Une petite clairière se dessina à l'horizon, éclairée par une pleine lune rayonnante. Forcé de s'arrêter pour trouver le repos et se réchauffer autour d'un feu, Takeshi décida de passer la nuit à son orée, près d'un tronc. Le temps était venu de réfléchir à sa destination. Marcher à l'aveugle dans l'unique zone neutre de l'île, près de territoires ennemis, n'était pas la solution la plus ingénieuse.
Les mains tendues vers les flammes réconfortantes, il poussa un long soupir. Le frisson fila le long de son échine, piquant au passage la cicatrice fraîche. La brûlure restait plus amère que douloureuse. Honteuse, envers son sang. Ou plutôt, sa mère. Il leva la tête vers les cieux, cherchant la paisible compagnie des astres silencieux. La lune solitaire le représentait si bien. La brise tiède balaya ses mèches volatiles, douce caresse sur son visage semblable à celles de sa mère. Son souvenir réconfortant le berça à la chaude lueur des braises.
Des voix. Nombreuses.
Combien de temps s'était-il écoulé ? Il émergea de sa torpeur, sur le qui-vive. À la clarté de la lune, il discerna un groupe d'hommes qui se rapprochait de lui à grands pas. Il s'empressa de dénouer sa tresse pour laisser sa longue chevelure voiler son identité et garda la tête basse. Il n'avait beau déambuler que depuis quelques mois dans la ville, si le signe distinctif qui marquait son œil droit avait été reconnu, ne serait-ce par une personne, il aurait été à coup sûr démasqué. Un petit éclat d'or en forme de goutte ciselait en effet son iris, discret mais reconnaissable pour ceux qui détenaient cette information.
Il cacha son fidèle ruban violet dans sa poche alors même que les inconnus pénétraient dans la clairière.
— Eh, t'es qui toi ? Qu'est-ce que tu fais sur notre terrain de chasse ? lança un trentenaire bedonnant sortant des fourrés.
— Juste un vagabond. Pardonnez-moi, je ne savais pas que vous occupiez cette zone, ce soir.
Les hommes rôdèrent autour de lui, en quête de quelques affaires à dérober. Takeshi les détailla du coin de l'œil. Si leurs armes n'avaient pas déjà trahi leur clan par les couleurs violettes, leur insolente arrogance, elle, aurait parlé d'elle-même.
— Pff ! Il n'a rien sur lui, soupira le grassouillet.
— Tu appartiens à quel clan ? s'exclama un autre, soupçonneux.
Leur comportement grossier et les nombreuses cicatrices balafrant leurs corps indiquèrent à Takeshi que ces Hatano provenaient tout droit du Village des Grands Chasseurs. L'un des rares villages construits en bordure de la Grande Forêt, terre neutre.
— Clan Hatano, comme vous, je suppose ?
Satisfaits de cette réponse, les chasseurs acquiescèrent. Leur agressivité retomba aussitôt. Soulagement.
— D'où viens-tu ? le questionna un quarantenaire austère, visiblement chef de la bande.
— Je viens du Village des Forestiers.
Le chasseur se mit à tiquer. Il s'avança vers Takeshi, l'œil plissé.
— Ma sœur vit dans ton village, je connais bien cet endroit. Tous les habitants portent un vêtement marron. Pourquoi ne possèdes-tu pas leurs habits ?
— Je...
— Montre ton visage.
— Inutile, je suis parti en ermite, j'ai changé de tenue pour cette raison.
Peu convaincu par cet argument, le Hatano interrogea ses compagnons du coin de l'œil. Malheureusement pour Takeshi, il semblait loin d'être idiot. L'homme fit un autre pas vers lui et le considéra de toute sa hauteur.
— Écoutez, je ne voulais pas vous ennuyer, je vais m'en aller...
— Je t'ai dit de montrer ton visage.
Encerclé par le groupe, de nouveau menaçant, Takeshi laissa leur chef s'accroupir devant lui pour l'analyser sous tous les angles. Il était déjà prêt à s'emparer de son katana.
— C'est personne, ce type, Kyō. Allons-nous-en.
— Il n'a même pas d'argent, ajouta un autre.
Le menton bas, Takeshi veilla à garder les yeux au sol. S'il avait espoir que ces hommes connaissent mal son visage, son œil droit, en revanche, risquait de le trahir. L'attention du chef finit par se porter sur sa hanche, couverte par la largeur de son vêtement sombre. D'un revers de main, il poussa le tissu en arrière et dévoila ainsi le sabre. Son expression changea aussitôt. Il empoigna son katana et se releva d'un bond.
— Tu parles d'un vagabond, c'est un guerrier !
Takeshi se leva avec précaution, toujours prêt à réagir au moindre mouvement. La situation s'envenimait dangereusement.
— Je ne suis ni un guerrier ni une menace...
— Alors, qui es-tu ? Cesse de mentir ! tonna Kyō.
Face à son silence délibéré, le chef saisit son menton et le releva de force.
— Tu es... le prince Hatano ! s'écria le chasseur, éberlué.
Les curieux, abasourdis, s'approchèrent pour constater son identité. L'estomac noué, Takeshi tentait de garder son calme.
— Tu es sûr ?
— Oui, abruti. Une amie de la cité m'avait dit que le second fils Hatano avait les yeux verts et un éclat d'or dans l'iris. Ajoute à ça le sabre, il n'y a aucun doute, c'est bien le prince.
— Et... qu'est-ce qu'on en fait ?
Kyō plissa un regard avide sur le concerné. Takeshi fit un pas en arrière, anticipant déjà un conflit qu'il perdrait à coup sûr. Les choses promettaient de très mal finir.
— Un paquet de gens paieraient cher pour qu'on leur livre ce gamin. À commencer par Ken Musashi...
À l'évocation de ce nom, Takeshi pâlit à vue d'œil. Tout était possible sauf terminer entre les mains de cet homme. La mort elle-même était préférable. Lorsque le grassouillet s'approcha de lui avec un air vicieux, son sang ne fit qu'un tour. Il bondit en arrière et prit la fuite dans la forêt.
— Attrapez-le !
Aussi habile qu'un animal, Takeshi courut à en perdre haleine. Sautant parfois au-dessus des racines afin de ne pas s'y accrocher les pieds, évitant les branches hostiles d'un mouvement de tête rapide. Telle une ombre dans la nuit, poursuivie par une dizaine d'autres, il fila entre les arbres. Ne pas chuter. Surtout, ne pas chuter. Pour rien au monde il ne devait se laisser capturer. Il n'avait peut-être pas appris à se battre, mais il pouvait toutefois remercier sa bonne constitution et son cœur d'acier, aussi endurant que celui d'un cerf. Et Dieu merci ! la course était interminable. Un prince traqué comme un chien, quelle ironie du sort.
Le silence qui régnait depuis un moment dans la forêt l'invita à freiner l'allure. Ses poursuivants semblaient distancés. Il s'autorisa à reprendre son souffle, adossé à un tronc et les paumes sur les genoux. Une nouvelle chose l'inquiétait, en revanche : les lieux étaient méconnaissables.
Il parcourut les environs d'un regard anxieux. Où se trouvait-il, à présent ? Était-il encore dans la zone neutre ou avait-il franchi la frontière rivale ? Si même son propre clan cherchait à lui faire la peau, qui donc ne tenterait pas bientôt de la vendre, chez l'ennemi ? Il frémit, conscient du danger qui, désormais, pouvait potentiellement survenir de partout.
— Par-là, il est par là !
— C'est pas vrai... Pire que des chiens... !
Dans l'angoisse, il reprit sa course effrénée entre les arbres. Les curieuses lumières qui scintillèrent sur sa gauche, à travers la frondaison éparse, attirèrent son attention. Distraction fatale. Le sol se déroba sous ses pieds et il chuta au fond d'une crevasse. Son crâne heurta la terre, le choc fut impitoyable.
Sa tête se mit à bourdonner. Une douleur sourde résonna entre ses tempes. Divaguant dans une demi-conscience, il battit lentement des paupières et força sur sa vision floue. Autour de lui, quatre parois sombres. Son estomac se retourna. Une fosse cachée. Il venait de tomber dans l'un des pièges utilisés par ces maudits chasseurs pour capturer les gros prédateurs – pièges pourtant interdits par son père après avoir blessé de nombreuses personnes.
Son sort était donc scellé. S'il avait pu se tuer sur le coup dans sa chute, sa mort aurait été moins cruelle. Mais peu qu'importe. Son existence n'était déjà qu'un cuisant échec, depuis sa naissance. Ni sa volonté ni ses espoirs n'auraient changé la finalité. À quoi bon s'entêter lorsque la vie est bien décidée à vous éliminer.
À travers le voile nébuleux de son esprit endommagé, il perçut des silhouettes à l'étrange clarté, près des chasseurs. Peu à peu, ses forces s'évanouirent.