Délicat et apaisant, le clapotis mélodieux de la rivière chatouillait les oreilles de Takeshi, éveillant la nostalgie de ses plus jeunes années, ce temps précieux durant lequel sa vie n'était pas encore synonyme de chaos. Assis en position de lotus, il peignait l'unique point sombre sur le manteau de verdure, à l'image de son existence dans la cité. Son pantalon aux nuances violines pendait de ses jambes dans un large drapé et les mèches de sa chevelure d'encre flânaient sur son visage doux, face à la brise printanière.
— Mon prince !
La voix fluette l'invita à se redresser. Sa longue tresse glissa dans son dos lorsqu'il se leva, guilleret.
— Fumei-san ! N'êtes-vous pas censée être à votre étal ?
— Vous n'êtes pas passé chercher vos dango, alors je vous les apporte moi-même, s'exclama la jeune pâtissière.
Touché par son geste, Takeshi accepta avec plaisir la brochette de pâte de riz sucrée que son amie lui tendait, puis se pencha pour récupérer le couvre-chef tressé en forme de bol qu'il portait durant ses rares balades dans la cité. Un chapeau imposé par son père et chef de clan, censé cacher son fils aux yeux du monde tout en lui attirant les moqueries de la populace.
Takeshi quitta son petit havre de paix pour raccompagner Fumei à son commerce et retrouva l'atmosphère agitée de la ville. La cacophonie citadine grandissait à l'approche des quartiers animés, bordés de maisons à étage unique. Sous les charpentes extérieures s'alignaient de multiples étals aux toits en tissu. Des senteurs gourmandes imprégnèrent l'air, à peine la grande allée passante franchie.
— Que ferais-je sans vous, Fumei-san, sourit Takeshi en mordant à pleine bouche dans l'une des boules moelleuses, fardée de poudre de thé. Qu'ai-je fait pour mériter pareille dévotion ?
Elle épousseta sa jolie robe fuchsia avec un rictus contrarié.
— C'est là une bien piètre compensation si l'on considère le traitement que vous inflige le chef de clan. Comment peut-il...
Sa phrase se conclut par un grondement réprobateur.
— Je crois que malgré vingt et un ans passés à mes côtés, mon père ne me connaîtra jamais aussi bien que vous après seulement quelques semaines d'entrevues, ricana-t-il d'un air détaché.
La légèreté de son expression rieuse – coutumière – était loin de rassurer la jeune femme. Elle lui rendit une mine chagrine tout en se glissant derrière le présentoir de son échoppe.
— Je ne cesserai jamais de vous défendre, Takeshi-sama¹. Vous qui êtes si doux et généreux, personne n'a jamais reconnu votre bonté. Ils vous considèrent tous comme le fardeau du clan. Sont-ils donc tous idiots ?
L'implacable franchise de son amie amusa Takeshi. Il finit par pousser un petit soupir fatigué, lourd d'une vie de brimades et de réprimandes.
— Les citoyens sont simplement habitués à la haine que mon père nourrit pour moi depuis ma naissance, c'est l'unique sentiment auquel ils m'associent.
— Ce n'est pas une raison. Sans même connaître votre visage, les gens avaient déjà normalisé cette rage contre vous.
— Cette rage contre le monde entier vous voulez dire, gloussa-t-il.
Elle leva les yeux au ciel, lasse d'une réalité dont le peuple ne semblait plus se soucier ; des libertés, en général, que prenaient à leur guise les chefs de clan japonais – de désagréables conséquences engendrées avec elles. Et dans une boucle sans fin de violence revendiquée, les descendants des plus puissants asseyaient leur autorité sous l'insigne des dieux, bafouant toutes valeurs. La compassion était occultée depuis une éternité. Dans un monde régi par le pouvoir et l'avarice, le respect n'aurait su trouver sa place. Ainsi, les mécontents restaient libres d'aller se frotter à d'autres clans, quérir, à leurs risques et périls, une nouvelle terre plus ou moins accueillante...
Elle croisa les bras sur sa poitrine, agacée.
— Je sais que ma franchise n'est pas appréciée, Takeshi-sama, mais je m'en moque. Vous voyez, nous sommes deux parias.
— Deux mal-aimés uniques, renchérit-il avec un doux sourire. Ne vous en faites pas, je ne cherche pas la reconnaissance, tout particulièrement celle de mon père, c'est peine perd...
— À l'aide ! Que quelqu'un arrête cet homme ! Il vient de me voler !
Facilement repérable au milieu de la foule, le coupable s'enfuit en bousculant les passants sous les yeux de Takeshi, déjà élancé derrière lui. Quelques bonds agiles sur les poutres au-dessus des étals lui permirent d'atterrir aisément sur le voyou.
Effondré au sol de tout son long, le vaurien se releva, l'œil noir. L'attention générale dévia sur les deux adversaires qui se toisaient tels des prédateurs encerclés de spectateurs. Furtive, la main du brigand glissa vers sa jambe afin de s'emparer d'une arme, soigneusement dissimulée dans sa botte. Grâce à l'éclat qui s'y refléta – et la trahit – Takeshi esquiva de justesse le coup de lame, qui lui érafla tout de même la poitrine. Malgré son manque notable d'expérience martiale, il maîtrisait néanmoins à merveille l'art de la défense. Une fois encore, sa dextérité l'avait épargné.
Lorsqu'il subtilisa son arme au bandit d'un habile jeu de mains, il se surprit à percevoir l'esquisse d'un rictus au coin de ses lèvres.
— Rends à ce marchand ce que tu lui as volé.
— Je n'ai rien volé du tout. En revanche, toi, tu m'as blessé !
— Cesse de mentir, je ne t'ai pas touché, soupira l'accusé en levant les yeux au ciel.
En guise de preuve, l'inconnu dévoila une balafre sanguinolente sur son abdomen. Takeshi resta stupéfait en découvrant la plaie sous son habit lilas, déjà maculé. L'homme arracha le chapeau de paille de la tête de Takeshi et le jeta à terre avant de le pointer du doigt.
— Vous tous, soyez témoins ! Le prince Hatano m'a attaqué alors que je reprenais ce qui m'appartenait de droit ! Cette broche en argent était à ma fiancée, elle lui a été dérobée la nuit dernière !
Tout en brandissant sous le nez de leurs spectateurs le bijou serti de gemmes, il jeta une œillade mauvaise au prince, presque sournoise. Takeshi le dévisagea, suspicieux, puis leva le nez de gauche à droite, à la recherche de la soi-disant victime du vol – étrangement volatilisée.
— Je vais rapporter à mon père ce que tu viens de faire. Ton titre ne t'offre pas tous les droits, Hatano-sama. Tu sais, ce titre que tu mérites pas... gronda le fourbe en se rapprochant de lui. Je suis sûr que le chef de clan appréciera le fait que tu te sois donné en spectacle alors qu'il t'avait accordé ta journée...
— Toi... Qui es-tu ?
Un rictus malsain creusa les joues de l'étranger.
— Tu le sauras bien assez vite.
Sans laisser le temps à Takeshi de répliquer, il s'enfuit en courant, la paume pressée contre sa plaie.
— Takeshi-sama ? s'écria Fumei en accourant. Est-ce que vous allez bien ?
En réalité, non. Rien ne pouvait aller. S'il était certain d'une chose, c'est de ne pas avoir touché ce simulateur. Son flair ne lui promettait rien de bon ; les coups bas dans cette ville étaient légion.
Combien de citoyens répondraient, pour une importante somme d'argent, aux consignes de son père, bien décidé à se débarrasser de lui ou à le châtier d'une nouvelle et perfide créativité ? Les avares grimés de vices étaient nombreux. Il ne comptait plus ceux qui lui avaient déjà craché au visage, ces derniers temps.
— Savez-vous qui était cet homme, Fumei-san ?
— Je l'ai aperçu il y a quelques jours. Il parlait avec Tomoto-san, le marchand qui a appelé à l'aide. Mais il n'avait pas du tout la même allure qu'aujourd'hui...
— Que voulez-vous dire ?
— À en voir les habits pourpres et la coiffe en argent qu'il portait ce jour-là, il venait d'une famille noble, c'est certain.
Takeshi poussa un long soupir. Il venait donc de « maltraiter » un noble en public. Restait à savoir ce que lui en coûterait une telle faute.
— Takeshi-sama, laissez-moi vous soigner, vous êtes blessé, se désola-t-elle en désignant son éraflure à la poitrine.
— Pardonnez-moi, mais je dois rentrer. J'aurai bientôt bien plus grave à gérer... Faites attention à vous, Fumei-san.
Au fond de ses grandes prunelles de jade, la jeune femme discerna la lueur d'inquiétude qui accompagnait son doux sourire, toujours aussi tristement chaleureux. Elle s'inclina devant lui, impuissante. Alors qu'il se penchait pour récupérer son chapeau, un homme lui cracha sur la main. Takeshi ferma les yeux et marqua une courte pause, puis s'essuya le dos de la main sur son pantalon et enfila le couvre-chef sans ciller. Menton bas, il reprit le chemin de sa résidence sous le mépris des habituels badauds.
— Tu es la honte de notre clan ! La honte de cette famille ! Mon plus grand échec !
Une claque s'abattit sur la joue de Takeshi, si violente qu'il manqua d'en tomber à la renverse. Il releva la tête afin de soutenir dignement le regard de son géniteur, le chapeau fermement serrés entre les doigts.
— Père, je suis certain de...
— Tais-toi ! Tu n'as pas ton mot à dire ! Tu as attaqué le fils de mon plus fidèle vassal, espèce de bon à rien ! Je n'aurai jamais dû te céder de libertés, tu es l'erreur de cette famille. Aujourd'hui, je vais faire ce que j'aurai dû faire depuis bien longtemps.
Fort d'arrogance, le chef de clan foudroya son fils du regard. Bien loin de se soucier de la véracité des faits, ses prochaines paroles sonnèrent le glas.
— Ce soir, tes cheveux seront coupés et tu seras banni.
Le jeune homme en perdit son souffle.
— P-Père...
— Si ta mère était encore là, elle pleurerait sûrement de t'avoir un jour mis au monde.
Touché en plein cœur, le prince baissa la tête. La mort de sa mère et de son frère aîné pesait sur ses épaules depuis quinze longues années. Faiblesse éprouvante sur laquelle son paternel aimait appuyer de toutes ses forces au cours de ses nombreux accès de colère ; la haine coulait dans ses veines depuis des temps immémoriaux. À ses yeux, son enfant serait toujours la cause de leur perte, il ne représentait plus qu'un simple bouc émissaire. Et peu importe que sa rage fût justifiée ou non, il demeurerait l'origine de tous ses maux.
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¹ sama : suffixe honorifique utilisé pour une personne de haut rang, un empereur ou un dieu.