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1 - Légende de l'ancien monde
2 - Chapitre 1
3 - Chapitre 2
4 - Chapitre 3
5 - Chapitre 4
6 - Chapitre 5
7 - Chapitre 6
8 - Chapitre 7
9 - Chapitre 8
10 - Chapitre 9
11 - Chapitre 10
12 - Chapitre 11
13 - Chapitre 12
14 - Chapitre 13
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Chapitre 4

Une lumière désagréable tira Takeshi de son sommeil. Ses paupières frémirent. Il tourna la tête, fuyant l'agressivité du jour, et gémit lorsque sa nuque se crispa.

— Reste tranquille.

Cette voix. À qui était-elle ? Il se redressa d'un bond. Précipitation qui lui valut un violent vertige et le cloua à nouveau au futon. Bruyant soupir de l'inconnu.

Ses esprits retrouvés, Takeshi prit le temps de s'assoir et découvrit celui qui s'adressait à lui. Agenouillé à une petite table au centre de la pièce, un jeune homme de la vingtaine passée, cintré dans de longs vêtements au blanc et or éclatants.

Son visage était frappant de beauté. Entre ses manches parcourues de broderies solaires se trouvait un manuscrit, visiblement bien plus captivant que son convalescent. Sa chevelure était ramassée en un grossier chignon en bas de sa nuque, délaissant des mèches sauvages sur ses tempes. Sa posture digne et sa glaciale impassibilité ne laissaient aucun doute quant à son titre de haut rang.

Le concerné – dévisagé depuis une longue minute – haussa un sourcil en sa direction avant de se replonger dans sa lecture.

— Où suis-je ? bafouilla Takeshi en détaillant la pièce claire et épurée.

L'inconnu abandonna son ouvrage sur la table et se leva dans un geste gracieux qui dévoila le drapé fluide de son hakama¹. Il s'agenouilla au bord du futon et ausculta le blessé en le scrutant d'un regard acéré. Ses iris argentés hypnotisèrent Takeshi ; une tempête merveilleuse y déferlait ses nuances. La beauté de ce visage était d'autant plus marquante, admirée de près. Une délicatesse qui n'atténuait cependant en rien la froideur de son expression de marbre. Suspendu à une précieuse chaîne en or, un pendentif à l'imperceptible lueur rouge se devinait sous le col en V de son habit flavescent.

Pour une raison que lui-même ignorait, l'insistance de son hôte sur l'éclat de son œil droit engendra chez Takeshi un profond malaise. Il recula contre le mur, fébrile. L'autre garçon arqua un sourcil, surpris par sa réaction.

— Pourquoi as-tu peur, tout à coup ?

Oui, pourquoi se sentait-il soudain agressé ?

— Comment t'appelles-tu ?

Durant de longs instants, Takeshi tenta de répondre à cette simple question, mais aucun mot ne parvint à sortir. Le néant. Un terrifiant brouillard le hantait. Son esprit vaporeux n'était plus qu'un vide absolu.

En le voyant paniquer, l'inconnu prit conscience de la situation. Son expression se radoucit légèrement.

— Tu as dû perdre la mémoire. Elle reviendra avec le temps.

— Je... je ne me souviens de rien, articula Takeshi, au plus haut point perturbé. Que m'est-il arrivé ? Où suis-je ? Pourquoi...

— Du calme, reprit l'hôte. Je suis le Prince Kaito Kimura, fils héritier du chef de clan et souverain du territoire Kimura. Tu es dans notre demeure, à la Cité des Lumières.

Ces paroles résonnèrent d'une manière étrangement familière pour Takeshi. Il restait toutefois incapable de jauger cette information.

— Et... c'est une bonne chose pour moi ?

— Tu te trouves dans la maison de ton sauveur. À toi d'en décider.

Takeshi soupira, rassuré, tout en glissant une main dans sa chevelure lâche.

— Que m'est-il arrivé ? Raconte-moi, s'il te plaît.

Le prince repartit s'agenouiller à table puis désigna du bout du nez le bol de riz qui lui faisait face.

— D'abord, tu manges.

— Comptes-tu vraiment me faire attendre ? geignit Takeshi.

Sans plus relever les yeux de son récit, Kaito tapota l'index sur le bois, près du repas. Résigné, Takeshi le rejoignit et s'exécuta. Son bol fut englouti en un rien de temps. L'héritier finit enfin par poser son manuscrit.

— Tu t'es cogné la tête en tombant dans l'un des pièges des chasseurs Hatano. Ils étaient à ta poursuite.

Takeshi ouvrit un regard sidéré.

— Des chasseurs ? à ma poursuite ? Mais pourquoi ? Je n'ai rien fait !

— Je croyais que tu ne te souvenais de rien.

— Certes, mais je suis certain d'être quelqu'un de bien, bougonna-t-il.

Quelque peu amusé derrière sa placidité, Kaito haussa un sourcil.

— Et puis, je n'ai pas une tête de sanglier pour être traqué.

— Bien. Tu as fini ?

Takeshi froissa une moue vexée.

— Je ne sais pas ce qu'ils te voulaient, mais ils tenaient à te capturer.

— Comment se fait-il que je me retrouve dans ta maison ?

— Tu te trouvais à nos frontières, et nous n'approuvons pas la chasse à l'homme. Cela va à l'encontre de la philosophie des Kimura, clan de la Déesse du Soleil.

— Et... rien de mauvais ne vous est arrivé par ma faute ? s'inquiéta le fugitif.

— De mauvais ? Ces chasseurs étaient les seuls qui auraient eu quelque chose à craindre s'ils n'avaient pas abandonné leur idée.

Takeshi sourit, ravi d'avoir croisé le chemin de ce garçon au sens prononcé de la justice. Un autre n'en aurait sûrement pas fait autant.

— Si je ne sais pas qui je suis, que dois-je faire maintenant ? se désola-t-il.

— Pour le moment, je dois informer mon père de ta présence, déclara le prince en se levant. Suis-moi.

Grâce aux cloisons ouvertes qui aéraient les corridors de l'immense demeure, Takeshi put s'émerveiller devant la splendeur des parcs verdoyants, qui s'étendaient à perte de vue. Toute cette nature bourgeonnante conférait au domaine des airs d'Eden.

Dans la partie famille, chaque chambre offrait un accès direct – par ses portes coulissantes – au magnifique patio arboré de fleurs et de quelques hauts bonsaïs. Au milieu du jardin trônait une petite table en pierre, entourée de quatre assises de la même roche grise. Takeshi s'imaginait parfaitement boire le thé dans ce petit coin de paradis, durant les beaux jours.

Du côté de la maison propre au chef de clan, une grande collection de katanas et d'objets sacrés décorait les lieux avec prestige. Une alliance entre noblesse et spiritualité, sans prétention aucune. Grâce et quiétude s'épousaient au cœur d'une nature sereine. Les couleurs sur les vêtements du Prince prenaient leur sens.

Cette famille inspirait une divine harmonie. Lorsque l'héritier pressa le pas devant lui, Takeshi découvrit la splendeur du dessin qui trônait dans le dos de sa longue veste blanche : un immense dragon cousu d'or, représentation de leur Déesse, Amaterasu.

Captivé par l'ornement, il manqua d'en percuter son guide. Kaito fit glisser les pans de portes en toile de riz ; la salle du conseil respectait à l'identique l'élégance du reste de la résidence.

Les deux garçons s'inclinèrent avec déférence devant le chef de clan et son épouse, Yuna. Protectrice de la cité, cette dernière se tenait à ses côtés, sa belle robe bleue délicatement étalée autour du coussin de soie sur lequel elle était agenouillée.

À sa dextre, dans sa tenue éclatante, Kazuhiro Kimura arborait la même prestance que celle de son héritier. Les couches de vêtements étoffés et longues épaulettes de sa veste élargissaient sa carrure outre mesure, coutumes des plus puissants patriarches nippons. Ses traits doux et chaleureux – bien que marqués par l'âge – inspiraient un calme rassurant. Toutefois, de son regard transparaissait une suspicion qui attestait d'une grande expérience de vie.

— Cette histoire d'amnésie ne me dit rien qui vaille, marmonna Kazuhiro Kimura en frottant sa barbe blanche, courte mais fournie.

— Allons, mon époux, lui murmura Yuna à l'oreille. Te vois-tu vraiment livrer ce garçon sans défense à son propre sort ? Ne serait-ce pas contraire à notre éthique ?

Le quinquagénaire considéra la remarque de sa compagne. Son sourire confiant acheva de le convaincre. Il se leva et se dirigea vers l'invité de son fils pour l'inspecter sous tous les angles. Takeshi fut captivé par la pyrite brute qui tombait au creux de son torse. Le mélange singulier de reflets métalliques et dorés était hypnotisant. Était-ce donc ce genre de gemme que possédait son fils ?

Kazuhiro se pinça le menton, songeur, puis abdiqua.

— Bien. Tu pourras rester avec mon fils le temps de te rétablir. Ensuite...

Il se figea sur l'éclat d'or dans l'iris droit de Takeshi. Son souffle se coupa.

— Père ?

Le regard du chef de clan alterna entre les deux garçons. Il fronça les sourcils, d'une agressivité impromptue.

— Je ne veux pas de lui ici, lança-t-il sèchement.

— Que se passe-t-il, Père ?

Takeshi fit un pas en avant et courba l'échine.

— Kimura-sama, je vous prie de m'excuser, déclara-t-il, contrit. Si ma présence vous ennuie, je partirai et quitterai même votre territoire. Je... je ne suis personne.

Kazuhiro demeura pantois. Lorsque le jeune homme se redressa, le patriarche ne put rester insensible à son regard désemparé. Cette amnésie changeait bien des choses... Touché par son humilité, il reconsidérera sa vulnérabilité et accéda à la requête de son fils. L'appréhension commençait déjà à poindre le bout de son nez. En contemplant les deux garçons franchir ensemble les portes de la maison, le visage du chef de clan se teinta d'une mélancolie amère et douloureuse.

— Yuna, sais-tu qui est ce jeune homme...

— Non, répondit-elle en le rejoignant. Pourquoi ? Le connais-tu ?

Kazuhiro laissa un regard tourmenté se perdre dans l'amas grisonnant du ciel orageux, hanté par les déboires d'un lointain passé.

Dix-sept ans auparavant, Cité des Invocateurs.

— Takeshi-kun ! Cesse d'embêter Kazu !

— Mon vieux, laisse-les, voyons... Ils s'amusent.

Tsubasa Hatano ronchonna en s'emparant de la cruche d'alcool de riz, posée dans l'herbe tendre.

— Cet enfant va me rendre fou. Heureusement que Tetsuya est plus calme.

— Ton aîné fera un excellent héritier, le jour venu, sourit Kazuhiro Kimura.

Satisfait, Tsubasa remplit de saké le verre de son meilleur ami et le sien.

— Pas trop vite, quand même, rit-il. Ne sois pas si pressé de m'enterrer, vieille branche.

— De toute manière, tu partiras avant moi. Je suis bien plus solide que toi.

— Je partirai avant car j'ai toujours été en avance sur toi, Kimura ! gouailla Hatano.

— Le premier pour terminer une jarre d'alcool ou voler un cheval à nos parents, tu veux dire ?

— En somme, le premier en tout.

Un instant, les deux hommes échangèrent un regard défiant, puis s'esclaffèrent grassement.

— Père ! Père !

— Qu'y a-t-il, Kaito-kun ?

Suivi de près par son fidèle acolyte à la tresse, le petit prince accourut vers leurs pères, du haut de ses quatre années.

— Je peux aller au bord du lac avec Takeshi et Kazu ?

— Attendons que vos mères reviennent pour y aller ensemble avec vos frères, tu es d'accord ?

— Oui. Merci, Père.

Non sans un sourire complice, les deux compagnons contemplèrent leurs enfants jouer sous les pétales virevoltants des cerisiers, légers comme des plumes.

— Kaito fera un héritier parfait, lui aussi. Tout le monde l'adore déjà.

Kazuhiro Kimura entrechoqua son verre au sien. La gloire rayonnait sur leurs deux lignées. Suffisante pour imposer le respect au Japon tout entier.

— Trinquons à nos deux familles ! clama Tsubasa. À notre grand et puissant clan Hatano Kimura qui brillera encore pour des générations à venir !

— Et à ce monde que nous allons changer grâce à notre merveilleuse alliance, à nous.

Les deux hommes partagèrent un regard complice, empreint de fierté. Tsubasa posa une main sur l'épaule de son meilleur ami.

— Et à toi, mon frère. Rien ne réussira jamais à nous séparer. 

L'absence énigmatique de son mari incita Yuna à s'agripper à son coude.

— Je te trouve étrange, mon époux. Dis-moi donc qui est ce garçon ?

Kazuhiro poussa un soupir éprouvé.

— Cet enfant... c'est Takeshi. Takeshi Hatano.

Yuna recula d'un pas et demeura bouche bée.

— Takeshi...

Un long silence, puis elle porta une main à ses lèvres.

— Que vas-tu faire ?

— Rien.

— Que veux-tu dire par « rien » ?

— Que j'en laisse la pleine responsabilité à Kaito. Il est celui qui l'a ramené ici, après tout.

Yuna posa un regard sidéré sur son mari.

— Tu ne comptes vraiment rien dire à notre fils ?!

— Le passé ne doit plus ressortir.

— Qui te parle du passé ?

— Ce garçon appartient aux histoires qu'on a tous choisi d'enterrer, renchérit-il, plus sec.

— Que vous avez enterrées, Tsubasa et toi, répliqua-t-elle fermement.

— Ah ! Ma femme ! Ne recommence pas, je t'en prie...

Elle se détourna de lui, au plus haut point contrariée, et croisa les bras.

— Yuna, cette vie ne doit plus jamais refaire surface, pour notre bien à tous. Nous avons fait ce qu'il fallait pour que cela reste ainsi, tu le sais. Sa présence ici est dangereuse. Il est dangereux.

— Vraiment ? Tu le trouves dangereux ? s'écria-t-elle, abasourdie. Cet enfant est mon neveu ! J'ai toujours toléré ce que vous avez fait, toi et mon frère, et je garde le silence depuis seize ans. Mais je ne te laisserai pas dire une telle chose.

Kazuhiro leva les yeux au ciel.

— Après tout ce qu'il s'est produit, tu t'obstines encore avec ces ridicules liens de parenté...

— Ils sont ma famille tout autant que toi et nos trois enfants, Kazuhiro Kimura.

— Mais il n'est pas de ton sang, ils t'ont simplement recueillie à la capitale !

— Ce n'était pas non plus le tien et pourtant, vous vous proclamiez frères face au monde.

Le chef de clan croisa les bras à son tour et grogna.

— J'ai été élevée dans la famille Hatano. Et je resterai aussi bien une Hatano qu'une Kimura. Ne me demande pas à nouveau de choisir.

— Yuna...

Affecté par le réveil d'un douloureux conflit, elle le fixa du même regard tempétueux que son fils.

— Si tu souhaites que le passé demeure enterré, ne creuse pas toi-même là où il ne faut pas, lui glissa-t-elle avant de prendre congé.

Kazuhiro soupira, usé par un débat éternel. Il déporta son attention en direction des vastes étendues boisées du domaine, à l'endroit où les deux garçons marchaient côte à côte, tels deux parfaits inconnus. Deux étrangers, pourtant loin de l'être.

— Maudit sois-tu, Tsubasa Hatano.

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¹ hakama : pantalon traditionnel japonais, large et plissé.

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