisaient brûler le village tout entier, lançant des torches enflammées sur les chaumières et dans les fermes pour tout réduire en cendres. En quelques heures, le ménage avait été fait, et le clan italien retourna à Volterra sans attendre, voulant être loin lorsque les humains des villages voisins viendraient pour constater les dégâts.
Dès leur retour à la forteresse, Aro plaça les jumeaux dans une pièce fortement sécurisée, et hautement surveillée par de nombreux gardes, lui aussi conscient qu’il allait devoir affronter des nouveau-nés d’un autre genre. Charmion fut réquisitionnée d’office. Malgré qu’elle ait été moins sollicitée ces dernières années pour lier les nouveaux gardes, sa présence allait être nécessaire, les souverains craignaient pour leur sécurité et celles de leurs compagnes. Félix et Demetri furent positionnés plus loin, pour faire barrage en cas de tentative de fuite. Et Aro qui avait longtemps regretté d’avoir sous-estimé le don de sa sœur Didyme, regretta encore plus son absence, car à cet instant, son pouvoir aurait été le plus utile de tous pour apaiser la tempête qui s’annonçait.
Dès leur réveil, comme on pouvait si attendre, les jumeaux étaient incontrôlables, rendant le réveil de Félix anecdotique en comparaison. Ils avaient faim, ils avaient soif, et surtout, ils étaient consumés par la rancune et la rage d’avoir été condamnés à une mort aussi atroce. Tout cela était décuplé par leur impulsivité de nouveau-nés, elle-même alimentée par leur jeune âge. Bien qu’ils aient été transformés au cours de leurs adolescences, ils n’avaient pas fini de se développer en tant qu’humains, et les conséquences une fois vampires furent désastreuses. Dans les jours qui suivirent leur transformation, les Volturi les isolèrent du clan, et Aro, témoin de leur dangerosité, détournait leur attention en leur fournissant des humains en grande quantité, donnant l’impression à Demetri de voir un père dénué d’autorité donner des sucreries à ses enfants pour avoir un semblant de paix. Ce qui marcha, pendant un temps.
Un jour, les deux acolytes étaient chargés de débarrasser les corps sans vie des humains donnés aux adolescents, certains ayant été démembrés par leur incapacité à se maîtriser, quand un hurlement épouvantable résonna dans toute la forteresse. Jane fut la première à révéler l’étendue de son don. D’un simple regard, elle plongea l’un des gardes des jumeaux dans une agonie absolue, lui arrachant des hurlements de souffrance que même Demetri trouva difficile à entendre, et il n’était pourtant pas facilement impressionnable. Quelques jours plus tard, l’étage qui leur était réservé était plongé dans un silence inquiétant, car d’ordinaire, les jumeaux étaient si bruyants que même les gardes dénués des sens ultra développés de Demetri pouvaient les entendre de l’autre côté de la forteresse.
Trouvant cela anormal, le traqueur alla voir ce qu’il se passait. Charmion, qui avait sûrement cherché à influencer leurs liens pour rester en leur présence sans risquer d’être prise pour cible, était étendue au sol. Une brume dense et sombre était répandue dans toute la pièce, atteignant les autres gardes qui tombaient peu à peu au sol, les laissant dans un état d’insensibilité totale. Comprenant qu’il s’agissait du don tout juste développé d’Alec, qui était de dos et qui ne l’avait pas remarqué, Demetri le propulsa contre un mur pour détourner son attention et faire disparaître la brume, s’empara du corps de son amie et repartit rapidement avant d’être attaqué à son tour.
Peu à peu, la terreur s’installa chez la garde. Même les vampires les plus aguerris commencèrent à éviter les jumeaux et leurs dons terrifiants. Demetri refusa de se laisser impressionner par des enfants, ne les craignant pas, mais préféra de les éviter autant que possible pour ne pas s’exposer inutilement à leurs dons. Du moins, le temps de comprendre comment échapper à leurs sombres pouvoirs. Mais il n’y avait aucune issue. Il pouvait se servir de son instinct pour détecter quand Charmion tentait de s’infiltrer en lui, il pouvait résister au contentement addictif de Corin en restant lucide, et au don télépathique d’Aro grâce à sa longue expérience. Mais tout comme les autres gardes, il ne put se soustraire à Jane et Alec.
Il était le commandant des armées volturiennes, il était donc celui qui les fréquentait le plus, devant leur apprendre à maîtriser leurs dons pourtant déjà bien acquis. Il tenta de mettre en place des règles strictes, mais face aux jumeaux, même son autorité ne suffisait pas. La seule qu’ils entendaient et respectaient, c’était celle d’Aro, qui était leur sauveur, mais qui fut contraint d’user de sa domination de créateur par précaution. Et un jour la petite blonde au visage d’ange décida que Demetri avait besoin d’être remis à sa place lors d’une session privée.
- Vous avez été transformés pour servir les Volturi, pas pour les décimer. Si vous continuez à torturer des gardes, je ne serais pas aussi patient que votre maître, avait-il signalé froidement, refusant de les laisser dicter leurs lois.
- Tu ne me fais pas peur traqueur, avait souri Jane en échangeant un regard complice avec son jumeau.
La seconde d’après, le blond sentit une effroyable douleur s’insinuer dans tout son être. Il avait l’impression de brûler vif, lui donnant à nouveau une vague idée de ce que les jumeaux avaient ressentis sur le bûcher, avant d’être plongé dans le noir total, et malgré son expérience et sa volonté de résister, il fut privé de toutes sensations. Quand la brume paralysante d’Alec se retira, le duo diabolique avait disparu, et Demetri se sentait toujours vide de l’intérieur.
Aro n’avait pas seulement créé de nouveaux gardes, ils avaient créé des armes. Et le traqueur eut presque pitié de leurs futurs ennemis, car ils n’avaient aucune idée de ce qui les attendait. Les rois et les reines les considéraient avec une attention particulière. Sulpicia et Athenodora les observaient avec curiosité, Caïus admirait leur cruauté sans précédent… Marcus ne leur accorda que peu d’intérêts, demeurant déconnecté de la vie du clan. Et Aro… Aro les adulait. Il leur passait tous leurs caprices, leur accordant un statut privilégié, leur donnant le droit de porter la cape noire que seule Charmion pouvait mettre jusqu’à présent… il ne leur imposa aucunes limites, et surtout pas pour ce qui était de l’utilisation abusive de leurs dons sur la garde, devenant leur hantise au fil des années. Même Félix, de nature insouciante, avait conscience de leur imprévisibilité et préférait garder ses distances, ayant eu le droit aussi de goûter à leurs médecines si douces lors d’une session d’entraînements. Leurs dons rendirent immédiatement toute tentative de combat inutile.
Jane était fascinée par la réaction de ses victimes, démontrant que même un vampire censé être invincible, pouvait être brisé sans même le toucher. Quant à Alec… à force de perfectionner sa brume, il découvrit qu’il pouvait l’étendre sur des kilomètres, la restreindre, la diriger, décider de toucher un groupe d’individus tout en épargnant l’un d’eux qui étaient pourtant collé aux autres. Il réduisait ses ennemis à des spectres sans défenses, les dépouillant de tous leurs sens. Demetri en venait même parfois à regretter le don pourtant dangereux d’Aznar…
Cela dit, la façon dont Alec manipulait son don avait de quoi laisser le traqueur perplexe. Les vampires étaient généralement extatiques en ayant recours à leur pouvoir, cela ne se limitait pas à Jane. Que ce soit Aro, Charmion, Corin… et surtout Demetri, pour qui c’était toujours une satisfaction d’y recourir, car il était ce qu’il rendait un individu unique, le démarquant des autres vampires et lui permettait de vivre son éternité de façon spéciale. Même Félix, dont la force puissante et inégalable pouvait être apparentée à un don, était toujours satisfait de s’en servir. Mais pas Alec. Là où Jane se complaisait à torturer quiconque avait le malheur de croiser son regard, son jumeau était plus discret, plus froid aussi, presque insensible. Plus dangereux aussi. Il n’éprouvait aucun plaisir, aucune sensation quelconque, pas même du dégoût ou de la colère à faire appel à sa noirceur de son don. Il le testait, le perfectionnait, le comprenait… mais ne parvenait pas à en être satisfait, comme si son propre don avait annihilé tout ce qui vivait en Alec, à moins que ça ne soit la violence de sa mort. Demetri ne pouvait oublier sa démonstration sur les gardes, notamment sur Charmion. Il revoyait sa vapeur s’étendre dans toute la forteresse, débusquant chaque intersection, chaque cachette, chaque recoin, pour s’y faufiler et s’emparer des sens de ses victimes. Demetri, qui avait perdu depuis longtemps son humanité, était pourtant mal à l’aise quand il voyait un homme tomber à genoux, sans un bruit, le regard dans le vide. Il n’y avait plus de cris, plus de peur, plus rien, on sombrait dans le néant. Et le silence en devenait encore plus terrifiant.
Le traqueur avait vite appris à préférer subir le don de Jane plutôt que celui de son jumeau, pour avoir expérimenté les deux. Au moins il avait conscience d’être vivant. Quand Alec frappait, sa brume était si vicieuse qu’on ne savait plus si l’on était mort ou vivant. Il était à l’image de son don, une ombre silencieuse, là où sa sœur était son opposé, un fauve prêt à bondir à tout moment.
Le pire dans tout ça, c’était que la maîtrise d’un pouvoir et son développement prenait des années, en théorie. Pas ceux des jumeaux, ils avaient appris à l’utiliser en un temps record, et si leurs comportements enfantins étaient encore influencés par leur impulsivité, leurs dons, eux, étaient parfaitement au point. Demetri faisait de son mieux pour les recadrer, malgré les nombreuses fois où il a goûté à leurs dons, mais il savait qu’il n’avait aucune emprise sur les adolescents. Personne n’en avait, à l’exception de leur créateur. Il leur passait tout. Le traqueur n’avait aucune expérience sur l’éducation des enfants, mais il voyait bien que celles des jumeaux étaient problématiques. Alors il avait mis en garde Aro, espérant que le vieil homme écoute son garde le plus expérimenté avant qu’une catastrophe n’arrive.
- Si vous leur accordez trop de libertés sans poser de restrictions, un jour, ils finiront par défier votre autorité, l’avait-il averti.
- Oh Demetri… pourquoi le feraient-ils ? Ils n’ont plus de famille, nous sommes tout pour eux. Je représente tout pour eux ! Avait rigolé le vampire télépathe en dédramatisant la situation, exaspérant encore plus le traqueur.
Aro représentait tout pour les jumeaux. Et c’était bien là que résidait une grande partie du problème.
Et un jour, les prédictions de Demetri se réalisèrent. Les jumeaux savaient à qui ils devaient obéissance. Ils connaissaient leurs rois et leurs souveraines. Mais visiblement, malgré les nombreuses leçons qu’ils avaient reçu, ils n’avaient pas encore saisi le concept de compagnons, et le lien qui unissait les maîtres à leurs épouses, encore plus étroit depuis qu’ils savaient qu’ils pouvaient les perdre à tout moment. Et Aro finit par réaliser aux dépens de la sienne qu’il avait commis une erreur en n’imposant pas un cadre aux adolescents.
Les jumeaux étaient depuis le début les favoris de leur créateur, ils le savaient. Il leur avait tout accordé : l’immortalité, la puissance, un nouveau foyer, la liberté d’exercer leurs dons quand bon leur semblait…. Et surtout il leur accordait une attention si particulière qu’ils avaient cru être les seuls à pouvoir en bénéficier. En vérité, Alec se moquait pas mal des personnes qui rodaient autour de leur maître. Mais Jane… l’adolescente était plus possessive avec Aro, le protégeant férocement, espérant en retour recevoir la reconnaissance d’un père aimant envers sa fille adorée. Mais il y avait une femme à qui Aro accordait encore plus de temps et d’attention, qu’il chérissait pourtant d’une manière différente. Sa reine. Sa compagne. Sulpicia.
Jusqu’à maintenant, elle n’y avait pas prêté attention car Aro passait beaucoup de temps en leur compagnie. Mais depuis peu, elle se sentait délaissée, à cause de Sulpicia, qui accaparait tout le temps de son père. Son regard avait beau briller d’admiration quand il leur parfait, quand il s’adressait à la grande brune à la beauté renversante et au port altier, il y avait quelque chose d’autre, quelque chose en plus. Quelque chose que Jane ne recevait pas malgré tous ses efforts pour rendre fier Aro.
C’était une nuit particulièrement étoilée, si belle qu’elle avait poussé les rois à sortir dans les jardins de la forteresse, accompagnés de leurs moitiés. Marcus avait préféré rester à l’intérieur, protégé par Charmion, tandis que Caïus et Athenodora bavardaient près d’une fontaine fleurie, sur des bancs en chêne blanc, situés sous une arche recouverte de plantes grimpantes. Et Aro conversait tendrement avec Sulpicia près des rosiers. C’était l’un des rares moments où le vampire faisait preuve de douceur et de vulnérabilité, dévorant sa compagne des yeux comme si elle était la chose la plus importante pour lui, ce qui était le cas. Tout cela sous les regards de la plupart des gardes qui surveillaient les jardins en permanence, dont Jane qui les regardait interagir. La souveraine riait avec élégance et légèreté, et son compagnon lui souriait avec un amour qu’elle seule pouvait recevoir. Quelque chose se réveilla chez la petite blonde. Une brûlure. Un rejet. Des sentiments qu’elle ne comprenait pas. Pourquoi Sulpicia avait-elle le droit à cette exclusivité qui n’appartenait qu’à elle ? Dans l’esprit de Jane, elle était sa préférée. Avec son jumeau, ils étaient ceux qu’Aro aimait le plus. Il leur avait dit. Il n’avait jamais mentionné qu’il aimait cette femme davantage. Jane se laissa envahir par ses ressentiments. Sa vision s’obscurcit, et son attention se posa sur celle qui aller et venait entre les reines, Corin, qui ne baissait jamais sa garde, loyalement dévouée à ses maîtresses. Celle qui avait pour fonction de maintenir une paix émotionnelle autour des reines quand l’atmosphère devenait lourde. Celle qui était la protectrice invisible mais si indispensable pour la sécurité des souveraines. Celle qui était intouchable, parce que les reines en avaient décidé ainsi, même leurs compagnons n’avaient pas le droit de la déconcentrer ou lui donner un ordre allant à l’encontre de son rôle, elle n’obéissait qu’à Athenodora et Sulpicia. Intouchable, Corin la gardienne était intouchable. Jusqu’à ce soir. Jane l’avait décidé, c’était elle qui subirait sa colère.
Avant que quiconque ne puisse imaginer l’impensable, l’adolescente projeta sur Corin son feu invisible en y mettant toute sa rage et sa jalousie dedans. Elle voulait que Sulpicia sache, que tous les autres sachent, Aro leur appartenait. Le hurlement de souffrance de l’immortelle déchira l’air paisible de la nuit, s’effondrant au sol, le corps tremblant sous l’effet de la brûlure qui essayait de la consumer. Les conversations autour cessèrent immédiatement. Sulpicia recula sous la surprise, Athenodora s’était précipitée vers sa protectrice pour poser une main bienveillante sur son buste, suivi de Caïus qui n’aimait pas voir sa femme contrariée. Les gardes situés tout autour observait avec appréhension la seule personne capable et responsable de cette interruption. Et surtout, Aro se figea. Quelques secondes lui furent nécessaire pour réagir, suffisamment longtemps pour que Corin continue de convulser, malgré les présences rassurantes de ses maîtresses qui cherchaient à l’extirper de cette douleur. Puis Jane sentit une main froide saisir son bras, l’obligeant à rappeler son don à elle. Elle leva les yeux, voyant Aro la fixer, mais pas comme elle l’avait espéré. Il n’avait plus le visage d’un père bienveillant, il n’était pas non plus mécontent, il était déçu. Puis une expression d’avertissement passa dans son regard, une menace de représailles si elle allait trop loin. La petite blonde qui d’ordinaire se plaisait à répondre avec arrogance, se mura dans le silence, son cœur mort se serra dans sa poitrine.
- Tu penses que tu es au-dessus des lois mon enfant ?
Malgré sa voix calme, chacun savait qu’Aro exprimait une menace. Même son jumeau situé près de la fontaine en marbre blanc n’intervint pas pour aider sa sœur, conscient qu’elle avait dépassé les bornes. Corin se releva péniblement, soutenue par les reines, tandis que Caïus offrait pour la première fois un regard meurtrier sur Jane. Mais elle ne voyait qu’Aro. Ses yeux demeurèrent secs, mais si elle avait pu, l’adolescente aurait fondu en larmes face à cette vision.
- Je ne tolérerais jamais la moindre menace sur nos compagnes et leur protectrice.
Elle aurait aimé parler, s’excuser, mais sa fierté l’en empêchait. Et pour la première fois depuis son réveil, Jane eut peur. Mais pas de mourir, cela la préoccupait peu, elle avait peur que son père ne l’aime plus. Elle sentit la poigne d’Aro se renforcer sur son frêle poignet, pas pour lui faire mal, mais pour lui rappelait qui commandait. Il la relâcha, recula, mais son regard noir restait aussi tranchant que du verre.
- Vos merveilleux dons ne vous donnent pas tous les droits, trancha-t-il froidement en s’adressant également à Alec, contrastant avec l’impression qu’il avait pu leur donner jusqu’à présent.
En se retournant pour aller s’enquérir de l’état de Corin, redoutant la colère de Sulpicia, Aro croisa le regard du traqueur qui était resté en retrait plus loin, observant la scène avec lassitude, comme s’il savait qu’un drame finirait par arriver. Les yeux de Demetri ne trahirent aucune émotion, mais il n’était pas difficile de comprendre le message subtil qu’ils contenaient : « je vous avais pourtant prévenu ».
A partir de cet instant, Aro veilla à instaurer certaines limites aux jumeaux, et permit à Demetri de retrouver une autorité sur toute sa garde, interdisant d’ailleurs ses petits diablotins de s’en prendre aux gardes les plus élevés. Alec s’y conforma, insensible à cette privation car il pouvait continuait à jouer avec les autres à sa guise. Jane fit de son mieux pour ne plus décevoir Aro, ne voulant plus jamais revivre cette humiliation vécue dans les jardins. Les jumeaux s’assagirent avec les siècles, devenant plus contrôlables, même si parfois, ils sombraient dans des crises d’adolescents, toujours influencés par leurs jeunes âges. Lentement ils parvinrent à s’intégrer et côtoyer les autres gardes sans les faire fuir. Jane devint plus stratégique, se rapprochant de manière plus subtile d’Aro et Caius, devenant leur petite préférée, surtout quand ils avaient besoin de torturer quelqu’un. Alec demeurait en retrait, privilégiant l’efficacité à la reconnaissance. Les reines finirent par pardonner l’incident envers Corin, mais jamais elles n’oublièrent. Demetri, quant à lui, ne pouvait nier leur utilité sur un champ de bataille, et observa avec exaspération son meilleur ami tenter de se rapprocher des jumeaux, allant jusqu’à faire des blagues à Jane qui ne partageait pas son sens de l’humour, lui faisant souvent goûter à son don malgré les interdictions. Pourtant, ce furent les tentatives d’approches de Félix qui lièrent durablement Alec et Jane au clan, les aidant à se sentir considérés et voyant peu à peu le colosse comme un grand frère. Demetri pensait toujours que son ami était un idiot dans ces moments-là, mais il se demandait aussi si se rapprocher des adolescents n’étaient pas un moyen pour le colosse d’oublier la lignée de Félicienne en faisant du gardiennage d’enfants, alors il le laissa faire en veillant sur lui.