Vers 360 avant notre ère
Cela faisait quelques années maintenant que je vivais dans la Vallée du Nil aux côtés d’Amun, et de Kebi. Je m’y sentais chez moi, j’étais à ma place et je ne voulais aller nulle part ailleurs. Il m’arrivait de passer plusieurs jours dans le désert à chasser ou traquer des proies, ou tout simplement pour admirer les ouvrages construits sous les ordres des pharaons. Rien ne m’apaisait plus que le calme et la solitude, cela reposait mes sens souvent sollicités, ainsi que mon don qui fonctionnait sans cesse, à partir du moment où quelqu’un se trouvait à proximité. Quand je retrouvais ma sérénité intérieure, je retournais au palais de l’homme qui m’avait transformé sans jamais me sentir contraint. Amun me laissait mon libre arbitre, me faisant confiance autant que je lui faisais confiance. J’aimerais dire que je le considérais comme un père depuis ma transformation, mais c’était faux. Cela remontait à bien avant, ce lien presque familial s’était développé dès le début de nos échanges alors que j’étais encore humain, bien que je n’en aie aucun souvenir, c’était Amun qui m’avait aidé à reconstruire chronologiquement ma mémoire. Je restais tout autant de temps entre les murs de son temple. Il pouvait s’écouler des jours sans que je ne quitte ses jardins exotiques, ou parce que je continuais d’admirer les hiéroglyphes sur les murs de mes quartiers. Si j’étais né en Grèce, j’avais adopté la culture égyptienne avec entrain, notamment parce qu’Amun était un très bon conteur, partageant des récits extraits de sa propre vie, ou de vampires qu’il avait côtoyaient.
Si l’apprentissage de mon don avait été rapide, il m’avait fallu plus de temps pour contrôler cette soif de sang qui ne disparaissait jamais vraiment. Avec les années, j’étais devenu moins vorace, et surtout, je me maîtrisais davantage. J’avais d’ailleurs tenté de m’entraîner pour résister à l’appel de ce liquide rouge, mais l’appétit finissait toujours par prendre le dessus. Si les dieux que je vénérais étaient des consommateurs d’ambroisie, le sang était devenu mon nectar et le seul et unique repas que je pouvais avaler. Ce n’était pas faute d’avoir essayé pourtant malgré l’insistance d’Amun qui avait tenté de m’en dissuader. Mais même le goût doux et sucré du miel que j’adorais humain était devenu indigeste.
L’avantage du temple d’Amun, c’était qu’il se trouvait au milieu du désert, à quelques kilomètres des pyramides, même si ma vision exacerbée me donnait l’impression qu’elles étaient juste à côté. Son isolement me contraignait à ne pas assouvir immédiatement la soif, puisque peu d’humains passaient dans le secteur. Ils avaient entendu trop de rumeurs sur des disparitions mystérieuses de marchands dans les oasis qui nous entouraient. La quiétude du palais était donc agréable, sauf quand elle était troublée par les émotions émises par les signatures mentales des autres habitants. Amun était plutôt serein la plupart du temps, sa présence ne m’importunait jamais. Ce qui n’était pas le cas de sa compagne. Kebi ne m’aimait pas. Et plus le temps passait et plus elle en venait à me haïr. Il régnait autour d’elle un parfum d’amertume et d’agacement qui s’accentuait lorsque j’étais dans son champ de vision. Je me contentais de l’éviter, je n’avais pas besoin de son approbation pour rester ici. Mais je l’entendais souvent dire à Amun qu’il m’accordait trop de temps. Mon créateur semblait impénétrable à ses requêtes. Peut-être ne comprenait-il pas que les angoisses de Kebi étaient dues à une peur de l’abandon, j’avais appris peu de temps après mon réveil en vampire qu’elle était autrefois une servante d’Amun qui avait décidé de la transformer, faisant d’elle sa compagne pour l’éternité. Au début, j’avais de la peine pour elle, alors j’avais tenté une approche pour la rassurer, mais l’ancienne esclave m’avait repoussé, profitant de l’absence de l’égyptien pour tenter de me mettre à la porte. Or j’étais resté, ce qui n’avait fait que détériorer notre relation déjà mouvementée.
Alors je m’étais mis en tête de chercher ma propre compagne, que j’espérais rencontrer depuis que j’avais appris que mon âme-sœur était quelque part dans le monde. Peut-être que si je la trouvais et que je la ramenais au temple pour passer plus de temps à ses côtés qu’auprès d’Amun, Kebi serait plus encline à me laisser tranquille. C’était dans ce but que j’avais quitté le vieux palais lors d’une nuit. Malgré l’insistance d’Amun pour que je reste car il allait recevoir de la visite et qu’il souhaitait me présenter cette personne.
Non, je voulais partager cette éternité avec quelqu’un, et le visiteur pouvait bien attendre. Je m’étais donc engagé dans le désert, parfaitement à l’aise dans l’obscurité, parfois troublée par les flammes lointaines des torches qui illuminaient les portes du palais caché du vampire. Je ne voyais personne à l’horizon, pourtant je savais qu’il y avait quelqu’un qui approchait. L’empreinte mentale qui approchait était lourde et puissante, un condensé d’encens, de duperie et d’immortalité. Elle appartenait à un immortel, je le savais, le premier vampire que j’allais rencontrer en-dehors de mon créateur et de sa compagne. Une femme à la silhouette affinée, recouverte d’un chiton grec blanc, s’avançait vers moi, sa longue chevelure tirant sur le châtain presque blond se mouvait sur ses épaules au rythme de ses pas. Elle avait la démarche caractéristique d’un vampire, se mouvant avec une élégance calculée, donnant presque l’impression de flotter, tel un félin. Et bien qu’elle soit une immortelle à la beauté inégalable, ce n’était ni cela, si son port altier qui me frappèrent. C’était la sensation qui l’accompagnait.
Un frisson étrange me traversa, comme si quelque chose de profondément ancré en moi venait d’être déplacé ou ajusté. Je ressentis un attachement subtil envers elle, inexplicable, artificiel… et en même temps naturel. Cette sensation étrange me fit froncer les sourcils, tentant de comprendre d’où elle pouvait venir alors que l’inconnue se mit à sourire en penchant légèrement la tête, amusée.
- Tu le ressens, n’est-ce pas ?
- Tu es en train de jouer avec moi, réalisais-je sans comprendre comment c’était possible.
- Je ne fais qu’effleurer les fils qui nous relient tous. Ils me permettent de jauger les liens entre chaque individu, et s’ils sont manipulables, ou pas, ria-t-elle d’un son velouté et hypnotique qui aurait fait succomber n’importe quel mortel. Je suis Charmion, une vieille amie d’Amun. Et tu dois être Demetri, j’ai pas mal entendu parler de toi.
Et le prénom de l’immortelle me disait quelque chose, je l’avais déjà surpris dans les murs du palais lorsque les deux égyptiens conversaient entre eux et j’en déduisais qu’elle était l’invitée qu’Amun voulait me présenter. J’avais entendu qu’elle était une femme influente d’Athènes lorsqu’elle était humaine, et qu’elle appréciait le pouvoir. Elle était la fille d’une famille de la haute aristocratie athénienne qui avait des liens avec les grandes écoles philosophiques et artistiques de la cité. Mais que tout cela n’intéressait pas Charmion, qui aimait et voulait le contrôle. Elle avait appris très jeune que l’influence était toute aussi précieuse et redoutable que la force brute. Et qu’en manipulant les alliances en glissant des mots dans les bonnes oreilles, elle pouvait faire et défaire des destins. J’avais entendu la méfiance légendaire de Kebi à l’égard de l’immortelle également, qu’elle avait appris à manipuler les autres, avant même que son don ne se manifeste, et que c’était probablement la personnalité et les habitudes de Charmion qui avaient développé un don aussi terrible une fois vampire. Ainsi, elle avait appris à se battre, non pas avec des armes, mais avec des promesses et des regards confiants. Que sa voix douce était une façon de tisser une toile invisible autour de ceux qui l’entendait. Son ambition lui avait ouvert les portes de la politique athénienne, devenant l’amante d’un homme puissant, et qui usait de celle de Charmion qui était encore plus grande pour charmer à sa guise son entourage.
C’est ainsi qu’un vieil ami d’Amun l’avait trouvé. Prénommé comme le dieu guérisseur égyptien, Horus avait entendu parler d’une femme au pouvoir magnétique, et s’était rendu à plusieurs reprises à des banquets auxquels elle était présente pour la voir de ses propres yeux. Il avait vite compris qu’avec une telle aptitude à l’état humain, cela se développerait en un don puissant une fois vampire. L’immortel l’avait pris sous son aile en lui révélant sa véritable nature et ce qu’il comptait faire d’elle, avant de la transformer rapidement dans une villa à l’extérieur de la cité. Charmion a ensuite vécu durant quelques siècles auprès de son créateur avant de vagabonder où elle le souhaitait, appréciant sa liberté tout autant que son pouvoir. Et un jour, elle était revenue sur les terres du clan d’Alexandrie, et avait découvert qu’Horus avait péri au combat lors d’une attaque orchestrée par les Volturi. Et comme elle ne semblait pas autant attachée à son créateur que je l’étais moi, elle avait continué à voyager à travers le monde, revenant de temps en temps auprès d’Amun qu’elle connaissait bien et le respectait profondément.
Elle était la première immortelle étrangère que je rencontrais, et j’étais intrigué par l’athénienne au pouvoir aussi dangereux qu’invisible. Il n’agissait pas en frappant ou en saisissant brutalement quelqu’un, il s’insinuait, modifiait, ajustait à la guise de la châtaine. Je ne comprenais pas mon besoin de vouloir être près d’elle, mais son sourire amusé montrait qu’elle jouait de son don en permanence pour tester ceux qu’elle croisait. Ce qui expliquait mon attirance invisible, qui se construisait avec douceur, et n’avait rien de passionnelle, mais elle était inévitable. Je savais qu’elle influençait les liens, je le ressentais, pourtant c’était plus fort que moi, je recherchais sa proximité.
- Comment sais-tu que ce que tu construis ou détruis est réel ? Lui demandais-je un soir avec curiosité.
- Et toi, comment sais-tu que les fils qui te guident vers une personne sont bien là ? Répondit-elle avec un sourire énigmatique sur un ton qui me fit me sentir bête.
Il était amusant de comparer nos dons et leur fonctionnement. Nous étions opposés, mais d’une certaine façon aussi, semblables à l’autre. Je pouvais retrouver les personnes. Charmion avait le pouvoir de les lier ou de les séparer. Des dons puissants, invisibles, subtils et pourtant si redoutables. Et au fil des jours qu’elle séjourna chez Amun, une drôle de relation se mit en place, comme un jeu, un défi à relever. Elle testait son pouvoir sur moi à la première occasion, tentant de modifier mes sentiments envers ceux qui m’entouraient, envers elle, envers des inconnus de passage… le seul lien qui lui semblait véritablement impossible à toucher, était celui qui m’unissait à Amun, les liens familiaux, qu’ils soient biologiques ou construits par les individus semblaient résister à son pouvoir s’ils étaient réellement forts. Ainsi que les liens de compagnons. Elle cherchait à voir jusqu’où je pouvais résister à ses manipulations.
- Tu veux m’appartenir ? M’avait-elle susurré à l’oreille un jour en décuplant la puissance de son pouvoir.
- Non, avais-je répondu fermement avant d’hésiter. Peut-être…
La jeune femme s’était mise à rire sans chercher à profiter de mes doutes, comme si elle était simplement ravie de voir les résultats de son don. Mais, était-ce mon propre don de traqueur, mon hyper sensorialité, le simple fait que je savais de quoi elle était capable, ou un mélange des trois, mais je n’étais pas si facilement manipulable. Je ressentais les ajustements qu’elle mettait en place. Et peu à peu, j’appris à reconnaître les signes de quand elle intervenait, et j’appris peu à peu à m’en détacher. Amun m’avait incité à travailler mon don pour le détourner quand c’était nécessaire, persuadé qu’il pouvait servir à bien des choses, comme le déployer comme un bouclier pour me protéger. Alors quand je sentais les prémices du pouvoir de Charmion se mettre en place en s’insinuant en moi, je faisais appel à mon instinct infaillible qui détectait ses tentatives de manipulations, me parvenant à y être peu à peu insensible, le laissant m’effleurer sans pouvoir m’atteindre.
Si au début ce pouvoir avait éveillé des inquiétudes en moi, voir des frustrations de ne pas pouvoir me défendre, à force, je trouvais cela amusant de parvenir à déjouer un don aussi puissant grâce au mien. Et j’apprenais à connaître Charmion, qui malgré sa jovialité et son goût pour les duperies, se sentait seule au fond d’elle, ne parvenant pas à trouver son compagnon. L’immortelle se servait de son influence sur les liens pour se distraire de celui qui lui manquait. Ce fut un respect mutuel qui naquit entre nous. Il n’y avait aucune attache amoureuse, pas de flirt, pas d’attirance physique quelconque, mais une intrigue perpétuelle qui s’était muée en une amitié solide, l’athénienne appréciant la présence de quelqu’un qui savait lui résister. Et la sienne me permettait de passer moins de temps avec Amun, et donc il pouvait s’occuper davantage de sa compagne. Mon mentor était d’ailleurs ravi d’avoir deux vampires aussi puissants. Il avait même tenté de nous inciter à nous rapprocher, estimant que nous serions des compagnons complémentaires, mais je ne ressentais pas ce déclic que j’attendais, Charmion était de plaisante compagnie, mais elle n’était pas celle que je recherchais. D’ailleurs, elle ne s’intéressait pas à moi non plus en ce sens, j’étais une distraction pour passer son temps, rien de plus. L’idée de l’attirer dans mon lit malgré sa beauté ne déclenchait chez moi aucune réaction normale pour un homme. Il m’arrivait de passer du bon temps dans la couche d’une femme, mortelle ou non, choisie au hasard, la proximité avec les humaines me permettaient d’apprendre à me contrôler et découvrir leurs corps, ce que je n’avais pas vraiment l’occasion de faire humain, mais partager celle de Charmion me laissait de marbre. Cette amitié était purement platonique.
Malgré tout, Charmion finit par se lasser également de ma présence. Elle cherchait des personnes aussi puissantes qu’elle, car elle se sentirait encore plus forte de pouvoir les manipuler. Or le clan d’Amun se résumait à trois vampires. L’athénienne avait besoin de plus, elle voulait briller. Et j’étais devenu totalement perméable à son don avec les décennies, alors elle envisageait de partir pour se divertir ailleurs. Mais quand j’avais su où elle comptait se rendre, j’avais tenté de l’en dissuader, Amun en serait dévasté.
- Tu sais Demetri, Amun est de ceux qui savent trouver les pierres rares et comment les polir pour les rendre encore plus spéciales. Mais il existe des vampires bien plus ambitieux que lui. Lorsque je me suis réveillée après ma transformation, je l’ai senti immédiatement en moi. Certains vampires développent leur don avec le temps, le mien s’est activé de suite. J’ai su tout de suite que je pouvais lier qui je voulais ou presque, que je pouvais briser des alliances d’un simple murmure, devenir la pierre angulaire d’un clan en tissant les liens comme je le désirais… qu’est-ce que celui d’Amun peut m’apporter sur le long terme ? Tu te satisfais peut-être d’une vie au calme dans le désert, mais ce n’est pas mon cas, et si tu veux mon avis, c’est du gâchis de rester ici à traquer des marchands, tu pourrais avoir bien plus toi aussi…
Je lui avais grogné dessus, n’aimant pas sa façon de parler de celui qui était comme un père pour moi. J’étais à ma place en Égypte, je n’avais aucune raison d’aller dans un autre clan.
- C’est ta décision. Si un jour tu changes d’avis, nous serons peut-être amenés à nous côtoyer à nouveau, chez les Volturi, avait-elle annoncé avant de disparaître quelques jours après, le temps de saluer mon créateur qui avait été peiné par son départ, lui qui commençait à croire que son clan allait s’agrandir définitivement par la présence durable de Charmion.