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1 - Légende de l'ancien monde
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6 - Chapitre 5
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Chapitre 5

Les jours suivants, hors de ses fonctions d'enseignant, Kaito employa son temps libre à faire visiter les lieux au nouvel arrivant. Tandis qu'ils remontaient la pente en direction du domaine familial, en amont de la cité, Takeshi s'extasiait devant sa prestance. Il émanait de ce prince un charisme d'homme indompté, sensible à ses seuls instincts. Coutumes ou considérations, aucune contrainte ne semblait l'affecter.

Aujourd'hui, et comme à chaque descente en ville, le prince avait choisi de troquer son grossier chignon contre une haute queue de cheval, soutenue au sommet de son crâne par une sublime coiffe d'or à la majesté dragonesque, inspirée de la déesse. Les rayons solaires qui se reflétaient sur les cornes du bijou le faisaient resplendir d'une aura céleste. Il paraissait presque invincible. 

Ils franchirent les grandes portes de l'enceinte en haut desquelles trônait le soleil des Kimura, enlacé par Amaterasu sous sa forme de dragon.

— Alors vous formez les guerriers dès leur plus jeune âge sur votre domaine ? 

— Ici, je m'occupe des enfants qui ont des facultés divines. À l'adolescence, les maîtres poursuivent leur entraînement dans les environs, au plus proche des forces de la nature.

Il désigna du bout du chef le gigantesque espace qui s'étendait depuis la demeure, à leur gauche, sur lequel tout un groupe d'hommes et de femmes exécutait une gracieuse et lente chorégraphie martiale.

— Voici l'élite de nos guerriers, celles et ceux possédant un don. Eux seuls sont autorisés à pratiquer sur le domaine. Ces dotés sont aussi nommés Sang Purs. Il en est de même pour tous les clans.

Takeshi les admira, littéralement subjugué. Même de loin, la fluidité de leurs gestes, associée à l'éclat de leurs tenues majestueuses, était hypnotisante. Ils se détournèrent de l'élégant ballet pour aller de l'autre côté de la résidence, en direction de la cour des élèves. 

— Il y a deux dojos, ceux que tu vois là-bas, expliqua Kaito en pointant le long bâtiment en U qui entourait la grande place. Des maîtres délivrent aux jeunes dotés les enseignements généraux et la théorie sur l'utilisation de l'énergie intérieure. À l'inverse des humains ordinaires, notre énergie est une force spirituelle puissante qui se développe avec la pratique et la croissance. En les accompagnant dès le plus jeune âge, nous nous assurons que leurs compétences sont bien encadrées. Malgré les apparences, l'héritage d'Amaterasu est loin d'être inoffensif. 

— Takeshi continua d'acquiescer, attentif à la moindre information. Aux arrières de la demeure, les parcs luxuriants étiraient leurs charmes jusqu'aux vallons montagneux, parsemés d'une pléiade d'arbres fleuris et de quelques ponts en bambou qui enjambaient le chemin sinueux d'une rivière. Paradis de nuances et de senteurs.

Un magnifique petit temple au toit et à la charpente recouverts d'arabesques d'or s'érigeait près d'un étang serti de lotus délicats.

— Mon père aime venir prier et méditer ici. Kiyoshi, mon frère cadet d'un an, passe son temps ici à méditer, lorsqu'il n'est pas en formation spirituelle au Berceau du Soleil. Le Berceau est la ville sainte de notre lignée depuis des siècles. 

— C'est un religieux ? 

— En effet, mais la route est longue pour les disciples des Grands Maîtres Kimura. 

— Grands Maîtres ? 

— Il y aurait beaucoup trop à dire. Ils sont au-dessus des maîtres de clans, qui sont de simples professeurs et conseillers spirituels. Les Grands Maîtres Kimura sont les gardiens de l'Histoire du Japon, le pays entier les respecte.

Non loin du temple, Takeshi désigna le petit chemin assombri qui disparaissait entre les pans rocheux et les arbres. 

— Et ce passage, où mène-t-il ?  

— À un onsen. 

La chaleur fictive de l'eau des sources naturelles sur sa peau fit frémir Takeshi. À quel point rêvait-il d'un bon bain ? Il était évident qu'un tel luxe n'était pas réservé à un nouvel arrivant tel que lui.

— Bien. Je vais donner leur leçon aux enfants. Toi, reste tranquille. 

— Promis !

Du coin de l'œil, Kaito perçut le sourire qui accompagnait ce serment. L'air suspicieux, il fit volte-face dans une gracieuse volute. 

Sa balade solitaire dans les parcs lassa rapidement Takeshi. Espionner le cours du prince présageait moins d'ennui...

Il se faufila discrètement derrière l'angle d'un dojo et s'accroupit dans son ombre.

— Utilise ton énergie spirituelle pour réussir ton saut, Hideki-kun. Sens sa force couler dans tes veines. Focalise-toi sur sa chaleur et fais-la grandir.

Le jeune garçon, à peine âgé de dix ans, ferma les yeux pour se recentrer. L'énergie enfla bientôt en lui et irradia son corps frêle, en augmentant la température durant quelques instants. Au moment où elle fila sur son bâton en un mince filet d'or, il frappa brutalement le sol avec l'extrémité et exécuta un nouveau saut qui le propulsa cette fois dans les airs. Il atterrit en souplesse au sommet d'un pilier haut de quatre mètres et gratifia ses camarades admiratifs d'un sourire fier.

¾ Mieux, admit l'enseignant. Lorsque vous serez plus âgés, vous apprendrez à ressentir les forces de la nature et à faire corps avec votre environnement.

L'un des élèves quitta son professeur des yeux pour les poser sur leur observateur, plus ou moins secret. Derrière son mur, Takeshi lui fit un petit geste enjoué de la main. Le garçonnet pinça un fin sourire, soucieux de ne montrer aucun signe d'inattention devant leur prince. Ce dernier ne manqua cependant rien à ce court instant de distraction.

— Ce sera tout pour aujourd'hui, déclara-t-il d'une voix sonore. Ito-sama vous attend. Dépêchez-vous. 

La cour désertée par les disciples, Kaito harponna Takeshi alors que celui-ci le rejoignait, la joie aux lèvres. Il croisa les bras.

— Tu as perturbé ma leçon. 

— Perturbé ? N'exagères-tu pas un peu, Kimura-sensei¹ ? ricana le jeune homme. Tu m'as l'air si rigide, j'ai simplement... égayé leur cours ?

Kaito froissa une moue agacée.

— Je comprends pourquoi on t'a pris en chasse. 

— Ah oui ? 

— Oui. Tu es du genre insupportable. 

Takeshi s'approcha de lui avec un sourire coquin.

— Es-tu toujours aussi grognon, Kimura-sama ? fit-il.

Kaito cligna lentement des yeux, flegmatique. Non friand de ce genre de taquineries, il finit par tourner les talons. 

— Eh, où vas-tu ?

— La visite est terminée pour aujourd'hui. Je vais me recentrer, seul. 

— Et pourrais-je... 

— Sais-tu ce que veut dire seul ? gronda Kaito.

— Oui, je sais, mais... 

— Tu ressembles à un enfant, déplora le prince. 

Bien loin de se vexer, Takeshi s'amusa de sa remarque. Il le devança, bien déterminé à obtenir gain de cause.

— Si je suis un enfant, tu devrais m'enseigner, à moi aussi. C'est donc une bonne raison pour... 

— Non. 

— Non quoi ? Je n'avais pas fini ma... 

— Non, tu ne peux pas m'accompagner, et non, je ne te ferai pas cours.

— Mais je suis un enfant, tu l'as dit toi-même ! Un enfant qui n'a plus de mémoire... renchérit l'amnésique de sa voix la plus chagrine.

Ses grandes prunelles de jade, brillantes comme celles d'un chiot maltraité, n'eurent pas le moindre effet sur l'être impitoyable qu'elles tentaient d'attendrir. L'être en question leva les yeux au ciel. 

— Ah ! Tu as levé les yeux.

— Et ? 

— Cela signifie que tu as envie de dire oui.

Las de cette insistance, Kaito se détourna sans prendre la peine de répondre et rebroussa chemin. 

— Sensei, tu n'es pas drôle...

— Et toi, tu es un enfant.

— Peut-être, mais un enfant mignon, tout de même, chuchota-t-il pour lui-même. 

— Non.

— Eh ! Comment m'as-tu entendu de si loin ? Kaito-sama, pourquoi es-tu si méchant ! 

— Mon fils a une ouïe exceptionnelle, tous les disciples te le confirmeront.

Yuna fit son apparition, les mains jointes au creux de sa longue robe lazuli. Takeshi s'inclina aussitôt devant elle, soudain embarrassé. 

— Kaito a un fort tempérament, ne lui en veux pas, le rassura-t-elle. Vous finirez par devenir bons amis, j'en suis certaine. 

— Oui, Kimura-sama.

Sa timidité, radicalement opposée à sa spontanéité avec son aîné, fit sourire Yuna. Cette aisance était innée en lui et elle n'était guère surprenante. Les liens allaient au-delà des mémoires. 

— Oublions toutes ces cérémonies. Lorsque nous sommes entre nous, appelle-moi Yuna-sama. 

— Je... je ne saurai me permettre ce genre de familiarités, Kimura-sama... 

— J'insiste. Et tu ne voudrais pas me déplaire, n'est-ce pas ? suggéra-t-elle, maligne. 

— N-non, bien sûr... Yuna-sama, bafouilla-t-il en se frottant la nuque. 

Elle dévisagea son neveu comme un trésor retrouvé après une éternité. L'émotion brillait dans son regard polaire. Elle l'invita à faire quelques pas en direction des jardins.

— Tak... Ta mémoire te fait donc toujours défaut, se reprit-elle. Voudrais-tu que je t'aide à te souvenir de ton prénom ?

— Vous avez ce genre de pouvoir ? s'étonna le jeune homme. 

— J'ai quelques... astuces, disons plutôt cela.

Il lui rendit un adorable sourire, plein de gratitude. Le temps d'un instant, elle se revit le bercer au creux de ses bras, vingt et un ans auparavant, alors qu'il n'était encore qu'un nourrisson. Durant ses cinq premières années, les seules qu'elle avait pu passer à ses côtés, Takeshi n'avait cessé de rire et de s'extasier devant le monde. Ni caprice ni larmes. Ce garçon était un véritable amour. Un rayon de soleil, à l'image de sa mère. Son cœur se serra à cette pensée.

Sans rien laisser paraître de sa peine, elle s'agenouilla dans l'herbe, sa robe étalée de part et d'autre de ses cuisses. Takeshi l'imita et s'installa devant elle. C'est là qu'il remarqua la fluorine en forme de goutte qui piquait la naissance de ses seins. Par ses nuances de bleu, gris et blanc, cette pierre était l'alliance parfaite à ses iris argent. 

— Ferme les yeux, et ne les rouvre que lorsque je te le dirai.

Il s'exécuta sagement.

— Maintenant, écoute le murmure de la nature. Laisse-toi bercer...

Takeshi se relaxa sans mal. Le chant fluet des oiseaux printaniers était apaisant. Portées par la brise, mille et une fragrances florales l'effleurèrent, exquis raffinement. À leur envoûtant parfum s'ajouta un effluve nouveau. Le subtil mélange immisça ses suggestions dans son inconscient vaporeux, incapable de percevoir les paroles qui lui étaient discrètement soufflées.

Lorsqu'elle posa sa main sur son épaule, il rouvrit les yeux. Illumination.

— Takeshi ! Je m'appelle Takeshi !

— Takeshi... articula-t-elle, non sans une certaine satisfaction. Un véritable nom de guerrier.

Il s'aplatit de tout son long dans l'herbe. 

— Yuna-sama, merci ! Vous êtes merveilleuse, merci infiniment !

Elle s'éclaircit la voix, émue, et reprit sa contenance ; toute tendresse envers lui était prohibée. 

— De quoi te souviens-tu d'autre ?

— Je... je me souviens vaguement de la poursuite dans la forêt, hésita-t-il en se grattant la joue. J'ai aussi le sentiment d'avoir été rejeté, mais je ne sais pas par qui ni pourquoi... 

Il marqua une courte pause, rattrapé par d'étranges réminiscences. 

— Je me souviens que je ne devais pas montrer mon œil, s'exclama-t-il en se couvrant la bouche comme s'il venait de se trahir. 

Yuna le rassura d'une main réconfortante sur l'épaule. 

— Ici, tu n'as rien à craindre. 

Elle s'approcha de lui avec un air secret. 

— Cet éclair dans ton œil prouve que tu es un garçon très spécial, Takeshi-kun.

— J'aimerais vous croire, Yuna-sama. Vous savez, si j'ai bien une certitude désormais, c'est que j'étais... un bon à rien. 

Ces mots, d'une atroce précision, furent douloureux. Elle reconnaissait bien là les cruelles paroles de son frère aîné, injuste et humiliant avec son second fils depuis sa naissance. En cela, et pour le mal qu'il lui avait causé, elle nourrirait toujours à son égard une profonde rancœur. Et le fait que les premières convictions de son neveu se rapportaient à son père la chagrinait d'autant plus. 

— Je suis certaine que c'est faux, la malchance n'a simplement pas dû t'épargner. 

— J'aimerais bien... 

— C'est le cas, affirma-t-elle en souriant. 

— Comment pouvez-vous le savoir sans même me connaître ? 

— Parce que tu ne veux pas me contrarier, ajouta-t-elle avec un clin d'œil. 

Takeshi acquiesça vivement, le cœur réchauffé.

— En repensant à Kaito et à ses élèves, je suis maintenant sûr de ne pas être un guerrier.

— Vraiment ? 

— Si j'avais reçu une éducation martiale, j'aurais gardé des réflexes, je reconnaitrais certains gestes... n'est-ce pas ? 

— Peut-être as-tu quelques notions ? s'enquit-elle, soucieuse de son incapacité à se défendre. 

Takeshi porta un index songeur à son menton.

— Je me souviens avoir tenu un bâton... Il y avait aussi avec moi un homme d'âge mûr... J'ai le sentiment que nous étions proches, mais je ne me rappelle pas de qui il s'agit. 

Yuna esquissa un sourire. Elle devinait parfaitement l'identité de cet instructeur. Son frère Takeda s'était toujours montré bienveillant envers leur neveu. Savoir qu'il avait pu être là pour lui était réconfortant. 

— Très bien. Alors, nous allons rectifier ça. 

— Je vous demande pardon ? 

— Tu iras aux cours des enfants.

Takeshi eut un petit rire crispé.

— Yuna-sama, ce serait un grand honneur pour moi, mais je doute que cela enchante le prince... grimaça-t-il.

— Je reconnais qu'il risque de se montrer assez... 

— Méchant ? 

— Piquant, le reprit-elle, rieuse. Ne t'en fais pas trop, prouve-lui à quel point tu es appliqué, et tu gagneras son respect.

— Très bien, alors, je serai le meilleur enfant de la ville ! 

Elle rit, attendrie par sa joie de vivre. Son sourire gracieux, sa candeur et ses grands yeux de biche transparents d'émotions, faisaient de lui une égérie de pureté. 

Elle désigna son fils du bout du chef, sur l'arrivée. 

— Je te laisse le plaisir de lui donner les détails de notre rencontre, lui murmura-t-elle à l'oreille en tapotant son épaule en guise d'encouragement. Kaito-kun, je te confie un nouvel élève.

— Je... vous demande pardon ? s'effara ce dernier.

Takeshi se pinça les lèvres et baissa la tête, amusé et anxieux à la fois. Et pour cause, la stupeur de Kaito muait déjà en hostilité. Le prince le foudroya d'un regard noir.

— Je supporte très mal que l'on me force la main...

_____

¹ sensei : professeur, enseignant.

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