Takeshi s'écroula sur son futon. Une sieste. Il avait besoin d'une sieste, même courte. Son corps n'était pas habitué à tant d'efforts, c'était évident. Ces derniers jours, bien trop fournis en combats, l'avaient exténué. Il goûta du bout des doigts la peau délicate de ses mains, imaginant la vie qu'un garçon peu dégourdi tel que lui avait pu mener jusqu'à présent, mais finit par sombrer dans le sommeil.
Dix courtes minutes passèrent avant qu'un souffle chaud ne caressât sa joue...
— Takeshi-kun...
Ses yeux s'ouvrirent en grand.
— K-Kazu ?
Il sursauta et manqua de tomber du lit. Étendue sur un coude (trop) près de lui, la princesse s'amusa de sa réaction.
— Takeshi-kun, quelle tenue indécente en plein jour, sourit-elle en scrutant son torse, dévoilé par son haut débraillé.
Elle se mordit la lèvre, malicieuse. Le visage de Takeshi s'enflamma. Il replaça aussitôt les pans de son vêtement blanc sur sa poitrine, dévoré par les yeux rieurs de sa prétendante. À quel point cette fille pouvait-elle se montrer incommodante ? Dans cette famille, la tendance n'était visiblement pas à la pudeur.
— Tu es si mignon quand tu rougis, rit-elle en lui touchant le bout du nez.
Sa belle opale rebondit sur sa poitrine. Takeshi ne put s'empêcher de la fixer. Pourquoi les Sang Purs portaient-ils tous des cristaux ?
— Ce que tu vois te plaît ? se ravit-elle.
— N-non ! bafouilla-t-il. Enfin, je... Ah ! Je ne regardais pas ta... C'est ta pierre qui...
Elle ricana et s'agenouilla face à lui, disposée à recouvrer son sérieux.
— Nous avons tous une gemme qui nous est donnée à la naissance, expliqua-t-elle en la pinçant entre ses doigts. Les cristaux ne s'offrent jamais à quelqu'un par hasard. L'un des parents la choisit en fonction de ses vertus, ou de sa symbolique. En grandissant avec un Sang Pur, elle s'imprègne de l'énergie spirituelle et devient le reflet de notre âme. Nos pierres renferment nos identités ainsi que la mémoire de nos sentiments les plus profonds. C'est pour cette raison que les jeunes mariés se les échangent durant la nuit de noces : les gemmes se reconnaissent et s'unissent, à l'image de leurs possesseurs.
Elle lui jeta un clin d'œil badin.
— L'âme-sœur peut également être protégée par une pierre selon sa puissance, et ce, même à distance.
— Elles sont donc très chargées énergétiquement...
— En effet, ajouta-t-elle en bondissant du lit.
Takeshi tâta le creux de sa clavicule. Où était passée la sienne, si tout le monde pouvait en porter une ?
— Allez, viens. On retourne en ville.
— Vraiment ? geignit-il. N'es-tu pas fatiguée ? Personnellement, j'aurai besoin de...
Sans lui demander son avis – l'inverse aurait été surprenant –, elle le tira par le bras et le traîna vers la porte.
— Tu as passé trop de temps enfermé avec mon frère, gaussa-t-elle en ouvrant la porte coulissante.
Cette remarque arracha un petit rire à Takeshi. Et dire que Kaito l'accusait de l'épuiser, il y a quelques jours... Comment pouvait-il supporter sa petite sœur ? Trop hâtive, elle percuta son frère aîné dans le couloir et manqua d'en faire tomber le manuscrit qu'il tenait.
— Oh ! Pardonne-moi, grand frère, je ne t'avais pas vu.
D'abord placide, Kaito se figea ensuite sur la main de sa sœur, liée à celle de son disciple, et remonta lentement le long de son kimono. Un kimono mal refermé. Son cerveau tourna à plein régime. Son élève et sa sœur sortaient de la même chambre. Ensemble, main dans la main. Ses doigts se resserrèrent inconsciemment autour du papier.
Il fixa Takeshi, qui, pétrifié, s'effaça derrière la princesse et tira nerveusement sur sa main afin d'échapper (en vain) à son emprise. Ignorant tout de leur malaise, la jeune femme, toujours allègre, déposa un baiser sur la joue de son frère et tourna les talons.
— Bonne lecture, grand frère ! s'exclama-t-elle en détalant avec le bras de Takeshi, l'entraînant à sa suite comme un pantin.
Le prince se retourna vers les deux jeunes gens. Cette complicité était si inattendue... Ces deux-là s'étaient bien trouvés. Il regarda le manuscrit dans sa main, complètement froissé. Tout cela était ridicule.
Il reprit son chemin vers le patio et s'installa en lotus sur son banc de méditation. Ses pensées étaient anormalement obstruées et sa réflexion entravée. Pour quelle raison se sentait-il si bougon ? Il remua plusieurs fois sur la roche polie, sourcils froncés. Leurs activités, quelles qu'elles fussent, ne le concernaient pas. Sa sœur et son élève avaient de nombreux traits en commun, et ne disait-on pas que « qui se ressemble, s'assemble » ?
Il serra les dents. Takeshi et lui étaient deux opposés. Leur relation ne se résoudrait qu'à l'apprentissage, rien de plus. Cette idée lui noua l'estomac.
Enchaîné au coude de sa prétendante, Takeshi se fondit dans la masse de civils, drapés dans des yukatas aux motifs fleuris ; les couleurs vives des longs vêtements répandaient le printemps dans la ville. Kazu, elle, resplendissait de mille feux dans sa magnifique robe aux tons pastel. Il sourit et inspira profondément, heureux de jouir d'une pleine liberté. Fort était de constater que sa nouvelle citoyenneté et ses preuves martiales de la veille lui avaient offert la paix tant méritée. Finalement, cette sortie était une merveilleuse idée pour se réconcilier avec cette ville et ses habitants.
Ils firent ensemble un tour en barque sur le lac, menés par un vieux pêcheur et son bambou en guise de rame. Takeshi contempla la forêt, brossée sur l'horizon d'eau.
— Mon père me contait autrefois la légende de ces eaux, nota la jeune femme, nostalgique.
Takeshi ferma les yeux sous les chauds rayons du soleil, perméable à la rêverie.
— Un lac immense existait, il y a fort longtemps. Il contenait les plus beaux poissons de tout le Japon et les amoureux qui s'y baignaient restaient ensemble toute leur vie. Au bord de ce lac habitaient deux frères au lien extraordinaire. Une nuit, un dragon de feu descendit depuis une pleine lune de sang pour brûler leur village et les deux enfants furent séparés. Au petit matin, le lac avait été scindé en deux, reliant ses extrémités l'une à l'autre par une grande rivière. Les deux frères se retrouvèrent chacun au bout de leur lac.
Elle se pencha vers lui, désignant l'embouchure.
— L'on dit que lorsqu'ils naviguent l'un vers l'autre, ils ne se rejoignent jamais car le dragon les a maudits.
— C'est ton père qui te racontait cette histoire ? se surprit-il.
— Oui, nous connaissons tous l'histoire et le nom partagé par ces deux lacs et leur rivière.
— Et quel est leur nom ?
— Namida, le Lac aux Larmes.
Takeshi effleura le fil de soie de l'eau.
— J'espère retrouver un jour la mémoire, dit-il avec un rictus mélancolique.
— Je suis sûre qu'elle reviendra, lui assura-t-elle en prenant sa main. En attendant, ici, tu peux être qui tu veux, n'est-ce pas fantastique ?
Il lui rendit un grand sourire. En effet, nul besoin de connaître son passé pour devenir l'homme qu'il désirait.
— C'est très juste, Kazu-chan. Et dans cette nouvelle vie, je compte bien devenir un guerrier.
La princesse vint taquiner sa joue du bout des lèvres.
— Que de raisons de t'apprécier, Takeshi-kun...
Takeshi se décala légèrement, les doigts crispés sur le rebord.
— Ton... ton frère... je n'ai pas l'impression qu'il voit d'un bon œil notre proximité...
— Oh, ne fais pas attention à Kaito, lança-t-elle nonchalamment. Ce genre de choses lui est bien égal.
Takeshi haussa un sourcil. Ce n'était pas ce que son irritation à peine camouflée lui avait laissé croire.
— Tous les Kimura agissent comme ils l'entendent, dans cette cité. Pour tout te dire, à l'exception de Kiyoshi, qui est devenu asexuel, nous sommes tous très ouverts et... libres en ce qui concerne ces choses-là.
Kiyoshi était donc le seul désintéressé par le sujet... Cette information soutira une joie inconsciente au jeune homme.
— La seule règle qui nous est imposée, aux Kimura de Sang Purs tel que moi et Kaito, est d'éviter les relations charnelles avec les personnes du « bas peuple » pour conserver la pureté de notre lignée et faire perdurer nos dons. Une loi stupide qui creuse toujours plus le fossé entre les gens. C'est pour cela que j'ai décidé de suivre mon propre chemin. Notre clan a une belle façade, mais peu d'égards envers le peuple, se navra-t-elle.
— Tu parles comme ta mère... sourit Takeshi.
— Est-ce un compliment ?
— Bien sûr, j'admire Kimura-sama.
— Et moi ? Tu m'admires, moi ? susurra-t-elle en pressant sa poitrine généreuse contre son bras.
— Eh bien... pas de la même manière, grimaça-t-il.
Elle gloussa et déposa un petit baiser sur sa joue.
Les cumulus sombres qui s'amoncelaient dans le ciel poussèrent les deux jeunes gens à mettre fin à leur balade.
— Il est déjà si tard, dit-elle en remarquant la pénombre dans le quartier.
— Oui, la prochaine fois, nous...
Un long frisson parcourut l'échine de Takeshi. Il s'immobilisa dans la ruelle, jaugeant le nouveau silence qui régnait depuis peu. Kazu lui serra la main.
— Que se passe-t-il ?
— Je ne sais pas... Ne tardons pas, si tu veux bien.
Des pas claquèrent sur les pavés. Les deux amis se retournèrent sur un homme encagoulé. Kazu porta ses mains à sa bouche en découvrant la dague qu'il portait.
— Qui êtes-vous ? Et que nous voulez-vous ? s'affola-t-elle.
— Je ne suis pas là pour vous, Princesse, déclara l'inconnu en s'inclinant. Juste pour lui.
— Je vous demande pardon ? Lui, il est avec moi ! tonna-t-elle.
— Je le sais parfaitement, Kimura-sama. Mais je suis en droit de répondre à la prime qui est mise sur sa tête, répondit-il en pointant Takeshi du bout de sa lame.
— Qu'est-ce que vous racontez ? Ce garçon n'est pas un criminel ! Et de toute manière, il est avec moi. Je vous conseille de partir ou vous aurez de sérieux ennuis !
Malgré la menace, l'homme ne cilla pas, rivé sur sa cible. Takeshi prit une grande inspiration et se tourna vers la princesse. Il prit ses mains entre les siennes.
— Kazu-chan, tu ne dois pas t'en mêler.
— Mais... mais que se passe-t-il ?
Du coin de l'œil, Takeshi évalua la situation, l'attitude de l'individu et son agressivité. Cet homme était déterminé, il irait jusqu'au bout. La parole de Kazu n'aurait aucun impact sur lui. En restant à ses côtés, elle risquerait simplement de se faire blesser.
Il leva les yeux vers les habitations qui surplombaient la ruelle. Spectateurs malsains de la scène depuis leurs fenêtres, les voisins inquisiteurs le laissèrent déconfit : ces gens attendaient de voir si leur camarade empocherait le gros lot. La réalité était amère. Dans cette ville, comme partout ailleurs, personne ne viendrait le secourir. L'argent détrônait même les rois.
— Kazu-chan, va rejoindre ton frère.
— Mais ce fou va te tuer !
— Non. Il doit me livrer vivant, affirma-t-il en dardant un regard suffisant à celui qui le lorgnait.
— Te... te livrer ?
Par un regard grave, Takeshi intensifia le sens derrière ses derniers mots.
— Kazu-chan, lui chuchota-t-il à l'oreille. Kaito... vite.
Elle ouvrit ses grandes amandes noyées de larmes et resserra ses doigts fins autour des siens. À contre-cœur, elle finit par s'enfuir en courant.
Tandis qu'il la regardait s'échapper, Takeshi imaginait déjà le sourire victorieux du chasseur de prime. Était-ce vraiment ainsi que les choses devaient se terminer ? Non. Pas lorsqu'une nouvelle vie s'offrait à lui. Pas quand des personnes croyaient en sa réussite. Son destin, il l'avait repris en main. Plus personne ne lui déroberait. Il en serait le seul maître. Celui de sa mort, également.
Il fit volte-face et croisa les bras. S'il connaissait ses propres faiblesses, il connaissait aussi ses atouts...
— Passons aux choses sérieuses. Quelle fin me proposes-tu ?
L'autre se stoppa.
— Qu'est-ce que tu me chantes ?
— Eh bien, si tu me tues, tu n'auras pas ta prime mais, moi, je souffrirai moins. En revanche, si tu réussis à m'attraper, tu auras ta prime, mais c'est moi qui tenterai de te tuer tout le long de la route jusqu'au clan Musashi.
— Comment sais-tu que c'est Ken Musashi ?
Takeshi gloussa, narquois.
— Mon ami, tu es aussi stupide que tu en as l'air.
L'homme serra les poings.
— Sale petit... Tu vas venir avec moi.
— Je regrette, tu n'as pas répondu, reprit Takeshi en reculant, les mains dans le dos.
— Et moi, je crois que je vais te couper la langue. Tu cesseras de me gêner.
— Mais je pourrai toujours te tuer.
— Alors, je n'aurai qu'à te couper les mains.
— Ah... Bien, je crois que mon choix est fait.
La seconde d'après, Takeshi prit la fuite, talonné de près par l'agresseur. Le bout de la ruelle se dessinait, la grande avenue serait bientôt à portée. La délivrance était proche. Sa souplesse et son agilité le sauveraient à coup sûr – entre les étals et au milieu de la foule, il avait toutes ses chances. La première dalle franchie... un bras surgi de nulle part le coupa net dans son élan. Il fut brutalement projeté à terre. Le choc le laissa groggy au sol tant il fut violent.
Un pied s'écrasa sur son torse avant même qu'il n'ait eu le temps de reprendre ses esprits et le cloua à terre. Le propriétaire de la botte se pencha au-dessus de lui, accompagné de deux complices.
— Tu pensais vraiment que j'allais risquer de te perdre comme ça, petit ? La prime est assez grosse pour se la partager.
— Trop d'ordures dans cette ville, grigna Takeshi en empoignant la chaussure.
— Eh ! On peut peut-être pas te tuer, mais on peut toujours te faire fermer ta gueule.
En guise de réponse, Takeshi cracha sur le pied du meneur. La fureur des trois hommes se déchaîna. Une pluie de coups de pieds déferla sur son corps recroquevillé. Mais la douleur physique n'était pas la pire. L'atroce indifférence des passants de l'avenue était celle qui éveillait les sentiments les plus éprouvants. Leur mépris résonnait entre chaque heurt tel un refrain séculaire de supériorité, ancré au plus profond de son être dans sa chair écorchée. S'il était certain d'une chose, c'est qu'il ne cèderait pas une once de faiblesse à ces gens. Jusqu'à son dernier souffle. Il s'en faisait le serment.
La tempête de violence s'interrompit.
— Toujours prêt à l'ouvrir ?
Replié sur lui-même, Takeshi toussa du sang. Ses bras roulèrent mollement sur les pavés tièdes, mouchetés des premières gouttes de pluie. Alors que l'inconscience endormait peu à peu son martyre, il leva lentement les yeux vers l'homme à capuche et sombra dans un murmure.
— Allez tous en enfer...