Takeshi recula d'un pas, mal à l'aise.
— Kaito-sama, ne me regarde pas ainsi...
À mesure que Kaito se rembrunissait, Takeshi se ratatinait sur lui-même. Son sourire se froissa en grimace.
— J-je suis désolé, Kimura-sama a appris que je ne savais pas me battre et... Je te jure que je ne lui ai rien demandé !
— Mais tu n'as pas refusé pour autant !
Irrité, Kaito se détourna froidement et le planta dans la cour.
— Takeshi ! Je m'appelle Takeshi. Je pensais que peut-être tu voudrais le savoir...
Le prince s'arrêta. Il se retourna et se radoucit peu à peu face à sa mine chagrine.
— Takeshi...
L'accusé se risqua à avancer de quelques pas.
— Je saurai me montrer digne de tes enseignements, renchérit-il timidement tout en analysant ses réactions. Je ferai preuve de plus de sérieux que tu n'en as jamais vu... Et je ferai honneur au privilège que Kimura-sama m'a accordé. S'il te plaît, laisse-moi une chance, Kaito-sama...
Son regard sincère et son expression de chien battu finirent par tirer un soupir au prince.
— Tu recommences, lâcha-t-il en faisant volte-face.
— Non, non ! Excuse-moi, si tu n'aimes pas ça, je ne le ferai plus, s'écria Takeshi en le poursuivant.
— Tu ne pourras pas.
— Si !
— Tu ne pourras pas t'en empêcher.
— Mais si !
— Ce simple « mais si » est digne d'un enfant, gaussa l'héritier.
— J'ai promis d'être un élève consciencieux, pas de ne plus être un enfant, sourit l'espiègle.
— Tu es...
Un énième souffle s'échappa des lèvres de Kaito.
— ... Irrécupérable, grommela-t-il en reprenant la direction de la demeure.
Cet énergumène l'avait vaincu ; par lassitude, mais tout de même vaincu. Takeshi s'élança derrière lui, pétillant de joie.
— Je sais que tu ne m'aimes pas, peut-être même que tu me détestes, mais je ferai tout pour que nous devenions amis.
— Je ne te... Ah ! Tu me fatigues, grogna le prince en se frottant le visage.
— Tu vois, tu me détestes.
— Et cette idée t'amuse ?
— Je sais que ça ne va pas durer, s'enthousiasma Takeshi, un sourire jusqu'aux oreilles.
Surpris par tant d'entrain, Kaito l'examina attentivement. Que de fougue et d'insouciance de la part d'un être qui avait tout perdu. La bonne humeur semblait gravée sur son visage d'ange. Il avait beau ne pas le comprendre, il ne put s'empêcher d'éprouver de la fascination pour ce garçon.
— Au moindre égarement...
— Aucun égarement, Sensei ! répliqua Takeshi sur un ton militaire.
Sur le lit temporaire du convalescent, ils trouvèrent deux tenues disposées par le personnel de maison : une claire et une plus colorée. Kaito déplia la claire, une veste de kimono aux manches larges mi-longues et un pantalon fluide anthracite, resserré au mi-mollet pour entrer à l'intérieur de bottes légères au cuir noir et à l'orteil séparé.
— Pour les cours, tu porteras les mêmes vêtements que les disciples.
Takeshi en examina les nuances ternes, bien différentes des diverses teintes fièrement arborées dans la ville.
— Pourquoi ce gris ? Je pensais que la couleur des Kimura était l'or...
— L'or est la couleur solaire de notre déesse Amaterasu. Le reflet de la sagesse, des arts spirituels protecteurs et guérisseurs. Le gris s'apparente aux ténèbres de l'ignorance dans lesquelles nous nous trouvons avant d'être éclairés. C'est pourquoi les apprentis sont ainsi vêtus avant d'être jugés dignes de représenter notre divinité. De plus, seuls nos Sang Purs sont autorisés à se parer d'or, c'est-à-dire la famille descendante, les maîtres et nos guerriers dotés. À vrai dire, l'entièreté de nos tenues est différente de ceux qui n'ont aucune capacité.
— Oh, très bien. Alors pour moi ce sera gris, s'exclama Takeshi, un peu trop nonchalant au goût du prince.
Ce dernier fronça les sourcils.
— J'espère que tu ne prends pas tout cela à la légère, reprocha-t-il.
Toute gaieté disparut dans le regard de Takeshi. Une nouvelle fois, son hôte le jugeait injustement.
— Prince Kimura, je n'ai pas de clan. Pas de famille. Pas d'identité. Je n'ai qu'un prénom rattaché au vide. Crois-tu réellement que je ne prenne pas tout cela au sérieux ? Toi et ton enseignement êtes tout ce que j'ai, à présent. Cela n'est-il pas suffisant ?
D'une profonde tristesse, ses paroles touchèrent Kaito en plein cœur. Il se surprit à se perdre dans la mélancolie de ces beaux yeux forestiers, le tourment que leur allégresse dissimulait, sans rien laisser paraître. Il tourna la tête. Quelqu'un de plus sage se serait gardé de porter un jugement hâtif sur ce garçon et aurait su reconnaître son courage. Bien des aînés se seraient déjà effondrés, en pareille situation.
Takeshi discerna dans son regard orageux une douceur nouvelle et apaisée. Une lueur d'indulgence – bien qu'inavouée – qui répondait en silence à son désespoir caché. Le malaise était clos.
Son enthousiasme recouvré, il s'empressa de troquer ses vêtements noirs de vagabond pour les neufs. Lorsqu'il exposa son dos nu, Kaito ne put s'empêcher d'y jeter un œil. La cicatrice qu'il y découvrit lui glaça le sang, avant que le tissu ne la recouvre. Ses yeux s'agrandirent.
— Sensei, n'es-tu pas gêné d'observer ainsi ton disciple ? murmura Takeshi en se retournant, le rose aux joues.
Kaito s'empourpra. Un embarras terriblement amusant pour le taquin.
— Q-que vas-tu imaginer ? Je ne te regardais pas, s'offusqua-t-il en faisant volte-face. Bien, il se fait tard. Sois à l'heure pour ton premier cours de demain matin. Sept heures, dans la cour des élèves.
— Kaito-sama !
Dans l'encadrement de la porte, l'héritier s'arrêta et découvrit son tendre sourire.
— Merci, Kaito-sama, souffla Takeshi, l'émotion dans la voix. Merci pour tout ce que tu fais pour moi.
Quelques secondes interdit, Kaito coupa à cet échange perturbant et disparu sans un mot derrière l'épaisse paroi de riz coulissante.
Faisant les cent pas au clair de lune dans le jardin familial, le prince ne pouvait s'ôter cette cicatrice de l'esprit. Cette marque n'avait, selon lui, rien d'anodin. Toutefois, s'il en faisait part à son père, déjà réfractaire à accueillir Takeshi, il ne ferait aucun doute que la situation s'en verrait aggravée.
— Mon fils, que t'arrive-t-il ? l'interpella Yuna.
— Ah, mère, s'exclama-t-il, soulagé de pouvoir se confier. Je voudrais vous parler de Takeshi. Je pense avoir vu une marque rouge entre ses omoplates, une marque bien spécifique à certains clans, si vous voyez où je veux en venir...
La matriarche serra les dents. La marque d'un bannissement. Tsubasa avait donc chassé son propre fils. Une boule de nerfs se logea dans son estomac. Elle se retint, non sans mal, de réagir devant son aîné.
— Je n'en suis pas certain, poursuivit-il, mais, comme moi, vous savez que ces pratiques de scarification ne sont utilisées que par certains clans, et non des plus paisibles.
La suspicion grandissante de son fils incita Yuna à apaiser ses craintes afin de ne pas causer de tort à son neveu. Lourd d'une méfiance qu'elle ne connaissait que trop bien par son époux, son regard ombrageux fit naître en elle une profonde angoisse.
— Premièrement, tu n'es pas sûr de ce que tu as vu. Peut-être était-ce une simple cicatrice ? Une brûlure ? Et quand bien même ce garçon viendrait d'un clan où ces pratiques sont toujours en vigueur, serait-ce une raison pour le condamner ?
— Ces gens-là ne sont pas comme nous, Mère...
— Kaito-kun, les habitants de notre cité ou de notre région sont-ils tous tes amis ?
— Non, bien sûr, c'est impossible.
— Exactement. Tout comme il est impossible de se faire ennemi de tous les hommes qui ne portent pas le même nom que nous. Par ailleurs, les Kimura sont loin d'être exemplaires, bien que ton père aime à croire le contraire...
Kaito baissa les yeux, songeur. Il était clair que condamner chaque humain de ce monde pour ses origines ou se positionner au-dessus des autres clans eût été un bien grand manque d'humilité. De plus, il était le premier à reconnaître les torts de leurs citoyens et à se lasser de certaines coutumes idiotes.
Il poussa un long soupir.
— Je désire juste protéger les habitants de nos terres, Mère, ils dépendent de nous.
— Et souhaites-tu devenir ce genre de souverain qui protège uniquement les siens et ce, au détriment d'innocents ?
— Non, bien entendu...
— Alors, prends garde, mon fils. L'intolérance engendre bien des drames.
Kaito fuit le regard appuyé de sa mère.
— Le nom de Kimura ne nous donne aucune supériorité sur le monde. Nous sommes tous humains, quoi qu'en disent certaines personnes malavisées...
Kaito sourit dans sa barbe.
— Je pense savoir à qui vous faites référence, répondit-il en songeant à son paternel comme une évidence.
Amusée, Yuna s'enroula autour de son coude et l'entraîna vers un coin de parc surplombant le domaine, afin de profiter du s'assoir dans l'herbe tendre. Du sommet de ces hauteurs, la vue sur la cité était imprenable. La ville silencieuse s'étendait là, ponctuée en sa fin par le lac Namida et sa rivière, jetée dans un horizon forestier. Le miroir d'eau sombre réfléchissait la toile céleste à son identique, parfait pointillisme étoilé.
— Il y a une chose dont je dois te parler, Kaito-kun. Tu sais que je viens d'un autre clan, n'est-ce pas ?
— Je le sais. Mais Père a toujours refusé d'évoquer vos origines.
Elle leva les yeux au ciel, le cœur lourd. L'infinité d'astres se refléta dans ses iris argent comme un millier de diamants.
— Mon fils, si ton père ne veut pas aborder ce sujet, c'est parce que je suis originaire d'un clan ennemi.
Kaito lui renvoya un regard stupéfait.
— Mère... vraiment ?
— Pourquoi cela te choque-t-il tant ?
— Je... Non... je ne suis pas choqué, mais...
— Si tu n'étais pas choqué, il n'y aurait pas eu de « mais », se navra-t-elle.
Voilà donc la douloureuse vérité : son héritier marchait sur les pas de son père. Boire des discours toxiques depuis l'enfance ne pouvait que générer un état d'esprit malsain.
— Pardonnez-moi, Mère. Je ne voulais pas vous faire de peine...
Yuna le dévisagea. Ce chemin-là, jamais son fils n'aurait dû l'emprunter.
— Ce n'est pas ta faute, c'est celle de ton père, répondit-elle, amère. La mienne aussi. J'aurais dû être plus vigilante.
— Mère, vous êtes la personne la plus sage et la plus humble que je connaisse en ce monde. N'en déplaise à père.
Un doux sourire fleurit sur les lèvres de Yuna. Elle effleura tendrement la joue de son fils.
— Je me remettrai en question jusqu'à vous satisfaire. Je n'aspire pas à devenir le meilleur, simplement à être plus éclairé, chaque jour qui passe.
— Des paroles bien sages, Kaito-kun, murmura-t-elle en lui prenant la main, rassurée. Tu es de loin plus humble que nombre de nos aînés lorsqu'ils avaient ton âge.
— Et pourtant, je vous ai blessée.
— Si tu tiens à te racheter, fais-en sorte de traiter ton invité comme ton égal, d'où qu'il vienne. Tout comme moi.
Il serra sa main dans la main.
— Je vous en fais la promesse.
— Souviens-toi toujours, Kaito-kun : ce ne sont pas les murs que l'on érige entre nous qui nous séparent, mais les actes qui découlent de la haine.
Elle leva le nez vers la lune, déjà haute dans le ciel.
— Nos ancêtres ont payé leurs péchés de leurs vies, mais nous suivons leurs traces, marmonna-t-elle pour elle-même.
— « L'homme se montrait indigne du cadeau des cieux. Les dieux abattirent alors leurs châtiments et purifièrent notre monde par l'apocalypse. Les infidèles anéantis, une chance nous fut redonnée à travers quelques puissants, méritant de briller en leurs noms », récita Kaito.
Yûna eut un rictus crispé.
— Ils continuent donc toujours à répandre la légende des penseurs...
Des paroles gommant l'imperfection humaine et glorifiant la force reniaient souvent la réalité au bénéfice d'un mensonge mielleux. Dans sa grande humilité, Yûna le savait. Cette quête incessante de pouvoir les condamnerait tous dans un avenir lointain. Était-ce donc là le véritable dessein divin ?
— Croyez-vous vraiment que le Japon ait été frappé par la rage des dieux il y a deux mille ans, comme le disent les maîtres ? Un cataclysme n'aurait-il pas simplement ravagé le pays ?
— La seule chose dont je sois certaine, c'est que les puissants ont imposé des récits qui leur auraient permis d'instaurer leur règne.
Une profonde affliction émergea du passé ; les lèvres de Yuna frémirent.
— Deux hommes que je connais bien ont fait partie de ces hommes arrogants...
— Que vous connaissez bien ?
Kaito la fixa, perplexe.
— Etes-vous en train de parler de... père ?
Le silence amer de Yuna fut son unique réponse. Un silence lourd de sens.
— Ces deux hommes avaient la folie des grandeurs, ils se seraient assis sans hésitation sur le trône de l'empereur Minamoto, si celui-ci ne possédait pas le pouvoir le plus sordide. À défaut de gloire, leur alliance nous apporta la mort.
L'écho des cris, les flammes ; la souffrance refit surface. Son cœur se serra.
— Que s'est-il passé ?
— Tant de choses, murmura-t-elle. Tant de secrets sous clefs et surtout, tant de drames...
Coutumier des nombreux mystères précieusement gardés par sa famille et les maîtres, Kaito ne songea même pas à la questionner. Il baissa la tête, jouant avec quelques brins d'herbe.
— Maître Yu accuse Ken Musashi d'être responsable de la Grande Guerre.
— Il est toujours plus facile de rejeter la faute sur quelqu'un d'autre que soi, s'agaça-t-elle sans pour autant perdre son sang-froid. Nous avons tous le choix face à une décision importante. Ken Musashi n'était qu'un problème parmi tant d'autres. Un problème que ces deux hommes n'ont pas su résoudre avec discernement et qui a brisé leur alliance. Après cet échec, les trois clans de l'île ont vécu séparés les uns des autres, sans plus pouvoir se retrouver. Je n'ai plus jamais revu mon frère aîné depuis ce jour...
Elle le contempla tristement.
— Je prie chaque jour Amaterasu pour que, toi, tu choisisses de contribuer à un avenir meilleur...
— J'y veillerai, je vous le promets, affirma Kaito en prenant sa main.
Yûna lui rendit un tendre sourire puis se leva.
— Mère, puis-je vous demander qui était cet autre homme lié à père ?
Yuna s'arrêta, dos à son fils. Sa longue chevelure ondula contre la brise fraîche, dégageant juste assez son visage pour laisser paraître l'étrange rictus qui ornait ses lèvres.
— Le jour viendra où tu le découvriras par toi-même...