Jeudi 14 octobre 2020, 15 h 02
Miranda fronça du nez lorsqu'elle entra à l'intérieur du chapiteau. Comme elle s'en doutait, pour donner l'impression d'être dans un vrai chapiteau, les concepteurs du bâtiment avaient oublié les fenêtres, remplacées par une ventilation intérieure qui ne fonctionnait plus depuis la Marée Rouge. Cela permettait certes de gagner de la place, mais venait en contrepartie avec un plafond vert de moisissure et une odeur abominable, qui émanait très certainement de l'habitant des lieux. Avec l'apocalypse, l'accès aux toilettes ou aux douches s'était fait rare.
Miranda prit sur elle pour ne pas le montrer. Elle avait besoin d'informations, et hurler que leur nouveau contact puait la mort n'aiderait pas ses affaires. Elle se contenta d'un regard de détresse tourné vers Bernard, qui s'excusa d'un haussement d'épaules. Les jumelles, elles, avaient déjà pris leurs aises. Elles s'étaient installées sur un vieux canapé pour fouiller ce qui lui sembla être un album de cartes Pokémon. Elle prit une inspiration. Qui préférait sauver ses cartes Pokémon en pleine apocalypse ?
Frédéric, de toute évidence. Sa tanière criait cosplay et animes. Les murs étaient tapissés de posters humides de personnages féminins déguisés en... tanks. Des boîtes de conserve, certaines pleines, d'autres vides, étaient entassées dans un coin. Macron les renifla et ne put retenir un haut-le-coeur, ce qui confirma à Miranda de ne pas y toucher. Elles se trouvaient devant un tas de vêtements qui semblait provenir des magasins du parc, en juger par la présence de Maya l'Abeille sur une grande partie d'entre eux. Une armoire contenait des tas de comics, soigneusement rangés, en face d'un bureau à peine perceptible tellement il était rempli de déchets. Sans doute là où il vivait le plus, en déduisit-elle. De nombreuses figurines jonchaient un espace de travail encombré au milieu duquel trônait le matériel pour faire fonctionner la radio promise par Bernard.
— Installez-vous là où vous voulez ! les encouragea Frédéric. C'est petit, mais en se serrant, on a déjà réussi à faire dormir vingt personnes ici !
Super. Cette pièce était un risque sanitaire à elle toute seule. Miranda se crispa légèrement et resta loin des murs et du canapé. Elle préférait rester debout. Leur hôte ne s'en offusqua pas et s'affala dans son fauteuil de bureau qui plia dangereusement sous l'effort. Nerveux, il attrapa un pot de cornichons vide et but le vinaigre aigre-doux d'une traite, sous le regard consterné de la jeune femme, qui se demandait sur quel individu elle avait encore eu la malchance de tomber.
— Donc... Bernard m'a dit que vous aviez perdu quelqu'un et que ma radio peut vous aider à la retrouver, c'est ça ?
— Oui, mon amie, Louise. Elle a disparu après l'éboulement d'un phare il y a quelques jours. Je ne l'ai pas trouvée dans les décombres, et j'espère qu'elle se trouve sur la route. Je sais que les chances qu'elle reçoive le message sont minces, mais je n'ai pas exactement d'autres options.
— Je vois. Eh bien... Je peux le faire, mais pas gratuitement.
Miranda sentit tous ses poils se hérisser. Par réflexe, elle attrapa le chat et lui carressa le dos pour éviter de laisser éclater sa colère. Elle prit une grande inspiration.
— Comment ça ? Qu'est-ce que vous voulez ?
— Oh, rien de très compliqué. Il y a un groupe qui vit plus loin dans le parc, près des bûches et du grand huit. Je me suis... embrouillé avec eux, et ils veulent que je parte. Convainquez-les et je vous file ma radio pour aussi longtemps que vous voulez.
— Embrouillé comment ? se méfia immédiatement la jeune femme. Vous avez fait quoi ?
— Je préfère ne pas rentrer dans les détails. Mais disons qu'ils me veulent mort. Débrouillez-vous pour m'aider, et je vous aide, c'est ma condition.
La jeune femme serra les poings. Elle n'aimait pas cette demande. Les groupes étaient dangereux. Elle ne savait pas combien ils étaient, ou pourquoi ils en voulaient à ce point à ce parfait inconnu qu'elle aurait en d'autres circonstances laissait crever sur le bord d'une route sans le moindre remord. Elle ne savait même pas si la zone avait déjà été sécurisée ! L'entrée du parc était dangereuse, quelle garantie avait-elle que le reste de la zone ne le soit pas tout autant ? Elle ne comptait pas se sacrifier stupidement pour un homme qu'elle ne connaissait que depuis cinq minutes.
— Ici, c'est la vraie vie et je ne m'appelle pas Rick Grimes. Je ne vois pas pourquoi ce serait à moi d'aller régler vos enfantillages.
— Comme vous voulez, vous n'utiliserez pas ma radio sans avoir accepté ma requête.
— Ah ouais ? Et vous comptez m'arrêter comment ?
Il me fit signe d'avancer jusqu'à son matériel. Enorgueillie, la jeune femme s'avança prudemment et étudia un moment les boutons qui composait la machine. Elle en toucha quelques uns, la radio poussa immédiatement un cri d'agonie qui fit grincer des dents tous les occupants de la pièce. Frédéric l'éteignit.
— Il n'y a que moi qui sait comment ça fonctionne. Vous voulez passer votre message, faites ce que je vous dit.
— Je ne sais même pas ce que vous avez fait, comment vous voulez que je vous aide ?
— Vous trouverez bien un moyen.
En colère, Miranda savait qu'elle était coincée. Bernard l'encouragea du regard. C'était sa décision. Elle savait qu'elle pouvait au moins compter sur lui dans cette mission. Elle ne serait pas totalement seule à la merci de parfaits inconnus. Elle pouvait le faire. Elle devait le faire.
— Très bien, souffla-t-elle. Je vais aller leur parler. Bernard ?
— Je vous accompagne, bien sûr.
— Parfait. Vous, lança-t-elle à Frédéric, vous gardez les gamines et le chat.
— Mais je suis allergique aux poils de chats...
— J'en ai rien à foutre ! Je vais risquer ma vie pour vous, c'est la moindre des choses !
Le jeune homme fit la moue, contrarié. Elle pouvait sentir le fils à papa pourri gâté d'ici, et ça ne lui plaisait vraiment pas. Vivement qu'elle termine ses tâches ici pour s'envoler vers de nouveaux horizons, elle l'espérait, avec Louise de retour. Celui là semblait déconnecté de la réalité, avec ses quêtes dignes d'un MMORPG. Elle n'était décidément pas emballée.
Miranda vérifia que son couteau était bien attaché à sa ceinture. Elle laissa son sac sur place. Aller à l'autre bout du parc et revenir ne devrait pas prendre plus d'une trentaine de minutes, elle aurait plus de mobilité sans ses affaires. Elle serait aussi certes plus exposée en cas d'attaque, mais elle était prête à courir le risque si elle pouvait gagner quelques secondes de plus si elle devait échapper, en plus des légumes, aux crétins que Frédéric avait contrarié.
Bernard parut être parvenu à la même réflexion, une simple hachette incendie attachée à la ceinture, et quelques ressources de soin dans les poches, au cas où. Il fit signe à Miranda pour lui indiquer qu'il était prêt à sortir.
La jeune femme caressa une dernière fois la tête de Macron, déjà à l'aise sur les genoux des jumelles, et suivit son compère à l'extérieur, non sans lever les yeux au ciel lorsque Frédéric croisa les bras comme un enfant à son passage et refusa de la regarder.
Retrouver l'air frais lui déplut énormément. Elle qui s'attendait à une rencontre simple et sans encombres se retrouvait encore piégée à jouer les potiches pour un mec qu'elle avait déjà du mal à supporter. Si après ça, il lui trouvait encore une autre excuse, elle n'était pas certaine de réussir à se contenir.
— Je suis vraiment navré, lui dit Bernard, alors qu'ils s'engageaient dans l'allée principale de Plopsaland. Il n'est pas comme ça d'habitude, j'ignorais qu'il demanderait un tel service. Je vous promets que même si nous n'y arrivons pas, je négocierai pour que vous puissiez passer votre message. Nous sommes trop peu nombreux aujourd'hui pour passer cette chance.
— Merci, la remercia-t-il timidement. Le type est un excentrique et il n'a pas l'air d'avoir le sens de la réalité, mais je crois votre jugement.
Il sourit et lui tapota gentiment l'épaule en signe de soutien.
Les deux survivants traversèrent la zone de Bumba le clown. Hormis des petits pois en embuscade à l'intérieur d'une roue aux nacelles en forme de montgolfières, aucun nouveau problème ne se présenta à eux. Ils rejoignirent une zone d'ambiance viking. Enfin, ce qu'il en restait. Les bassins étaient vides et moisis, couverts d'épaves de bateaux en plastiques qui faisaient sans doute autrefois la joie des enfants. Un grand rail survolait le portail, mais ce qui s'y trouvait avait disparu. Sans doute cette espèce de gigantesque bouée plantée derrière le grillage, probablement emportée par la Marée Rouge.
Ils passèrent devant et poursuivirent leur chemin, en direction d'une voie ferrée qu'ils devaient traverser pour accéder à la zone suivante. Près des rails, une enceinte diffusait une version ralentie et terrifiante du thème de Pat le Pirate, du moins son refrain, encore et encore, de manière inexpliquée.
— Voici Pat, le pirate, hip hip hourra. C'est ton grand camarade, qui vogue vers toi. Sur son vaisseau vacillant, il navigue par tous les temps. Voici Pat, voici Pat le Pirate !
Peut-être un groupe électrogène fonctionnait-il encore quelque part dans le parc et était relié à cette enceinte en particulier ? Elle songea immédiatement qu'il pouvait s'agir du second groupe, celui qu'ils cherchaient. Si Frédéric avait assez d'électricité pour faire fonctionner une radio, peut-être que d'autres points dans le parc en possédait également. Dans tous les cas, la source électrique ne devait pas se trouver très loin. Cependant, pourquoi n'auraient-ils pas débranché l'enceinte ? Le bruit pourrait attirer les légumes.
Le bruit attirait les légumes !
Miranda se figea, et se tourna dans tous les sens à la recherche de la moindre racine ou couleur inhabituelle dans les environs. Cette enceinte était un appât, pour garder les envahisseurs loin des lieux de vie. Et s'il fonctionnait, Bernard et la jeune femme venaient peut-être de foncer droit dans la gueule de la courgette. Son compagnon la regarda faire, un sourcil levé, et se demanda certainement si elle n'était pas en train de faire une syncope.
— Miranda ? Qu'est-ce que...
Elle posa une main sur sa bouche avec empressement et posa un doigt sur ses lèvres pour lui intimer de se taire. Elle venait de l'entrapercevoir, droit devant eux. Une fine racine, presque invisible, dressée le long de la route pour leur barrer l'accès. Elle savait parfaitement de quel légume il s'agissait. Le plus silencieusement possible, elle sortit son Végétodex de sa poche et l'ouvrit à la bonne page, puis le mit dans les mains de Bernard.
Sensible au mouvement et au son. Fonctionne comme une plante carnivore. Si l'on marche dans ses racines, elles vous soulève du sol et vous envoie dans le légume pour être digéré. À éviter à tout prix. /!\ TOUJOURS EN GROUPE. /!\
Elle pointa le filin au sol. L'homme écarquilla les yeux, et hocha la tête. Miranda se rapprocha d'une carte située plus haut sur le chemin et chercha un moyen de contourner. À moins de retourner à l'entrée du parc et de prendre à l'ouest, ce qui leur ferait perdre un temps précieux dont ils ne disposaient pas, il n'y avait aucune autre alternative. Elle ne se voyait pas risquer de nouveau sa vie dans Mayaland.
— Qu'est-ce qu'on fait ? chuchota Bernard. On tente de passer au-dessus ? Je ne vois qu'une racine. C'est peut-être un légume isolé ?
— Je ne sais pas, répondit-elle sur le même ton. Je ne pense pas qu'on devrait prendre le moindre risque pour ce crétin arrogant. On ferait mieux de rentrer et de trouver une autre solution. Qu'il se démerde seul avec ses problèmes ! On trouvera une autre solution pour contacter Louise.
— Miranda... C'est votre seule chance. Nous manquons trop de temps...
Elle hésita, mal à l'aise. Elle n'aimait vraiment pas cette idée. La dernière fois qu'elle avait croisé la route d'un cerfeuil tubéreux, elle avait un groupe. Cette saloperie l'avait décimé en quelques secondes. Six racines, six morts. Cet accident faisait partie des raisons pour lesquelles elle refusait de rester dans des groupes de survivants. Si on l'avait écouté à l'époque, peut-être qu'ils seraient toujours en vie.
Elle releva les yeux vers Bernard, incertaine. Il avait raison. Louise était peut-être encore dans la région avec Connor, mais pendant encore combien de temps ? S'ils tardaient, ils n'auraient peut-être plus aucun moyen de la contacter. Ils n'avaient pas le choix.
— D'accord. Suivez mes pas et faites attention. Si cette merde vous entends, elle va bouger en direction du son.
Bernard hocha la tête. Miranda s'engagea lentement en direction du légume puis passa une jambe au-dessus de la racine, qui lui arrivait au genou. Elle garda les jambes bien écartées avant de prudemment passer la seconde au-dessus du fil. Elle se retourna et prit le temps d'observer. Elle repéra deux autres racines plus loin sur le chemin, et une plus proche, qui filait entre les arbres.
Elle avança à petits pas, puis encouragea Bernard à enjamber la première racine. Ce ne fut que lorsque son visage rencontra une résistance qu'elle comprit son erreur. Bernard était plus grand d'une tête qu'elle. Elle n'avait pas levé les yeux. Son compagnon lui adressa un regard désolé, et lui lança sa machette. Elle voulut hurler, mais elle savait que si elle le faisait, elle était morte. La racine encercla rapidement le ventre de Bernard et dans un cri, il fut tiré violemment dans les buissons.
Miranda sentit toutes les racines aux alentours se mettre à bouger dans sa direction. Il avait fait du bruit. Elles se dirigeaient vers le bruit. Elles venaient pour elle.