Mercredi 20 octobre 2020, 6 h 30
La portière d'une voiture claqua sèchement. Le son se répercuta en écho dans la rue vide. Agacée, Miranda ne s'attarda pas sur place et se dirigea vers la voiture suivante, les jumelles sur les talons.
Connor, Frédéric, les fillettes et elle s'étaient mis en route sur les coups des quatre heures du matin. Ils avaient traversé une partie de la ville de Bruges à pied avant de tomber sur un grand parking abandonné. Depuis deux heures, les trois adultes du groupe cherchaient une voiture encore capable de démarrer, ce qui s'avérait plus compliqué que prévu. Plus le temps passait, plus l'essence devenait une denrée rare, et en particulier dans les grandes villes où les survivants passaient régulièrement. Bientôt, il faudrait se contenter de la marche, ou, avec un peu de chances, de vieux vélos qui avaient survécu à la Marée Rouge. Pourraient-ils seulement revenir un jour aux temps d'avant, même si les légumes disparaissaient ? Elle en doutait. Ils étaient trop peu, trop dispersés pour que leurs ambitions aient un quelconque poids.
Un crachat de moteur la tira de ses pensées noires. Elle releva la tête en direction du bruit, tout comme Connor, quelques rangées plus loin. Le bruit se fit d'un coup plus franc.
— Par ici ! cria Frédéric, non loin.
Les survivants suivirent sa voix et le trouvèrent à côté d'une grande voiture sept places rouge pimpante. Ils auraient au moins de la place. Connor se jeta sur la place conducteur avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit. Frédéric et les filles grimpèrent immédiatement à l'arrière. Elle soupira. Bien sûr, ils lui laissaient le plaisir de passer les prochaines heures à côté de Connor. Elle se débarrassa de son sac sur la banquette arrière, puis s'installa côté passager, à l'avant, le sac où Macron était enfermé sur les genoux.
— Je ne sais pas si on aura assez d'essence pour faire tout le voyage, confia Frédéric, en dépliant sa carte pour guider Connor. Mais si ça peut nous permettre de nous rapprocher...
Ce serait déjà pas mal, songea Miranda.
Connor s'engagea vers la sortie du parking, puis sur la route. Comme partout, elle était très encombrée, et en particulier au niveau des sorties de la ville. Le trajet prendrait plus de temps que prévu, mais chaque mètre gagné était une victoire en soi.
Miranda resta aux aguets alors que Connor évitait les nombreux objets sur le chemin. Elle n'avait pas très envie de revivre une partie de jambes en l'air à cause d'une racine en embuscade. Elle lança un coup d'oeil à l'arrière. Les jumelles discutaient à voix basse dans les deux sièges derrière Frédéric, peu inquiètes. Tant mieux. Au moment de partir, elle avait hésité à les embarquer, mais n'était finalement pas revenue sur sa décision. Elles étaient mieux avec elle qu'avec Bruce. Elle préférait s'assurer de la protection des personnes proches d'elles à présent. Ce qui était arrivé à Louise lui avait servi de leçon.
Un « clic, clic » agaçant la fit baisser les yeux. Connor essayait de mettre en marche la radio. Elle lui frappa la main.
— Concentre-toi sur la route, le rappela à l'ordre Miranda.
— On peut aussi faire les deux. Il n'y a pas des CD dans la boîte à gants ?
Miranda leva les yeux au ciel, mais se baissa pour regarder. Elle referma aussitôt. Connor leva un sourcil.
— Vieux préservatif. Usagé, je dirais. Je ne fous pas la main là-dedans.
— C'est quoi un présersa...fatif ? demanda Rose à l'arrière.
— Ah, bon courage avec ça, se moqua Connor. Une fois qu'elles commencent à poser des questions, tu dois tout leur expliquer.
Et il avait raison. Pendant une vingtaine de minutes, les joues rouges et sans aucun soutien des deux autres hommes du véhicule, elle expliqua grossièrement à quoi servait les préservatifs, et pourquoi il était important de se protéger avant l'apocalypse. Est-ce que ça avait une quelconque importance aujourd'hui ? Sûrement, les maladies sexuellement transmissibles ne s'étaient pas envolées magiquement, mais le risque d'extinction ne prévalait-il pas sur les recommandations d'une organisation mondiale de la santé qui n'existait plus ? Devrait-elle se résoudre à copuler pour aider au maintien de leur espèce ? Cette simple pensée la fit frissonner de dégoût.
— Tu avais un amoureux avant la Marée Rouge ? s'intéressa Rose.
— Non, et je n'en veux pas. Je suis très bien toute seule. Tout le monde n'est pas forcé de ressentir de l'attraction pour la gente masculine. Ou féminine, d'ailleurs. Ça s'appelle l'aromantisme.
— Oh, tu n'as simplement pas trouvé le bon, réagit Connor.
Miranda le frappa derrière la tête avec peut-être un peu plus de force qu'elle ne l'aurait voulu. Son nez s'écrasa contre le volant dans un crac sinistre qui déclencha le klaxon de la voiture, suivi de trois exclamations de surprise à l'arrière. Connor appuya sur le frein involontairement, les faisant tous bondir vers l'avant. Il claqua la tête contre son volant et poussa un gémissement de douleur. Quand il se redressa, son nez pissait le sang.
La jeune femme aurait dû se sentir coupable. Elle ne regrettait rien. Cette phrase, elle l'avait entendu bien trop souvent pour rester impassible lorsqu'un homme qui ne la connaissait pas l'utilisait pour la juger sans avoir cherché à comprendre.
— Ça va, mec ? chuchota Frédéric. Tu veux un mouchoir ?
— Je crois que c'est cassé, marmonna-t-il.
— Si ça peut te rassurer, ça ne changera rien à ta face de rat, grogna Miranda, les bras croisés.
Heureusement que Louise n'était pas là, elle n'aurait sans doute pas apprécier cette violence un peu gratuite. Mais la vieille dame n'était pas là, et donc elle pouvait faire ce qu'elle voulait. Et honnêtement ? Elle se sentait beaucoup mieux depuis qu'elle lui avait écrasé la patate sur le volant.
Connor s'essuya le nez sur le mouchoir que lui fournit Frédéric, et la dévisagea d'un regard noir. Miranda sourit. Qu'est-ce qu'il croyait ? Ce n'était pas parce qu'ils étaient plus ou moins alliés à présent que les hostilités étaient enterrées pour autant. Il était toujours la cause de la disparition de Louise.
Après cette petite pause imprévue, la voiture se remit en route, dans le silence, seulement interrompu par les directives de Frédéric, qui lisait la carte avec autant de précision qu'un camion dans un magasin de porcelaine. Il n'arrêtait pas de changer d'avis, et les rares directions dont il était certain se terminaient bien souvent par un cul-de-sac ou un énorme légume au milieu de la route.
Deux heures plus tard, ils avaient enfin atteint l'autoroute, plus calme. Une fois les longues files de voitures empilées derrière eux, la circulation devint plus clairsemée, voire inexistante. Ils purent rouler quelques temps sans difficulté, tout du moins, jusqu'à ce qu'une grosse bête noire et blanche, et ses copines, viennent leur bloquer la route.
Connor ralentit la voiture, autant pour pouvoir apprécier le spectacle que pour éviter les mastodontes qui se promenaient tranquillement. Un troupeau de vaches gigantesque traversait la route. De toute évidence, l'apocalypse n'avait pas arrêté la reproduction des ruminants. Plusieurs d'entre elles étaient accompagnées de jeunes qui sautillaient gaiement ou ruaient pour aller plus vite.
Les occupants de la voiture gardèrent le silence face à ce spectacle inattendu, et rare. La plupart des animaux de ferme avaient péris dans la Marée Rouge, incapables de fuir leurs granges. De toute évidence, certains avaient trouvé un moyen de survivre et de prospérer maintenant que l'homme avait été retiré de l'équation.
« La vie trouve toujours un chemin », avait un jour dit Malcom dans Jurassic Park*. Tant que ce n'était que des vaches, elle n'y voyait pas d'inconvénient. En revanche, si la vie voulait bien foutre le camp hors de tous les légumes qui leur bousillaient la vie au quotidien, elle ne leur en voudrait pas, promis.
D'ailleurs, la réalité ne tarda pas à les rattraper lorsque l'une des vaches se fit subitement absorber par un gigantesque artichaut, sorti du sol un peu à la manière d'une plante carnivore. Le pauvre animal meugla de terreur, mais fut vite réduit au silence lorsque les feuilles aiguisées, ne pouvant se refermer, lui coupèrent net la tête.
— Oh, réagit Connor. Eh bah heureusement qu'elles étaient là. Ça aurait pu être nous.
Il n'avait pas tort. À peine trois mètres de plus et les survivants auraient pris un chouette bain d'acide gastrique. Mieux valait ne pas tenter le destin d'avantage. Connor recula et traversa les voies prudemment pour s'éloigner du légume au maximum.
— Est-ce que la vache va bien ? demanda Rose d'une petite voix à l'arrière.
— Elle a été transformée en steak, je dirais, répondit sa jumelle en ricanant.
— La pauvre...
— Surtout pauvre de nous, surenchérit Frédéric. Ça fait des mois que je rêve d'un bon burger... Toute cette viande gâchée, ça me rend malade.
Miranda lui lança un regard assassin pour l'informer qu'il connaîtrait le même sort que Connor s'il continuait à traumatiser la fillette. Frédéric ne broncha pas et replongea la tête dans la carte, pour continuer à guider la voiture qui, après avoir zigzagué quelques minutes entre les vaches, avait finalement réussi à rattraper la route.
La voiture repartit de plus belle. Miranda garda l'oeil ouvert, au cas où de mauvaises surprises se profilaient à l'horizon. La triste mésaventure de la vache avait été une bonne piqûre de rappel d'à quel point les choses pouvaient basculer vite dehors. Ils avaient de la chance de ne pas avoir eu trop de problèmes jusqu'à Bruges, mais ça ne voulait pas dire que toute menace avait disparu, loin de là. Elle espérait que les choses se passent comme prévu, mais il restait difficile de se dire que toutes les personnes présentes dans cette voiture pouvaient ne pas être présentes la prochaine fois qu'ils reprendraient la route.
— Vous voyez ça ? demanda Connor.
Miranda plissa les yeux. Quelque chose bougeait au loin, sur le bas côté de la route. Quelque chose qui ressemblait à un être humain. Plus ils se rapprochaient, et plus Miranda se tendit. Son instinct lui hurlait de se méfier. C'était bien un homme, seul, mais surtout sans aucun équipement visible. Il agitait les bras pour attirer leur attention, en apparence désespéré. Connor ralentit.
— On fait quoi ?
— On continue, je ne le sens pas, répliqua Miranda.
— Mais il est seul, on ne peut pas juste l'abandonner là, si ?
Connor ralentit. Miranda mit une main sur le volant.
— Ne t'arrête pas, je ne le sens vraiment pas. Regarde-le, il n'a rien sur lui. Après deux ans d'apocalypse, tout le monde a au moins un sac à dos qu'il ne quitte jamais. Alors pourquoi il n'a rien ?
Connor hésita. Son argument avait fait mouche. La voiture passa près de l'homme au ralenti. Il se jeta sur la vitre de Miranda et tambourina dessus. La jeune femme recula légèrement, inquiète.
— Arrêtez-vous ! cria l'inconnu. J'ai besoin d'aide, s'il vous plaît ! On doit s'entraider entre survivants. Allez, faites pas les chiens ! Ouvrez la portière !
— Miranda... siffla Connor entre ses dents.
— Ne t'arrête pas. On ne peut pas sauver tout le monde. On doit déjà s'occuper des ressources de cinq personnes. On ne peut pas se permettre plus.
— Elle a raison, approuva Frédéric. Il a l'air un peu agité le coco. On devrait pas traîner dans le coin.
Connor serra les dents, puis appuya sur la pédale d'accélération. Quelque chose vola devant la voiture. Miranda saisit le volant pour tenter d'éviter l'objet, en vain. Les pneus du véhicule passèrent au-dessus de la poignée de clous qui venait d'être jetée sur la route.
— Accélère à fond ! cria la jeune femme. On ira pas loin, mais on doit rouler le plus longtemps possible. Attrapez vos sacs. Dès que la voiture s'arrête, on part en courant vers le nord.
— Qu'est-ce qui se passe ? paniqua Rose, terrifiée.
— C'est une embuscade. Un groupe de survivants en a après nous.
Connor garda le pied sur la pédale. La voiture fut agitée de soubresauts à mesure que les pneus se détérioraient. Il contrôla du mieux qu'il put la trajectoire, mais la voiture heurta tout de même la barrière. Rose cria de peur, alors que Miranda se plaqua contre le siège, Macron contre son coeur. Le chat miaula de peur, et elle pouvait clairement sentir ses griffes traverser le fin tissu du sac dans lequel il était enfermé.
Le véhicule finit par s'arrêter, embourbé dans les feuilles mortes. Pendant quelques secondes, les survivants ne dirent rien, essoufflés. Puis Miranda reprit ses esprits.
— Vite. On se barre d'ici. Suivez-moi, et surtout, on reste ensemble.
Ils se précipitèrent tous sur les portières et, alors qu'ils prenaient le nord, les premiers échos de voix résonnèrent derrière eux. Ils n'avaient pas beaucoup d'avance sur leurs poursuivants. Ils allaient devoir espérer que la chance soit avec eux.
* SPIELBERG, Steven. Jurassic Park (Film). États-Unis : Universal Picture, 1993.