Les premières étoiles se reflétaient à la surface du lac. Le vent frais du crépuscule dans son cou arracha un frisson à Takeshi alors qu'il faisait ses derniers pas sur la rive qui l'avait vu naître. Il ne pouvait s'imaginer sans sa longue tresse.
En revanche, quitter cet endroit n'était pas pour lui déplaire. Mais le bannissement d'un homme de son rang entraînait le plus grand déshonneur : la perte du stigmate gravé entre ses omoplates, précieux emblème de sa famille – un serpent enlaçant la Lune, symbole sacré de Tsukuyomi, dieu de la renaissance et de l'astre lunaire. Il soupira. Comment avait-il pu s'imaginer libre d'être lui-même ?
Quelle que soit l'affaire, il en ressortait toujours seul fautif. Coupable, finalement, de sa propre naissance. De son vivant, sa mère aurait encouragé ses qualités de cœur. Elle. Son unique et lointain souvenir d'amour, ultime rempart de douceur qui le séparait encore de l'amertume dont sa vie semblait s'être inexorablement entichée.
Takeshidénoua sa tresse et rangea son fidèle ruban violet dans un pan de son vêtement.Les cascades de mèches voilèrent son visage. Il contempla le chapeau qui l'avait caché telle une erreur de la nature durant tout ce temps, déposé dans l'herbe. Ce chapeau de la honte qu'il avait aujourd'hui porté pour la dernière fois. Son regard forestier s'égara dans le berceau des cieux assombris, mouchetés par quelques étoiles timides.
— Je vous promets de me racheter, Mère, grand frère. J'espère qu'un jour, je serai digne de votre pardon.
Aux côtés de Tsubasa Hatano se tenaient ses conseillers, droits et placides dans leurs toges mauves. Yûto Satô, fidèle vassal et père de la victime, était lui aussi bien présent, se réjouissant déjà du spectacle. Disciplinée, la foule se posta autour d'eux sur la grand-place. Le silence naturellement imposé contrastait avec la cohue qui y régnait de coutume. Aucun insecte n'aurait bravé la pesante accalmie d'un seul battement d'ailes.
Takeshi ne laissa rien paraître de son profond malaise. Son estomac était noué et sa gorge sèche. Tête haute, il s'avança au milieu de l'espace vide et se planta devant son géniteur. La supériorité des hommes qui le fixaient avec dédain ne l'affectait plus ; le mépris et la condescendance étaient inhérents à sa misérable existence depuis toujours. Ce soir encore et jusqu'au bout, il garderait la face.
Immobile dans son imposant vêtement, aussi sombre que la nuit, Tsubasa Hatano caressa son mince bouc orné d'une fine moustache sans accorder une quelconque forme d'attention à son fils, agenouillé à ses pieds. Quelques jeunes inconscients osèrent un murmure. Une moquerie que ses oreilles affutées ne manquèrent pas de percevoir. Il figea un regard assassin sur les trois impudents. Sa mâchoire se crispa, ses poings avec. Les garçons se liquéfièrent sur place. Craignant une fureur subite de leur chef de clan, ils se faufilèrent entre les spectateurs à vive allure et disparurent.
Du coin de l'œil, Takeshi chercha son oncle. Lorsque leurs yeux se rencontrèrent, l'aîné de la famille partagea avec lui un regard douloureux. À l'inverse du caractère tempétueux de son frère cadet, Takeda Hatano avait toujours porté une grande affection ainsi qu'un soutien sans faille à son neveu. Cette déplorable soirée signait pourtant la triste et inéluctable sentence de sa vie. Les serviteurs s'exécutèrent dès l'instant où la main du chef de clan se tendit, en attente de son sabre. Lorsqu'il daigna enfin se préoccuper de sa progéniture, le tintement de la lame, sortie de son fourreau noir, sonna l'heure du jugement.
Takeshi aperçut Tsukuyomi sous sa forme sacrée de serpent, dont le corps était sculpté dans la garde argentée de l'arme. L'échine courbée, il offrit sa chevelure à contrecœur.
— Hatano-sama !
Tous les yeux se braquèrent sur le chef de clan, son sabre maintenu dans les airs.
— Quelle est la raison de ton intervention, mon frère ? grogna ce dernier.
— Pardonne mon interruption, Hatano-sama, mais est-il bien nécessaire de faire cela ? Le bannissement n'est-il pas déjà un châtiment suffisant ?
Le menton fier de Tsubasa se releva. Son regard se plissa sur son aîné.
— Comment peux-tu encore prendre sa défense ce soir ? aboya-t-il sèchement tout en resserrant les cheveux de son fils dans sa main.
Soucieux de ne pas exposer en public les craintes personnelles de son frère, Takeda s'approcha de lui et murmura au creux de son oreille :
— Bannis-le, punis-le, mais veux-tu vraiment que ton unique enfant porte ce déshonneur aux yeux de tous ceux qu'il croisera, en ton nom et au nom de notre famille ?
Piqué au vif dans son égo, le patriarche appuya une moue contrariée. Ses traits autoritaires se durcirent plus qu'ils ne l'étaient déjà. L'idée était en effet intolérable. Son propre échec, la réputation de son clan avec, accompagnerait son fils partout où il se rendrait. Il libéra sa chevelure dans un grognement agacé.
— Il est hors de question que tes erreurs entachent notre nom, maugréa-t-il dans sa barbe.
— Chef de clan Hatano, protesta Yûto, mécontent de cette décision, j'exige réparation pour les préjudices que le prince a causés à mon fils.
— Son bannissement sera le dédommagement.
— Mais, chef de clan...
Le visage de Tsubasa Hatano se teinta d'une noirceur connue de tous. Ses doigts comprimèrent le manche de son sabre à s'en blanchir les phalanges et une aura sombre émana de son corps, diffusée dans l'air dans une brume sinistre. Nocive. Un grondement fit vrombir les murs des maisons voisines, poussant toute une pléiade d'oiseaux terrorisés à fuir les érables fleuris. Tous retinrent leur souffle, pétrifiés sur place. Les plaintes des enfants effrayés furent étouffées par leurs mères dans leurs robes. Pas un habitant ne se risqua à bouger d'un centimètre.
Blanc comme un linge, Yûto osa à peine déglutir, le front perlant à grosses gouttes. Le regard assassin du chef de clan dévia lentement sur lui alors que sa tête rétrécissait entre ses épaules, tel un animal apeuré. Après quelques instants, les poings de Tsubasa finirent par se desserrer et son aura venimeuse se dissipa. Le vassal réprima un soupir de soulagement.
— Qu'on m'amène le sceau !
À la hâte, deux serviteurs tremblants apportèrent une barre rougeoyante, l'échine courbée à grand-peine. En voyant son père se positionner derrière lui, Takeshi ferma les yeux. Briser tout ce qui lui restait de sa famille était la plus lourde sanction qu'il puisse endurer. Sa gorge se noua. Sa mère aurait-elle eu honte de lui en cet instant ? Était-il donc à ce point misérable pour se faire ôter l'emblème de son sang ? Le sentiment d'injustice était à la hauteur du déshonneur qui le rongeait. Avant qu'on ne s'en charge à sa place, il fit tomber lui-même le haut de ses vêtements pour dévoiler ses omoplates.
La voix cinglante du chef de clan rompit à nouveau le poids du silence.
— Ce soir, tu perds tous tes droits. Par ta propre faute, tu n'as plus de clan. Ni même de titre. À présent, je n'ai plus de fils.
Les mots se gravèrent en même temps que l'impitoyable sanction dans la peau de Takeshi. Dents serrées, il souffrit sa punition sans ciller. Digne et calme, au milieu de la nouvelle balafre qui lui était infligée, comme il l'avait toujours fait. Son père posté devant lui, il releva la tête pour figer ses yeux humides dans les siens. La lippe retroussée par la rancœur, Tsubasa se pencha à son oreille afin de lui cracher son poison.
— Toi, tu es la cause de tous mes malheurs. Tu as tué ton frère, le seul et unique fils honorable que j'avais. Jamais je ne te le pardonnerai. Jamais.
Les lèvres de Takeshi frémirent. Ces paroles ancrèrent leurs maux plus qu'aucun autre. Connaître par cœur le cruel refrain de son géniteur ne lui en épargnait pas pour autant le venin. Cette fois encore, il se fit violence pour réprimer l'expression de sa douleur face à son tortionnaire, tenir devant lui cette habituelle façade de dignité alors que son âme se noyait dans un océan de remords.
Le chef de clan se détourna, glacial.
— Pars, maintenant. Et ne reviens plus jamais.
Sans se soucier du dédain hypocrite que lui portaient les conseillers, Takeshi jeta un ultime regard brisé dans le dos de celui qui l'avait poignardé en plein cœur pour la toute dernière fois, puis traversa la foule silencieuse pour ne plus se retourner.
Équipé de son katana et d'une petite besace en toile, le jeune homme quitta la grande demeure en parcourant ses jardins verdoyants et les lieux de son enfance, gorgés de souvenirs. Sa vie entière défilait devant lui, son cœur vagabonda dans le passé.
Il laissa trainer un regard nostalgique sur la balancelle où sa mère l'avait autrefois poussé en riant, tandis que son frère Tetsuya jouait non loin d'eux à l'épée de bois avec leur oncle ; se revit perché sur un toit, épiant les entraînements de son aîné – ceux qui lui avaient toujours été formellement interdits. En passant sous le vénérable cerisier en fleurs, son expression se para d'une douce mélancolie. Combien de fois s'était-il réfugié derrière son tronc, dans le dos de Tetsuya, afin d'échapper aux enfants qui, déjà à l'époque, lui causaient tant d'ennuis ?
Bien souvent, après l'avoir défendu, son grand frère prenait sa main avec une infinie tendresse et lui murmurait son précieux réconfort. Son sourire séchait toutes les peines. Un soir, ils avaient grimpé sur les solides branches de l'arbre centenaire qui trônait sur la rive du lac Namida afin de contempler le couchant. Ils s'étaient émerveillés devant ses chauds rayons cuivrés qui peignaient sur l'eau plate leur magnifique aquarelle d'or. Takeshi avait compris que, quoiqu'il advienne, tant que son frère resterait à ses côtés, le monde pouvait bien s'écrouler. Ils auraient toujours été là, l'un pour l'autre.
Sa gorge se noua. Il aurait tant souhaité échanger sa vie contre la sienne, cette nuit-là. Être maudit et haï de tous, était-ce donc sa pénitence pour avoir été épargné ? Son père l'aurait étranglé de ses propres mains, s'il avait pu... Les yeux humides, Takeshi effleura le tronc de l'arbre afin de faire ses adieux aux vestiges de son existence.
— Takeshi-kun² !
— Mon oncle !
Son visage s'illumina en apercevant Takeda accourir vers lui.
— Tu allais partir sans même me dire au revoir, petit ingrat ? dit-il en enlaçant doucement son neveu pour ne pas lui faire mal.
— Excusez-moi, mon oncle, je ne comptais pas vous oublier.
Les traits bienveillants du vieil homme se voilèrent de tristesse.
— S'il te plaît, ne crois pas tout ce qu'affirme ton père. Son âme est noircie, il ne vit que dans le ressentiment...
« Tu as tué ton frère. »
Takeshi baissa la tête. Et si son paternel avait raison, dans toute l'horreur de ses accusations ? Comment pouvait-il nourrir une telle rancœur envers lui s'il n'était pas responsable ? Peut-être était-il préférable d'avoir perdu ses souvenirs à propos de cette nuit.
— Cette ville n'a plus rien à t'offrir, mon garçon. Tout comme ton père, ce clan vit dans les ténèbres depuis bien trop longtemps. Ton cœur est trop pur et tes intentions trop bonnes pour cette cité.
— Je n'ai aucun but, mon oncle, je n'en ai jamais eu. Je ne sais même pas me battre... Sur ce point, mon père a raison, je suis un bon à rien.
— Ah ! En ce qui concerne les arts martiaux, il a bien réussi son coup... Mais il a beau t'avoir interdit les entraînements avec les maîtres, tu as appris tout ce qu'il t'était nécessaire avec moi pour savoir te défendre. Nous l'aurons berné un bon nombre de fois, sourit le vieil homme.
Takeshi émit un petit gloussement. Par combien de fois son oncle s'était-il fait corriger par son frère cadet pour lui avoir désobéi en lui dispensant ses enseignements en secret ?
— Takeshi-kun, toute la puissance de nos ancêtres coule dans tes veines. Je suis persuadé que tu sauras un jour te battre. D'ici là, les esprits des hommes du clan Hatano t'accompagneront.
— Mon oncle, vous savez comme moi que les esprits de nos aïeux ne soutiennent pas ceux qui sont bannis...
— Mon cher neveu, cesse de t'en faire, le rassura Takeda en posant une main bienveillante sur son épaule. Oublie ton père, oublie ce clan. Suis ton propre destin...
Toujours peu confiant à propos de son avenir, Takeshi lui rendit simplement un triste rictus pincé, puis tourna la tête afin de dissimuler ses yeux brillants.
— Merci pour tout, mon oncle. Merci d'être intervenu en ma faveur, ce soir... murmura-t-il en s'inclinant.
Une lueur chagrine froissa le sourire de Takeda. Ses doigts se replièrent sur l'épaule de son neveu. Dans leurs derniers instants, les deux hommes échangèrent un regard chargé d'émoi ; nombre de paroles traversèrent leur silence. Le cœur lourd, Takeshi recula de quelques pas puis fit volte-face en direction des portes de la cité. L'oncle ferma les yeux, écrasant une larme sur sa joue.
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² kun : suffixe employé par un(e) aîné(e) envers un jeune garçon. Également utilisé pour marquer l'affection.