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1 - Légende de l'ancien monde
2 - Chapitre 1
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5 - Chapitre 4
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7 - Chapitre 6
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Chapitre 7

La clarté du jour caressait la joue de Takeshi, trop forte à son goût. Ses yeux s'ouvrirent soudain en grand. 

— Oh, non ! Il va me tuer !

Il bondit de son matelas, enfila ses nouveaux habits à cloche-pied, courut à sa bassine d'eau pour s'asperger le visage et se précipita hors de la maison. S'il voulait entrer dans les bonnes grâces du prince, la moindre erreur était à bannir. 

Toute la classe put admirer l'arrivée fracassante du retardataire : dans toute sa splendeur, Takeshi fit son apparition dans un glissement pathétique, haletant depuis l'angle d'un mur. Les élèves, tous en rang, ne purent s'empêcher de ricaner. Kaito le gratifia déjà d'un regard noir.

— Bonjour, Kaito-sensei, bredouilla Takeshi en s'inclinant, la tête presque dans les genoux. 

Premier soupir de la journée pour le prince – et pas des derniers. Sa patience promettait d'être mise à rude épreuve.

— Bien. Aujourd'hui, nous allons reprendre les bases. Hitachi et Akio, au centre. Présentez-nous les différentes manières de parer une attaque frontale.

Positionné en retrait avec les autres élèves spectateurs, Takeshi fut captivé dès la première démonstration. Les explications de leur professeur, ainsi que les binômes qui défilaient tour à tour, le fascinaient. Les jeunes exécutaient les enchaînements de sauts et d'offensives – toujours plus complexes – avec une facilité déconcertante. Le sourire béat pendu aux lèvres de Takeshi amusa l'un des garçonnets qui venaient de passer.

— C'est pas grand-chose tu sais, Takeshi-san, lui murmura-t-il.

Takeshi figea sur l'enfant un regard outré. Ce titre honorifique ne correspondait absolument pas à son état d'esprit actuel.

— Ne m'appelle pas comme ça, je ne suis pas un monsieur...

— Et tu as quel âge ? 

— Je... je ne sais pas. 

— Tu sais pas ? 

— J'ai perdu la mémoire dans... un accident. 

L'élève, stupéfait, le dévisagea. L'innocence de ses traits infantiles était d'un contraste choquant avec la brutalité dont il pouvait faire preuve au combat. Takeshi grimaça. Ce petit était bien plus effrayant que lui, qui était un jeune adulte. Une réalité affligeante...

— Si tu m'appelles encore une fois Takeshi-san, je te fais le coup qu'il vient de faire là, dans ta tête.

Le garçonnet étouffa son hilarité ; hilarité qui ne passa pas inaperçue aux oreilles de l'enseignant, attentif au moindre bruit.

Durant toute la matinée, Takeshi avait été sage comme une image, aussi concentré que le meilleur des élèves. Kaito en fut le premier surpris. Son nouvel étudiant le rejoignit à la fin du cours avec son habituel sourire chaleureux. 

— J'ai adoré cette leçon, Sensei, se ravit-il en pressant un poing martial dans sa paume. Et tes élèves sont très doués.

— Ce ne sont que des bases que nous avons revues. Ils ont dix ans et s'entraînent depuis qu'ils sont tout petits. 

— Et ils ont un excellent professeur, s'enthousiasma Takeshi.

Ils se dirigèrent ensemble vers les hauteurs du parc, près d'un pommier. Takeshi se retrouva muet de stupéfaction en découvrant le magnifique panorama, saisi tant par la vue que par l'immensité de la cité, étendue jusqu'au lac et ses espaces boisés. Sous le soleil de midi, le miroir d'eau réfléchissait ses milliers d'éclats. Fendue par la rivière tirée du nord du lac, la forêt déteignait sur l'horizon et ses vallées, interminable.

Takeshi s'allongea à côté de Kaito, assis en tailleur dans l'herbe tiède. Trop près de lui au goût de ce dernier. Il fronça un sourcil en sa direction. 

— Quand pourrai-je commencer à me battre, selon toi ? 

— Tu as encore tout à apprendre.

Les bras croisés derrière la tête, Takeshi poussa un soupir rêveur tandis que Kaito défaisait son gros chignon. Ses longs cheveux retombèrent dans son dos. 

— Et quand pourrai-je... 

— Silence. 

Takeshi le regarda se couper du monde, installé en lotus, les yeux clos. Il se pinça les lèvres pour respecter sa tranquillité. Puis, son sourire disparut lentement. Tant de beauté émanait de cette scène... La chevelure du prince ondulait avec volupté sur ses épaules, contre la brise, embrasée par de chatoyants reflets noisette.

Takeshi se perdit dans la contemplation de ce visage fin. Quelques mèches sauvages effleuraient sa mâchoire acérée, d'une délicate virilité. Cet homme possédait le charisme d'un guerrier céleste. Une aura extraordinaire émanait de lui, une paix familière et étrangère à la fois qui estompa peu à peu le tumulte constant de ses pensées, aussi douce que le serait la tendre présence d'une mère pour son enfant ; son âme était caressée, cajolée.

Ce bien-être eut raison de lui. Il sombra dans un profond sommeil. 

Plus d'une heure passa avant que Kaito n'émerge de sa torpeur. Il prit une longue inspiration, empli d'une incroyable sérénité. À quand remontait un tel sentiment de paix ? Il n'en avait pas le souvenir. En retrouvant Takeshi à une vingtaine de centimètres de lui, il sursauta ; sa présence lui était sortie de la tête. Avoir pu atteindre un pareil niveau de quiétude auprès de ce garçon – qui était un inconnu – relevait du miracle.

Il s'attarda sur son visage endormi, et se surprit à sourire. Certes, son côté mutin avait tendance à l'agacer – et il tolérait mal les effets de sa nature involontairement charmeuse – mais, aujourd'hui, Takeshi s'était montré à la hauteur de son enseignement et l'avait respecté.

Dans un silence que seuls les feuillages des arbres alentour venaient froisser, Kaito s'autorisa à détailler la finesse de ses traits gracieux. Un visage pur – mais qui n'avait rien d'enfantin –, de longs cils, une chevelure d'encre aux légers reflets parme et un corps élancé, trop mince pour attester d'une quelconque expérience militaire. Cette beauté particulière le fascinait autant que son propriétaire, bien qu'il se refusât à l'idée.

Il baissa les yeux sur ses lèvres tendres, entrouvertes. Entrouvertes... Une vision lui traversa l'esprit, aussi éphémère qu'inadmissible ; elle disparut dans l'instant. 

Quel âge avait ce garçon dont il ne connaissait rien ? Et quel genre de personne était-il jusque-là ? La bienveillance devrait guider ces réponses, il en avait fait le serment à sa mère. Malgré lui, il ressentait une certaine impatience quant à en savoir plus à son sujet. Fait singulier le concernant. Rares étaient ceux qui réussissaient à capter son attention. Sa curiosité en était d'autant plus attisée.

Lorsque Takeshi s'éveilla, il se détourna aussitôt.

— J-je me suis endormi ? murmura le jeune homme en se frottant les yeux. 

— Il semblerait. 

— Ça ne m'arrive jamais.

— Qu'en sais-tu ? 

— Je ne sais pas, une impression... C'est étrange, je ressens un grand calme, et en même temps... 

Kaito tourna la tête vers lui et découvrit son expression tourmentée.

— J'ai ressenti des choses pendant mon sommeil, mais tout reste si flou... Je me sens... vide, se désola-t-il en prenant son front dans une main. 

Son chagrin surprit le prince. C'était bien la première fois qu'il le voyait ainsi. Après une courte réflexion, il s'installa à genoux face à lui.

— Kaito-sama ? Que fais-tu ?

Kaito pressa une main contre sa poitrine et inspira profondément. Une lueur bleutée naquit de son torse pour venir former une bulle lumineuse au creux de sa paume. Il déposa l'énergie contre le sternum de Takeshi, qui, surpris, sursauta à son contact. À sa grande stupeur, la chaleur se diffusa en lui, enveloppa son cœur dans une chrysalide de douceur. Un frisson agréable serpenta le long de son échine. Tout sentiment de confusion et de tristesse se fit balayer par l'ondée réconfortante pour ne plus laisser qu'un miraculeux cocon de bien-être.

Takeshi demeura subjugué.

— Que... comment tu... 

— Ne dis rien. 

Les deux garçons se fixèrent intensément. Dans son regard polaire, Takeshi découvrit un nouvel éclat solaire, à l'opposé de sa froideur habituelle. Son univers le plus intime le happait. Toute barrière entre eux n'était plus qu'un lointain souvenir. L'âme de ce cœur de glace semblait désormais accessible. Une lumière implosa en lui.

Hypnotisé par ses prunelles émeraude, Kaito ressentit en ce garçon bien plus que ce qu'il n'avait perçu de lui jusqu'alors. Plus qu'il n'avait jamais perçu de quiconque. En un battement de cils, une symbiose spirituelle s'était créée entre eux. Leurs âmes se rencontraient et s'effleuraient. Tentaient de percer leurs secrets mutuels.

Lorsque Kaito réalisa sa perte de contrôle sur ce lien non désiré, il rompit aussitôt l'échange visuel et se releva brusquement. La suspicion l'enflamma.

— Comment as-tu fait ça ? s'affola-t-il en reculant.

Takeshi cligna des yeux, peinant à retrouver ses esprits. Il leva le nez vers lui avec une moue confuse.

— K-Kaito-sama...

L'instant d'après, Kaito dévalait la petite pente de verdure. L'oreille basse et esseulé dans le coin de parc, Takeshi regarda son enseignant le fuir comme une chose dangereuse. Il baissa la tête, rongé tant par la culpabilité que par une indéfinissable frustration.

— Qu'est-ce qu'il se passe, qu'est-ce qui ne va pas chez moi... 

Kaito s'isola dans un angle des dojos. Son cœur battait à tout rompre. Il se recentra sur son énergie spirituelle, les paupières closes, et ressentit chaque vibration de son être, à la recherche d'une quelconque nocivité. Comment un échange aussi puissant avait-il pu se produire ? Quel était ce lien qui les avait transcendés ?

À sa connaissance, cela n'avait rien d'anodin. Il devait se rendre en ville, demander conseil. Si ce garçon n'était pas un guerrier, il peinait toutefois à croire qu'il n'était qu'un simple fermier...

Takeshi erra jusqu'aux portes de la cité. Ce moment étrange, cet afflux incontrôlable de sensations... tout cela n'avait aucune logique. Pour une raison qui lui échappait, la désillusion et le rejet qu'il éprouvait étaient terriblement douloureux. Il se sentait inutile. Misérable. Un fardeau que personne ne désirait garder dans les pattes. Un être indésirable. Son cœur se serra.

Le poids inconnu qui pesait déjà sur sa poitrine s'était alourdi, la peine devenait difficile à endurer. Il envoya valser un caillou du bout de sa botte noire. L'idée de se rapprocher du prince venait de s'envoler. Peut-être devait-il cesser d'espérer pouvoir créer une amitié avec un homme aussi différent et supérieur à lui... Tous deux n'étaient pas du même monde. Tel que ses premières convictions l'avaient indiqué, il n'était rien d'autre qu'un bon à rien. Ces paroles n'étaient pas imprimées dans son esprit sans raison.

Il s'affala mollement dans l'herbe, à l'orée de la forêt, après les remparts de la ville. Le regard accusateur de Kaito se grava dans sa mémoire. Son menton retomba. Le rejet du prince était ce qui l'éprouvait le plus. S'il ne pouvait être toléré par son propre sauveur, à quoi bon s'obstiner à entrer dans ses grâces ? à quoi bon même rester ?

Son attention dévia vers la forêt. Sûrement était-il préférable de se retrancher dans un lieu où il ne serait plus à la charge de quiconque. Supporter seul sa propre existence pour ne plus nuire à personne.

Pétrissant sa longue barbe entre ses doigts, le vieux maître tournait autour de l'héritier, agenouillé dans son humble pièce de vie devant la table basse où reposaient leurs thés. 

— Je t'ai rarement vu si angoissé, Kimura-sama. Es-tu certain que cet état soit justifié ?

Kaito ouvrit la bouche puis la referma pour garder le silence. Le calme du maître laissait déjà entendre que ses craintes étaient infondées. Ainsi, il aurait porté une seconde fois un jugement trop hâtif sur Takeshi. Il serra les poings sur ses cuisses. À nouveau, il s'était laissé dépasser par ses inquiétudes et avait manqué de discernement ; en somme, tout ce qu'il avait juré d'éviter. Il baissa la tête et pesta dans sa barbe. 

— Et voilà que tu t'acharnes contre toi-même, s'amusa le maître en le regardant.

— Pardonnez mon manque de perspicacité, maître Inoue.

— Même arrivé à mon grand âge, tu en manqueras toujours. Il n'y a pas de seuil à atteindre dans la sagesse, Kimura-sama. Fais preuve de plus de tolérance et de patience, envers les autres comme envers toi-même. 

Kaito grimaça. La quête de paix n'était visiblement pas une tâche assignée qu'à son disciple...

— Ce qu'il s'est passé avec ce garçon n'a rien de néfaste. En lui offrant ton réconfort, tu n'as fait qu'ouvrir une porte entre vous deux, à travers ton énergie.

— Maître, je ne suis pas sûr de comprendre... 

— Cher prince, cette personne et toi avez sans nul doute un lien très fort. C'est l'unique raison pour laquelle votre échange fut si intense, rien d'exceptionnel ni d'inquiétant en cela, bien au contraire... sourit le vieil homme.

— Alors il n'est pas quelqu'un de... 

L'air badin de l'octantenaire laissa Kaito déconfit. Il avait donc des affinités inconscientes avec Takeshi et lui, venait de le rejeter. Quel bel abruti il faisait ! Il grommela.

— Kimura-sama, la peur de l'inconnu peut devenir la pire des ennemies. 

Des paroles dignes de celles de sa mère. Kaito se courba humblement puis prit congé. Comment allait-il expliquer cette méprise à Takeshi ?

Le soleil déclinait lorsque Kaito revint de son tour de la cité. Même après l'avoir arpenté de long en large, Takeshi restait introuvable. Le prince leva un regard anxieux vers les cieux assombris. L'idée que son protégé soit toujours dehors à la nuit tombée lui offrait cette fois une véritable raison de s'alarmer. 

— J'espère que tu t'es seulement perdu, gros bêta... 

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