Kaito observait les cieux obscurcis depuis le centre de la cour des élèves. La pluie se renforçant, il décida de poursuivre le cours en intérieur.
— Tous au dojo ! ordonna-t-il en passant une main dans le dos d'un garçonnet. Nous allons continuer dans...
Une voix. Non, un cri. Il se retourna en direction de l'entrée du domaine et vit sa sœur, courant vers lui, paniquée.
— Kazu-chan ?
Trempée de la tête aux pieds, la jeune femme se jeta dans ses bras en pleurant.
— Takeshi ! Un homme avec un couteau ! Ils parlaient de prime !
Kaito se décomposa. Il la saisit fermement par les épaules.
— Où ?!
— La rive nord, dans la rue des glaces !
L'instant d'après, il partit en trombes vers l'écurie du domaine.
— Princesse, appela une petite fille en lui prenant la main, ne restez pas sous la pluie.
Le visage larmoyant, Kazu posa un regard accablé sur la cité. En ce moment, elle paraissait plus grande que jamais...
Arrivé sur les lieux, Kaito bondit de sa monture. Si même l'intégration officielle n'avait pas suffi, que devait-il faire pour mettre fin à ce cauchemar ? Il ne pouvait pas cloitrer Takeshi toute sa vie... Il explora le moindre recoin du quartier, explora la rive sous tous ses angles à la recherche d'un indice. En vain.
En revenant sur ses pas, une petite flaque vermeille l'interpella à l'entrée de la ruelle. Du sang. Ses yeux s'agrandirent. Au milieu de l'eau rougie, un ruban violet. Le ruban de la tresse de Takeshi. Il tomba à genoux pour capturer d'une main fébrile le lacet empourpré et le pressa contre sa poitrine. Il venait de perdre l'unique personne qu'il se devait de protéger. La seule qui comptait sur lui, n'avait que lui. Cette pensée renversa son monde.
— Kimura-sama...
Derrière la porte entrouverte d'une habitation, une septuagénaire lui fit signe. Kaito reconnut aussitôt la glacière de son enfance.
— Saito-san !
— Pas si fort... le réprimanda-t-elle comme s'il était son petit-fils. Vous cherchez bien le jeune homme qui était avec votre sœur, n'est-ce pas ?
— Oui ! Je vous en prie, dites-moi ce que vous avez vu...
Elle jeta quelques coups d'œil aux alentours, attentive aux potentiels indiscrets.
— C'est ce petit crétin de Miyami. Je l'ai entendu comploter toute la soirée d'hier, sous ma fenêtre. Idiot, mais dangereux. Il est parti avec ses deux copains vers la rivière.
— Merci infiniment, Saito-san ! s'écria Kaito en courant enjamber sa monture.
La rivière. Pour quelle raison les ravisseurs cherchaient-ils à passer par les terres Hatano ?
Bousculé par les mouvements de la barque, Takeshi émergea de sa somnolence. Sa tête commença à tourner dès qu'il la redressa. La fraîcheur du filet de sang qui coulait le long de sa joue depuis son front le fit frissonner. Il s'assit en tailleur sur le plancher, non sans mal, les poignets liés dans le dos par une corde. Miyami le toisa de toute sa hauteur, bras croisés.
— Tu vas rester sage, cette fois ?
Ignorant tout bonnement le meneur, il reprit lentement ses esprits et analysa la situation. Ils voguaient sur la grande rivière et à en voir l'épaisseur de la forêt autour d'eux, ils avaient déjà fait un long chemin. Si sa mémoire était bonne, ils se dirigeaient donc vers le clan Hatano...
— Je pensais que le clan Musashi était au sud...
— Nous avons un intermédiaire qui tient à s'occuper de ton transfert personnellement.
Un intermédiaire... Takeshi souffla du nez en grimaçant. Ce fichu chasseur s'avérait fort obstiné...
— T'as le don de te faire des amis, j'ai l'impression, persifla Miyami.
— Je sais. Tu devrais essayer, peut-être serais-tu moins grognon.
— Ha ! Sérieusement, pour un joli minois, t'as vraiment une grande gueule.
— Merci, répondit Takeshi avec un sourire mi-charmeur, mi-grinçant.
L'un des deux rameurs, dépité, secoua la tête.
— Cette foutue pluie se calme quand on arrive... maugréa Miyami. J'espère qu'on sera rentrés avant la nuit. On ne doit pas traîner.
Dès lors que ses pieds touchèrent terre, Takeshi évalua ses chances de survie. S'enfuir en direction de la rive ou s'enfoncer dans une forêt à la flore glissante et au sol boueux ? Quelle que fût l'option, les poignets liés dans le dos, ses probabilités de réussite restaient très minces. Mais une fois que Kyō aurait mis la main sur lui, la question de son destin ne se poserait plus. Il devait tenter sa chance, aussi faible fût-elle. Profitant que ses ravisseurs arrimaient la barque, Takeshi s'élança le long de la berge.
— Eh ! Il s'enfuit !
Quelques mètres à peine parcourus, Miyami agrippait déjà douloureusement sa chevelure. Prisonnier de sa poigne, Takeshi serra les dents, les yeux rivés sur l'horizon inatteignable de la rive. Le meneur l'agenouilla de force sur le sol humide et le projeta à terre d'un coup de pied dans le dos.
— Si y'avait pas tout cet argent en jeu... pesta-t-il.
— Je donnerais cher pour assister à votre retour en ville, cracha Takeshi en roulant sur le côté.
Miyami lui lança un regard défiant. Il le saisit par les pans débraillés de son kimono et le mit à genoux.
— Ça veut dire quoi ça ? T'es qui, putain, pour être si insolent dans un moment pareil ?
Ledit insolent sourit de toutes ses dents.
— Je suis le disciple de Kaito-sama, déclara-t-il sereinement. Et je loge dans la maison du chef de clan.
Les trois hommes se liquéfièrent. La haine laissa place à l'effroi. Miyami le laissa retomber au sol et recula d'un pas.
— C'est pas vrai, Miyami... s'affola le second. Dis-nous que c'est pas vrai, hein ? Tu nous as dit que c'était juste l'un des nouveaux prétendants de la princesse !
La main que le meneur porta à ses lèvres révéla toute sa méprise ; sa désinformation, aussi.
— Bordel, qu'est-ce que t'as foutu, mon vieux ? beugla le troisième. Si on le livre, Kaito-sama va nous le faire payer !
— Comment j'aurais pu savoir que notre chef de clan avait pris ce gosse sous son toit ? Cet idiot vient d'arriver ! Et les enfants Kimura ont toujours eu plein d'amis ou de prétendants, personne n'était au courant d'une telle proximité avec Kaito-sama ! riposta Miyami.
Le second toisa Takeshi, bras croisés.
— Et pourquoi on devrait te croire, gamin ?
— Je me fiche que vous me croyiez, fit Takeshi en haussant les épaules. Kaito-sama vous retrouvera et vous le savez...
Bien qu'il n'en eût aucune conviction, Takeshi se délectait de leurs craintes. Finalement, peut-être allait-il pouvoir s'en sortir sain et sauf par l'intimidation ? Les trois complices, dubitatifs, n'en demeuraient pas moins prudents. S'il était défendu au prince de les blesser de ses propres mains, il trouverait toutefois les moyens de leur faire regretter leurs actes. Kaito Kimura n'était d'aucune miséricorde avec ceux qu'il exécrait. De plus, le peuple l'adorait, personne ne remettrait en doute son jugement.
Miyami releva Takeshi sans ménagement et le bouscula devant lui.
— Y'aura pas de prime. On abandonne.
— Vraiment ? bougonna le troisième.
— Kyō n'a aucun principe. Il pourrait vendre sa propre mère pour de l'argent. Lorsque le prince remontera jusqu'aux responsables, il se fera un plaisir de nous balancer.
Les deux complices fulminèrent.
— Qu'est-ce que tu comptes faire de lui ? Si on le relâche, c'est lui qui...
— On le relâche pas.
Le leader coula un œil sombre à son captif.
— Personne doit remonter jusqu'à nous. Il doit disparaître.
Sa dague glissa à nouveau de sa manche dans sa paume. Le message était clair. Takeshi se pétrifia. Comment avait-il pu imaginer s'en sortir ? Il fit un pas en arrière. Les deux autres échangèrent un air entendu puis s'enfuirent dans la forêt. À mesure que l'assassin avançait, Takeshi reculait vers le bord de l'eau.
— Tu penses vraiment pouvoir t'en tirer comme ça ? s'écria-t-il.
La lame se planta dans son ventre. Le regard exorbité et les jambes flageolantes, il s'écroula entre les bras du meurtrier. Le choc le laissa dans un état second. Un frisson serpenta le long de son échine, son sang se glaça. Le froid de la rivière. La fraîcheur le frigorifia de la tête aux pieds et sa respiration se coupa. Il était immergé dans l'eau, précipité vers les profondeurs.
À travers le voile cristallin, Takeshi discerna le visage flou de l'assassin, qui s'assurait de sa noyade. L'instinct de survie le poussa à tirer sur ses liens, propulsant plus de sang hors de la balafre à chaque mouvement. Mais tout effort était vain. Son sort, cette fois, était bien scellé. L'abandon jeta son ancre.
Sous ses paupières papillonnantes, un visage au regard polaire estampa ses remords sur ses ultimes instants. Un seul nom, brisé. Une larme se noya dans son dernier souffle.
Lancé au triple galop sur la rive, Kaito freina l'allure lorsqu'il aperçut un individu, posté près d'une barque. À la surface de l'eau, un corps inerte. L'horreur le saisit. Pris de court, l'homme prit ses jambes à son cou dans la forêt.
Kaito se laissa tomber de son cheval encore trottant et se précipita dans la rivière pour récupérer le corps de Takeshi. Il s'extirpa des flots, l'angoisse au ventre. Il ne pouvait se résoudre à être arrivé trop tard. Non, cette idée était exclue. Il le déposa sur le sable et s'agenouilla devant lui pour panser la plaie cruentée. Sitôt refermée à la lueur réparatrice de ses paumes, il exfiltra l'eau de ses poumons en la drainant du bout des doigts depuis sa gorge tel un filet magnétique.
— Réveille-toi, s'il te plaît, réveille-toi...
Un massage cardiaque, puis un autre. Le temps défilait, mais le silence perdurait. Les paupières de Takeshi demeuraient inlassablement closes. Le cauchemar était bien réel. L'impitoyable vérité s'imposait. Il se pencha au-dessus de son visage exsangue, un sanglot au bord des lèvres.
— Ne pars pas, je t'en supplie...
En ultime recours, il pressa une main contre la poitrine de son disciple et lui délivra une vive source d'énergie. Le flux doré pénétra le corps froid de Takeshi durant un temps interminable avant que l'espoir ne renaisse. Ses cils frémirent enfin. Il leva un regard mi-clos vers son gardien.
— Kaito...
— Je suis là...
Le prince le souleva dans ses bras et courut à son cheval sans perdre un instant. Il claqua les flancs de l'entier et s'élança vers la ville, son protégé assis en amazone contre son torse. Les paupières de Takeshi recommencèrent à papillonner.
— Ne t'endors pas ! Reste avec moi !
Il resserra son bras gauche autour de lui, paniqué. Le lien d'énergie entre leurs deux corps étant responsable de sa survie, il devait conserver le flux vital pour le maintenir éveillé. Takeshi rouvrit les yeux, une fois atteint par la chaleur. Un gouffre sans fond l'habitait. La lumière n'enveloppait plus qu'une coquille vide, glacée.
— Je ne sens plus rien, Kaito-sama...
Ce dernier plongea dans ses prunelles émeraude, dont les iris étaient étrangement diaphanes. Son visage livide semblait déjà saisi par la mort, son âme talonnée par l'au-delà.
— Je ne te laisserai pas partir.
Takeshi esquissa un sourire fatigué.
— Tu ne peux plus... te passer de moi...
Le regard de Kaito se teinta de remords. La froideur légendaire s'était envolée.
— Non. Je ne peux plus me passer de toi.
Takeshi resta bouche bée. Était-il déjà mort pour entendre de telles paroles ?
Quand déclina le jour, le lac se dessina. Puis l'orée de la ville. Et enfin, la pente sinueuse qui menait au domaine. Kaito n'aurait su dire combien de temps s'était écoulé, mais l'affaissement de son corps annonçait une inconscience imminente. Sa formidable aura avait fané en une lueur fragile, à l'instar de ses propres ressources, gravement érodées. Maintenir Takeshi contre lui sans faillir devenait un supplice.
— Kaito-sama, tu t'épuises...
Le portail franchi, le prince se laissa glisser du cheval et s'écroula à genoux, son blessé entre les bras.
Un garde accourut aussitôt vers lui.
— Ma mère... vite...
Takeshi le contempla de son regard ensommeillé.
— Kaito...
— On va te sauver...
Soutiré de ses dernières forces, le lien s'étiola en un mince fil de soie lumineux, jusqu'à disparaître. Takeshi s'éteignit avec lui dans un ultime et tendre sourire.
— Takeshi ! Ne pars pas ! Pas maintenant !
Yuna accourut, épouvantée.
— Mère, sauvez-le... !
Devant l'état tragique de son neveu et l'effrayante vulnérabilité de son fils, elle se pétrifia, une main aux lèvres.
— Kaito-kun, il est...
— Sauvez-le ! s'époumona-t-il.
Elle s'agenouilla et attira à elle les deux garçons, puis généra autour d'eux un chaud cocon de lumière dorée. Elle posa la main sur la poitrine de son fils.
— Pas moi !
— J'ai besoin de toi et tu es trop faible !
Par son don d'énergie, Kaito trouva la force de recréer le lien entre Takeshi et lui.
— Maintenant, concentre-toi sur lui, ordonna-t-elle, et ne me dérange plus.
Yuna fit croître toute sa puissance autour du corps de son neveu. En cet instant, elle se félicitait de ses origines métisses... Sous le nez de son fils, ahuri, ses gestes s'imprégnèrent de noirceur et, peu à peu, une mystérieuse nébulosité germa au cœur de son aura, de plus en plus obscure. Le vent se leva, tempétueux, comme répondant à son tumulte intérieur.
Son regard orageux, devenu lumineux dans la pénombre, s'éleva vers les cieux assombris d'où naissait une volute ombrageuse. D'imperceptibles et ferventes incantations coulèrent sur ses lèvres, endormies par le chant du zéphyr et la danse de la végétation virevoltante. Sa chevelure d'encre se souleva, ondulant anormalement contre la gravité ; inquiétante volupté. La douce Protectrice de la Cité n'avait plus de Kimura que le nom d'épouse.
Après de longs instants, ses cheveux retombèrent. Les ténèbres se dissipèrent aussi vite qu'elles étaient apparues, et le calme se fit.
— Nous devons ressourcer son corps, murmura-t-elle en invitant son fils à se relever. Il a perdu trop de sang. Viens avec moi, dépêche-toi.
Yuna croisa son mari, planté à quelques mètres, sous le choc. Horreur et haine brillaient dans son regard noir.
— Voulais-tu que je le laisse mourir ?!
Le chef de clan s'étrangla dans son courroux, taisant des sermons prohibés devant leur héritier. Furieux, il referma les grandes portes du domaine d'un revers de main venteux et resta prostré au milieu de la cour, les poings tremblants de rage.
Au chevet de leur blessé, Yuna prodiguait ses soins sous l'œil attentif de son aîné.
— Mère, ce que vous avez fait... pouvez-vous m'expliquer ?
La délivrance de sa médecine achevée, elle ignora sciemment cette question et se releva.
— Je pense qu'il est maintenant hors de danger. Mais son énergie doit être réalimentée, tu devras la nourrir tous les jours ou il s'affaiblira. Garder une âme dans une enveloppe qui n'a plus de ressources m'est impossible.
— Donc il va s'en sortir...
Kaito prit son front dans sa main, sur le point de vaciller. Yuna le rattrapa et l'allongea à son tour sur le matelas.
— Mon fils, tu dois te reposer. Ce que tu as fait... murmura-t-elle, stupéfiée, j'ai encore du mal à y croire...
Elle le dévisagea, grave.
— Je ne pouvais pas le laisser mourir, marmonna Kaito, à demi conscient.
— Tu ne réalises pas. Ce que tu as fait... tu n'étais pas supposé pouvoir le faire.
Il rouvrit les yeux.
— Que voulez-vous dire ?
— Tu... tu as maintenu son âme à l'intérieur de son corps alors qu'elle s'échappait... Il n'était plus censé pouvoir... vivre...
Kaito figea un regard décontenancé sur sa mère. Tout cela n'avait aucun sens.
— Après ce miracle, je ne sais pas comment tu as pu rester en vie aussi longtemps...
— Je suis un Kimura, cela n'est-il pas normal ?
— Aucun d'entre nous n'était encore parvenu à accomplir un tel prodige. Ce genre d'exploit n'est accessible qu'aux Grands Maîtres, et après une existence de spiritualité.
— Pourtant, vous aussi, vous avez fait des choses étranges...
Le regard de Yuna se rembrunit soudain. Elle s'en retourna vers la porte sans un mot.
— Mère...
— Je t'ai laissé de quoi te restaurer. N'oublie pas de créer un lien dans la nuit et de vérifier régulièrement son état.
— Ce ne sont pas des sorts de chez nous, n'est-ce pas...
Elle se crispa dans l'encadrement.
— Quel est le principal, Kaito Kimura ? pesta-t-elle avec une irritation que son fils ne lui connaissait pas.
— Qu'il soit en vie...
— Bien ! Alors, cesse de réagir comme ton père une fois pour toutes, et veille sur ton ami !
Kaito sursauta lorsqu'elle claqua la porte de riz derrière elle. L'esprit cotonneux, il se hissa sous les couvertures et se retourna vers Takeshi pour regarder son visage paisible. Un sourire fatigué étira ses lèvres. Il prit le temps de le border précautionneusement, puis, avec une infinie tendresse, il glissa ses doigts dans sa chevelure.
— À partir de maintenant, je ne te quitterai plus, susurra-t-il. Takeshi-kun...
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N/A : l'emploi de -kun pour Kaito sonne très affectueux envers Takeshi🤫 (utilisé entre amis ou amoureux...) Notre coeur de pierre se fragilise !