Jeudi 14 octobre 2020, 11h35
Miranda aida Bernard à se relever et le tira vers leur entrée avec précipitation. Rageuse, l'immense racine continuait de fouetter le vide. Elle avait réussi à saisir une chaise et la frappait contre le sol et le mur avec force. Deux de ses pieds avaient déjà sauté, et des morceaux de bois volaient dans tous les sens.
La jeune femme interrogea son allié du regard, mais il lui fit signe qu'il n'avait rien de grave. Une grosse frayeur, tout au plus. Miranda se plaqua contre le mur pour essayer de voir ce qui se trouvait au bout du végétal en mouvement, en vain.
— Il y a une autre entrée ? demanda-t-elle, couteau en main.
— Pas sans contourner l'entièreté du parc, avoua Bernard.
Elle soupira. Ils ne pouvaient pas risquer de sortir dehors de nouveau. Qui sait ce qui pourrait les attendre sur la route. Elle s'approcha lentement de la racine, puis donna un grand coup dedans. Le couteau effleura à peine la surface. Elle grogna, agacée. Cette fichue plante ne voulait décidément pas se laisser faire. Bernard détacha une machette de son sac, et, avec bien plus de force, l'abattit de nouveau sur la créature. Il ne parvint pas à venir à bout du végétal, mais réussit à le faire battre en retraite et reculer dans le couloir. Miranda passa la tête dans le couloir. Elle vit la racine disparaître au bout du couloir avec précipitation.
— Restez sur vos gardes. Elle risque de revenir.
La jeune femme passa prudemment le pas de la porte et s'engagea vers leur sortie. Le légume n'avait pas explosé, ce qui était une bonne nouvelle. Elle espérait qu'il s'agisse d'un envahisseur assez simple à faire reculer, juste assez pour que leur groupe puisse passer et s'éloigner en sécurité.
Le couloir se faufilait derrière les caisses, étroit. Chaque portion de mur derrière les bureaux était décorée à l'effigie des personnages du parc. Miranda longea le panneau de Vic le Viking sur la pointe des pieds, alerte. Elle lança un regard derrière elle. Bernard avait fait passer les jumelles devant lui et fermait la marche. Rose et Blanche restèrent à l'abri derrière Miranda, prête à fuir au moindre problème. La jeune femme s'aperçut qu'ils attendaient tous qu'elle évalue la situation, se reposant entièrement sur son jugement. Elle ne se sentait pas à l'aise. Ils ne devraient pas lui faire confiance si tôt dans leur relation naissante. Ils n'étaient pas amis, à peine alliés, qu'est-ce qui n'allait pas chez eux ?
Elle mit ses préoccupations de côté et avança sans regarder derrière elle. Le dernier guichet débouchait sur un nouveau corridor qui tournait à l'angle. La jeune femme passa le haut de son visage pour s'assurer que la racine ne les attendait pas au tournant. Ce n'était pas le cas. Elle repéra du mouvement dans l'obscurité, plus loin, à quelques pas d'une porte surmonté du panneau « Sortie ». D'un geste de la main, elle appela Bernard et pointa sa découverte du doigt pour demander silencieusement s'il s'agissait de ce qu'ils cherchaient. L'homme hocha la tête.
Miranda soupira. Son plan initial était d'enjamber la racine, mais elle craignait qu'elle ne soit pas seule. Avoir un visuel sur le légume serait un plus, ainsi se décida-t-elle à avancer aussi près qu'elle le put pour essayer de regarder ce qui se trouvait dans la pièce au bout du couloir, qu'elle identifia rapidement comme les toilettes. Elle retint son souffle lorsqu'elle aperçut une peau orange boursouflée qui prenait la largeur de l'étroite pièce, puis recula à l'abri. À tâtons, elle sortit son Végétodex d'une de ses poches.
Se sert de son unique racine pour attraper ses proies et les cogne jusqu'à ce qu'elles meurent. Si racine coupée, plus de problèmes. /!\ NE PAS CONFONDRE AVEC LES CITROUILLES (plusieurs racines et très grosses).
La jeune femme soupira de soulagement. Les potirons n'étaient pas les pires, et elle avait depuis longtemps trouvé la méthode pour tromper leur vigilance. Elle saisit un vieux balai qui trainait contre le mur et le lança sur la racine qui dépassait. Par réflexe, celle-ci se replia et frappa le morceau de bois contre les portes des toilettes dans un boucan de tous les diables.
Miranda fit un signe aux autres survivants et tous sprintèrent vers la sortie, sans un regard pour l'énorme légume qui s'acharnait sur son nouveau jouet. La jeune femme attendit que tout le monde soit sorti pour refermer la porte de métal, qui ne pouvait s'ouvrir que de l'autre côté. Pas de retour en arrière possible. Pas par ici, en tout cas. Temporairement en sécurité, Miranda relâcha sa garde et observa les environs avec curiosité.
Le petit groupe venait de pénétrer une grande place dallée et encerclée par des bâtiments colorés. Ils lui rappelaient ces décors de villes clichés de dessin animé en carton, qui ne contenaient que la façade et rien derrière. Hormis une insigne représentant ce qui devait être un pseudo-restaurant italien et celle du théâtre, rien ne permettait d'affirmer qu'il s'agissait de vrais bâtiments.
En face de l'entrée, un arbre gigantesque dépassait en hauteur ce qui se trouvait autour. Sur le panneau qui annonçait le premier ensemble d'attractions du parc se dessinait une vision de pure horreur. Adossée sur le grand écriteau « Mayaland », se tenait une version terrifiante de Maya l'Abeille. Ses yeux et sa bouche avaient coulé le long du panneau, ce qui donnait l'impression qu'elle fondait et hurlait. Un de ses bras pendait, seulement retenu par une bouillie rouge-verdâtre qui lui parut d'origine végétale. À côté de l'abeille, Flip le criquet avait connu le même sort, à l'exception près que ses yeux formaient à présent deux orbites abyssales et qu'il avait pris une teinte rouge sang délavée. Son haut-de-forme avait disparu, comme s'il avait été croqué avec une partie de son crâne.
L'illustration lui rappelait de mauvais souvenirs. Dix ans plus tôt, elle avait été traumatisée par l'arrivée sur le web de cette creepy pasta, Sonic.exe. Maya l'Abeille dégageait la même aura que lui. Qui sait si une pauvre âme n'était pas piégée à l'intérieur. Elle frissonna.
— Et maintenant ? demanda Miranda, se forçant à regarder ailleurs.
— Il faut traverser Mayaland pour rejoindre la partie du parc qui se trouve derrière, répondit Bernard. L'homme qui peut nous aider se cache dans un magasin près des attractions pour les tout-petits.
Miranda n'avait aucune envie d'entrer à l'intérieur de l'antre de Maya l'Abeille, mais il n'y avait pas exactement d'autres passages. Elle emboîta le pas derrière l'homme et les jumelles. Le quinquagénaire hésita devant les deux portes qui marquaient l'entrée. L'une d'elle menait vers la boutique, l'autre vers les attractions. Bernard se décida finalement pour celle qui donnait sur les manèges.
Les deux fillettes eurent le souffle coupé devant l'étrange paysage qui se dessina devant leurs yeux. Miranda elle-même devait avouer qu'elle ne voyait pas ça tous les jours. L'immense zone ressemblait à un champ de bataille. Si la plupart des manèges se trouvaient dans leur emplacement d'origine, la Marée Rouge avait balayé contre les murs tout ce qui n'était pas attaché au sol : table de restaurants, trampolines et éléments de décor s'étaient encastrés dans les nacelles d'une grande roue en forme de fleur de tournesol. Le petit ruisseau qui traversait les différentes attractions s'était transformé en boue épaisse remplie de déchets, où nageait tristement les restes du costume de Willy. Miranda espérait que le pauvre bougre qui s'y trouvait avait eu le temps de fuir. Elle en doutait. À bien y regarder, il lui sembla que des restes de tissus restaient apparents ici et là. La vague avait frappé alors que le parc était ouvert, piégeant les milliers de personnes qui s'y trouvaient. Combien avaient péri dans les attractions ? Combien se trouvaient encore là, se décomposant ou... pire ?
La jeune femme leva les yeux vers le plafond. Sans surprise, de longues racines serpentaient entre les lustres aux formes de coquelicots. Il n'y avait au moins aucune salade prête à leur tomber dessus. Elle n'aimait pas cet endroit. Et si les légumes se tenaient en embuscade ? Elle regarda partout autour d'elle, nerveuse. Il s'agissait d'une des raisons pour lesquelles elle détestait les intérieurs. La menace apparaissait plus clairement en plein air. Ici, il y avait trop de recoins sombres, trop de cachettes qui pouvaient regorger de mille dangers.
Pour autant, cela ne parut pas déranger les fillettes. Rose et Blanche escaladaient un manège d'avions en forme d'abeilles. L'une d'elle poussa un cri d'excitation quand elle parvint à monter dans une nacelle et tira sa sœur derrière elles. Les jumelles imitèrent des bruits de combat aériens en jouant avec le volant et le levier de leur nouveau moyen de transport. Insouciantes.
Miranda détourna le regard. Elle aurait tout donné pour revenir au temps où elle avait un toit sur la tête et rien à penser d'autre que le programme Netflix qu'elle allait regarder dans la soirée ou ce qu'elle allait offrir à Louise pour la remercier de l'héberger gratuitement depuis des mois.
— Vous allez bien ? C'est votre cheville qui vous fait mal ? s'inquiéta Bernard devant son mutisme soudain.
— Je vais bien, répondit froidement la jeune femme. On peut continuer ?
Il hocha la tête, mais ne défronça pas les sourcils pour autant.
Miranda sentit une boule chaude se frotter contre ses jambes. Macron. Elle avait presque oublié que le chat les suivait. Les avaient-ils suivis lors de leur fuite plus tôt ? Elle ne se souvenait pas de l'avoir vu emprunter la même porte qu'eux. La jeune femme se baissa et porta le gros chat roux dans ses bras. Elle le serra contre elle, rassurée par son ronronnement régulier.
Les jumelles finirent par descendre du manège et les rejoindre pour qu'ils puissent continuer à avancer. La sortie se fit heureusement sans rencontrer le moindre problème. Ils arrivèrent enfin à l'arrière du parc, où ils furent accueillis par un visuel sans pareil sur une énorme carotte enfoncée dans le grand huit, plus loin dans le parc. Celle-ci, cependant, était flétrie et d'une couleur verdâtre, signe qu'il était mort. L'anneau du manège lui bloquait tout mouvement, ce qui avait dû la conduire à mourir de faim, si tant était qu'une carotte le pouvait. Ce monde était bien étrange...
Rassurée, elle emboîta le pas à Bernard, qui contournait déjà un circuit de petites voitures pour gagner une grande esplanade pour les jeunes enfants. Chaises volantes, carrousel, toupies... Les classiques des fêtes foraines encerclaient une grande tente rayée de blanc et de bleu surmontée d'un clown habillé d'une tunique jaune, Bumba. Après Maya L'Abeille démoniaque, il lui parut presque... Mignon, malgré ses yeux vides et les couleurs déteintes. Le chapiteau s'ouvrait plusieurs fois sur sa largeur et menait tour à tour sur des toilettes, une zone de spectacle, un restaurant et une boutique, celle dont parlait Bernard plus tôt en conclut la jeune femme en le voyant regarder à l'intérieur. Miranda réalisa que la tente recouvrait en vérité un bâtiment bétonné qui avait été déguisé pour ressembler au chapiteau d'un cirque. C'était la raison pour laquelle elle possédait des fenêtres qui menaient sur la boutique et le restaurant.
Bernard frappa quatre fois sur la vitre à intervalles régulier. Miranda resta à l'écart, les yeux rivés sur les allées, au cas où le bruit attirait des visiteurs indésirables. Macron se débattit dans ses bras et se percha sur son épaule, plus à l'aise. La jeune femme grogna. Le félin n'était pas exactement un poids plume. Elle se jura de le mettre au régime dès qu'ils auraient un endroit où se poser.
Un contact physique la fit sursauter. Rose venait de lui prendre la main. Miranda lui lança un regard confus et n'osa plus bouger. Elle lança un regard plein de détresse à Bernard, mais il était toujours occupé devant les vitres. La jeune femme n'avait pas l'habitude des enfants. Elle avait davantage tendance à les fuir d'ordinaire. La fillette sourit, visiblement satisfaite.
— Tu as besoin de quelque chose ? demanda Miranda, nerveuse.
— Non, répondit simplement Rose.
Miranda attendit qu'elle s'explique davantage, mais la petite fille en avait déjà terminé. Elle n'eut pas le temps de questionner plus ce soudain élan d'affection. La porte du commerce s'ouvrit.
Elle hallucina.
Un jeune homme dans un manteau rouge pimpant bariolé de pin's pimpant serra la main de Bernard, les mains dans les poches. Les cheveux aussi verts que son pantalon Hulk, il souriait, visiblement ravi de recevoir de la visite. Miranda se força à approcher malgré son envie de partir en courant loin de cet individu excentrique qui lui parut n'avoir aucune compétence de survie. Elle inspira, puis expira longuement.
— Pitié qu'il ne soit pas comme Connor, pria-t-elle à voix basse.
Bernard lui attrapa le bras et la poussa vers l'inconnu.
— C'est elle, annonça-t-il. Miranda, je te présente Frédéric, le contact dont je t'ai parlé.
— Enchantée, répondit Miranda froidement en lui tendant la main.
— Moi de même ! Moi de même ! s'enthousiasma le jeune homme en la secouant frénétiquement. Suivez-moi, suivez-moi ! C'est par là, c'est par là !
Elle sourit hypocritement. Ce n'allait pas être une partie de plaisir, n'est-ce pas ?