Samedi 16 octobre, 9 h 10
Après une longue journée de calme pour se reposer et planifier la route, Miranda se préparait à conduire le groupe de Bruce, Frédéric et les jumelles en direction de Bruges. Elle savait que le trajet ne serait pas de tout repos. À l'extérieur du studio d'enregistrement, Bruce criait des ordres aux siens, pour qu'ils vérifient les sacs et les ressources disponibles. La jeune femme se détourna et décida d'en faire de même.
Elle s'accroupit devant son havresac et commença à faire l'inventaire des réserves. Il ne restait plus grand chose : quelques boîtes de conserve, un livre, quelques gâteaux, les couverts, un paquet de mouchoirs entamé, quelques réserves de serviettes hygiéniques qui ne tarderaient pas à s'amenuiser... Suffisant pour le voyage qu'ils allaient entreprendre, mais certainement pas sur le long terme. Elle poussa un soupir. Ses plans se retrouvaient compromis par le délicat sujet de la nourriture. Même avec les ressources de Bernard, elle n'avait que deux semaines de réserve pour elle et les jumelles. Il y avait toujours les boîtes de pâtée de Macron, mais elle préférait ne pas en arriver là. Elle avait déjà eu à avaler de la nourriture pour animaux et ne souhaitait pas réitérer l'expérience. La dignité, c'était parfois tout ce qu'il restait à l'être humain.
La jeune femme réorganisa ses affaires et celles des filles, pour plus d'efficacité. Le plus lourd dans le fond, les bandages et médicaments facilement accessibles. Elle répartit les affaires de Bernard dans leurs trois sacs. Elle remplit le sien davantage pour éviter que les petites ne soient alourdies pour rien. La rapidité et l'agilité étaient leurs plus précieux atouts et devaient le rester.
Elle ferma les sacs soigneusement, et donna celui désormais inutile à Frédéric, qui n'en avait pas. Il fit la moue lorsqu'il réalisa qu'il n'hériterait pas des ressources de son ancien propriétaire, mais Miranda ne comptait pas le nourrir à ses frais. Elle allait avoir bien assez de personnes à protéger des dangers du monde extérieur ; chacun se débrouillait ensuite par ses propres moyens pour rester en vie.
Elle déposa les affaires près de la porte, puis se glissa dans la pièce du fond. Miranda les avait réveillées deux heures plus tôt, mais elles avaient eu un peu de mal à émerger après les récents événements. Rose pleurait toujours la perte de Bernard, Blanche... Blanche n'exprimait rien, ce qui commençait à inquiéter la jeune femme. Elle n'était pas psychologue, mais un tel manque d'empathie ne pouvait pas être bon pour le développement de la santé mentale de sa nouvelle protégée.
Les fillettes étaient assises sur le vieux canapé, habillées et prêtes à partir. Elles discutaient à voix basse. Macron était couché sur les genoux de Rose, qu'il ne quittait plus depuis la disparition de leur tuteur. Un sixième sens ? Peut-être. Ses doigts effleurèrent les poils roux du gros chat qui étira son cou pour se faire gratouiller là où il le voulait.
— On va se mettre en route, leur annonça-t-elle. Vous êtes prêtes ? Pas besoin d'aller aux toilettes ? On risque de ne pas pouvoir s'arrêter avant un petit moment.
Elles secouèrent la tête pour lui indiquer qu'elles avaient déjà pris leurs dispositions. Blanche fut la première à se lever. Miranda récupéra Macron et se demanda un moment comment elle allait bien pouvoir transporter la chat. Elle regarda autour d'elle avant de repérer une sacoche à bandoulière à l'extérieur, vide. Après s'être assuré auprès de son propriétaire, un des hommes de Bruce, qu'elle pouvait la prendre, elle glissa le gros matou à l'intérieur. Ça n'avait pas l'air très confortable, mais il ne se plaignit pas. Elle glissa ensuite son havresac au-dessus de sa veste et partit rejoindre les autres, rassemblés devant l'entrée.
— Vous allez vous sortir les doigts du cul ou vous comptez moisir ici ? hurla la voix mélodieuse de Bruce à la seconde où elle posa un pied dehors.
Debout sur un tas de caisses, le chef vénéré de cette bande de bras cassés semblait avoir bien des difficultés à organiser ses troupes. Ils n'étaient que douze en tout, et pourtant, le bazar qu'ils avaient mis tout autour d'eux laissait penser qu'ils étaient deux fois plus. Miranda poussa un soupir. S'ils n'étaient pas organisés, comment arriverait-elle à tous les mener à bon port ? Ils n'avaient pas le temps pour ces enfantillages !
Elle prit sur elle et aida là où elle le put, tantôt à organiser un sac, tantôt à plier une tente, dans l'espoir de gagner du temps pour partir au plus vite de ce parc de malheur. Une heure plus tard, tant bien que mal, le groupe se mit en ligne derrière elle. Miranda avait dû lever un peu la voix pour les faire obéir, mais le résultat la satisfaisait. Elle ouvrirait la voix avec Frédéric, tandis que Bruce fermerait la marche, loin, très loin d'elle qui avait tout sauf envie de lui faire la conversation. Les jumelles se tenaient au centre du groupe avec une femme enceinte et un jeune garçon, plus vulnérables, afin que les autres adultes puissent les protéger en cas de danger. Elle espéra que cette précaution suffise. Si la moitié du groupe arrivait en vie à destination, ce serait déjà une victoire.
Miranda vérifia une dernière fois le tracé du chemin pour quitter le parc. Bruce lui avait indiqué un chemin sécurisé qui contournait la zone de Maya l'Abeille. Le détour lui parut complexe, mais elle fit confiance à son acolyte pour ne pas les tuer dans les dix premières minutes de leur voyage.
La jeune femme mit deux doigts à sa bouche et siffla un grand coup pour annoncer le départ. La file mit un peu de temps à la suivre, mais finit par se mettre en marche à un rythme de croisière. Elle savait que le voyage prendrait bien plus que les dix heures prévues, peut-être un ou deux jours. Plusieurs des hommes de Bruce n'étaient pas en forme, blessés, affamés, et dans une santé morale proche du néant. Elle espéra cependant qu'ils ne tarderaient pas trop sur la route.
La sortie de Plopsaland se fit dans un silence relatif, chacun guettant les alentours pour s'assurer de ne pas être suivis par des créatures indésirables. Comme Bruce l'avait dit, le sentier était assez sécurisé et ils ne rencontrèrent aucun problème particulier jusqu'au portail principal. Miranda avertit le groupe de la présence d'un légume dans la billetterie, celle qu'elle avait emprunté à l'aller. À son grand soulagement, personne ne se fit croquer tout cru par l'envahisseur, toujours occupé à digérer le pauvre homme croisé plus tôt.
Sur le parking, l'atmosphère se détendit légèrement, mais pas Miranda. Le cimetière de voitures pouvait encore contenir bien des surprises.
— On devrait fouiller un peu pour essayer de trouver quelques ressources en plus pour la route, cria Bruce depuis le fond du convoi. Ma pintade, on peut s'arrêter dix minutes ?
Miranda leva les yeux au ciel au surnom ridicule.
— Si l'on doit s'arrêter toutes les dix minutes, on n'avancera jamais, râla-t-elle. Dix minutes, pas plus. Et faites attention !
Dans un brouhaha de tous les diables, les sacs tombèrent au sol et la troupe se dispersa aux quatre coins du parking. Miranda se contenta de rejoindre la voiture de Bernard pour s'assurer que plus rien ne s'y trouvait. Grand bien lui fût puisque, sous un siège, elle trouva une hache à incendie. Dans le coffre, elle trouva également un stock de boîtes de conserve et de l'eau. Bernard avait de toute évidence chargé la voiture en cas de départ précipité ce qui s'avérait un avantage. Elle remplit son sac et ceux des jumelles au maximum de leur capacité, puis laissa les quelques personnes qui n'étaient pas parties fouiller les environs emporter le reste des ressources.
Elle s'apprêtait à repartir quand une violente explosion retentit non loin. Le coeur de la jeune femme rata un battement, alors que toutes les personnes autour d'elles firent volte-face vers la source du bruit. Des morceaux de voiture volèrent partout autour d'eux. Mais ce n'était pas tout. Elle était accompagnée d'un geyser de purée violacée qu'elle ne connaissait que trop bien.
— Aubergine ! hurla-t-elle. Mettez-vous à l'abri !
Miranda tira les jumelles dans la voiture, et ceux qui le purent la suivirent à la hâte. Il plut des débris, de la poussière et de la moussaka autour d'eux pendant de longues secondes. Chaque « Splash ! » d'aubergine s'accompagnait d'un « Pshiiiit » désagréable à mesure que l'acide commençait à ronger aléatoirement le sol, les voitures, et malheureusement, un pauvre gars non loin d'eux qui n'avait pas réussi à se mettre à l'abri et qui se roulait désormais au sol en hurlant de douleur.
La jeune femme releva la tête, essoufflée, les deux fillettes collées contre sa poitrine. Rose tremblait de peur, les larmes aux yeux. Blanche s'agitait déjà pour se dégager, n'ayant pas apprécié ce contact physique soudain. Elle entendit aussi Macron feuler de mécontentement, écrasé par leurs trois poids dans sa sacoche trop petite. Par chance, le toit de la voiture n'avait pas fondu. Ils devaient se trouver assez loin du point d'explosion. Elle savait que c'était une mauvaise idée de s'arrêter ici ! Elle aurait dû dire quelque chose !
Lentement, elle s'extirpa du véhicule. Elle entrouvrit sa sacoche. Macron passa ses moustaches à l'extérieur. Elle lui caressa la tête pour le rassurer.
— Ne touchez pas les flaques violette, rappela-t-elle aux survivants de l'attaque.
Elle enjamba une flaque et s'accroupit près de l'homme qui avait été touché. Il respirait encore, faiblement, mais les dégâts n'étaient pas réparables. Une partie de son visage avait fondu jusqu'au crâne, et l'acide continuait à progresser.
— Je vais m'en charger, chuchota Bruce derrière elle. Va... Va voir si d'autres s'en sont tirés.
Elle hocha la tête et s'éloigna vers le site de l'explosion d'un pas prudent. Elle tomba sur un premier corps après quelques minutes, écrasé sous les décombres d'une voiture, et un autre un peu plus loin près des restes de l'aubergine, encastrée dans une voiture. Il avait dû la déclencher en ouvrant la portière. Il ne restait du corps que des jambes. Le reste avait dû être pulvérisé partout autour d'eux avec les débris. Charmant. Dans une autre voiture, elle trouva Frédéric, la femme enceinte et le garçon d'une dizaine d'années, sains et saufs, quoique fort secoués par ce qui venait de passer. La femme saignait des oreilles, mais l'ouïe ne semblait pas avoir été touchée de manière définitive. Elle s'en remettrait. Elle le devait.
Peu à peu, le groupe se retrouva à l'entrée. De douze, ils venaient de passer à neuf. Une femme avait un bras brûlé, les autres seulement quelques égratignures. Bruce était toujours accroupi à côté de l'homme défiguré par l'acide, un couteau ensanglanté à la main. Il ne bougerait plus à présent. Plus préoccupant que l'accident, une partie des sacs avaient été rongés par l'acide, détruisant une partie de leurs provisions. Miranda ne regretta pas de n'avoir pas détaché le sien de son dos.
— On devrait se remettre en route, soupira-t-elle. Cet endroit n'est pas sécurisé, plus vite on part, mieux ce sera.
Bruce hocha la tête, le regard éteint. Les survivants récupérèrent ce qui pouvait l'être dans les sacs restés à terre, tandis qu'un petit groupe enterra sommairement les cadavres sous les carcasses de voitures. Ils n'avaient pas de pelle pour les enterrer de manière plus respectueuse.
— Je suis désolée, dit Miranda au chef du groupe, la voix basse. J'aurais dû refuser que l'on s'arrête.
— Ouais, cracha Bruce. T'aurais dû.
Elle ne répondit pas et le laissa s'éloigner. Si son visage afficha une expression neutre, elle ne put retenir le pincement au cœur qui la saisit sur l'instant. Elle se détesta pour ça. Ce n'était pas de sa faute. Et pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de culpabiliser pour ce qui venait de se produire.
Quelques minutes plus tard, le groupe s'engagea sur la route dans un silence pesant. Ils n'avaient presque rien trouvé de plus dans le cimetière de voitures, si ce n'était la mort. Le monde venait de leur rappeler à quel point les querelles égoïstes étaient futiles lorsqu'il n'y avait plus personne avec qui se battre.