Jeudi 14 octobre 2020, 15 h 57
Les racines tâtonnaient le sol tout autour d'elle, à la recherche d'une nouvelle proie. Bien que la pensée était horrible, Miranda espéra que l'enlèvement de Bernard suffirait à les calmer. Parfaitement immobile, les deux mains sur la bouche pour masquer sa respiration, la jeune femme n'osait plus esquisser le moindre geste. Malgré cette protection, elle avait l'impression qu'elle allait craquer, alors qu'elle retenait les larmes, suite au choc.
Bernard hurlait, plus loin dans les buissons. Elle ne pouvait rien pour lui. Elle entendait les os craquer et le déglutissement écœurant du cerfeuil qui dévorait sa prise. Il s'apprêtait à le digérer lentement et douloureusement.
Ça finissait toujours comme ça. Miranda s'attachait, les gens disparaissaient ou se faisaient tuer, et elle devait avancer et faire avec. Le nouveau monde dans lequel elle vivait était impitoyable. Il refusait tout droit à l'erreur. Si l'on ne s'y adaptait pas, on mourrait, le plus souvent dans d'atroces souffrances.
Elle fit le vide dans sa tête, pour essayer de se calmer. Elle ne pouvait pas pleurer l'homme qui l'avait sauvé alors qu'elle risquait elle-même de ne jamais revoir Louise.
Alors que les cris de son compagnon de mésaventure s'estompaient, les racines se calmèrent progressivement et reprirent leur position initiale. Miranda patienta encore quelques secondes, avant de traverser le zone aussi vite qu'elle le pût. Elle évita les divers obstacles sur le chemin et, une fois hors de danger, se mit à courir, droit devant elle, pour s'éloigner au plus vite de ce cauchemar. Elle tomba sur les genoux, essoufflée, et laissa enfin l'émotion la submerger.
Ce n'était pas la première fois qu'elle perdait quelqu'un. Mais ça ne rendait pas la chose moins douloureuse pour autant. Elle ne pourrait même pas l'enterrer. L'homme était condamné à sûrement devenir un végétal, comme celui en pleine transformation qu'ils avaient aperçu plus tôt à l'entrée. Un sort pire que la mort. Elle se demandait parfois si les légumes savaient ce qu'ils étaient avant, ou s'ils avaient perdu toute conscience. C'était débile. S'ils avaient encore une once de conscience, ils s'auto-détruiraient, incapables de supporter ce qu'ils étaient devenus. Elle espéra que les souffrances de Bernard soient terminées pour de bon. C'était un homme bien. Il ne méritait pas une existence de tourments après tout ce qu'il avait fait pour elle.
Miranda ignorait ce qu'elle dirait aux jumelles. Devrait-elle en assumer la responsabilité à son tour ? Peut-être. Elle lui devait bien ça. La jeune femme refoula ces pensées désagréables dans un coin de son esprit. Pas maintenant. Elle avait encore une mission à accomplir.
Elle prit appui sur son genou et se redressa.
Avancer. Toujours avancer.
Une carte du parc se tenait à quelques mètres d'elle. Elle se dirigea devant le morceau de bois, et traça du doigt le chemin qu'il lui restait à parcourir. Elle ne se trouvait plus très loin. Deux chemins s'offraient à elle : celui qui menait à une espèce de grand-huit, encerclé par la forêt, et celui qui passait par la zone de Pat le Pirate, entourée d'eau. Elle n'hésita pas longtemps. Le lac lui permettrait sans doute un moment de répit, les légumes étant normalement incapables de nager, et une meilleure visibilité. Moins de mauvaises surprises. Elle agrippa la lanière de son sac-à-dos et s'engagea vers la gauche.
Comme partout ailleurs dans le parc, l'aire de Pat le pirate semblait avoir été traversée par une tornade. Les constructions de cette partie du parc étaient majoritairement constituée de bois. Les rares bâtiments encore debout avaient verdis, mais la plupart n'existaient plus. Le gigantesque bateau pirate volant, attraction phare de la zone, avait coulé dans le lac, renversé sur le côté. Elle n'imagina pas la force qui avait dû être nécessaire pour l'arracher des gigantesques poteaux métalliques qui le maintenaient d'ordinaire quelques mètres au-dessus du vide. Un autre manège, sans doute une roue de petits bateaux volants pour les enfants, avait perdu l'intégralité de ses embarcations. Elle n'en voyait aucune dans les alentours. La tour de bois qui contenait le magasin des pirates était brisée en deux. Si un tas de peluches moisies ne se trouvait pas dans ses ruines, elle n'aurait sans doute même pas deviner qu'il s'agissait d'une boutique. Entre les échardes redoutables, elle réussit à trouver quelques paquets de sucreries périmées et quelques bouteilles d'eau, qu'elle rangea précieusement dans ses affaires.
Son regard se porta sur la suite de son voyage. Deux voies étaient praticables : un pont suspendu au-dessus du lac, ou un ponton de bois à ras des flots. Aucun des deux ne lui parut vraiment engageant. Le bois semblait très humide, et sur le point de se décomposer. Elle ne savait pas non plus ce qui pouvait l'attendre dans l'eau si jamais elle chutait. Par prudence, elle se décida pour le ponton. Si elle devait tomber dans l'eau, elle préférait le faire de quelques centimètres plutôt que de quatre mètres de haut. Après tout, elle ignorait quelle était la profondeur du lac. Le ponton coupait le lac en diagonale sur son côté droit, il y avait peu de risques de se retrouver au fond si elle coulait.
Miranda testa la solidité des planches de bois du bout du pied. Hormis un grincement inquiétant, le pont ne s'effondra pas à son contact. Avec lenteur, elle se hissa dessus et avança un pied après l'autre, prenant garde de toujours vérifier que la planche devant elle pouvait tenir son poids avant de progresser.
Au milieu du chemin, cependant, les choses se compliquèrent. Elle avait remarqué que plusieurs trous avaient commencé à se former sous le sol, mais cette fois, c'était un tronçon entier du pont qui avait disparu. Il n'en restait que les fragiles supports de bois qui portaient les planches, et les cordons de sécurité de chaque côté du chemin. La jeune femme se pencha au-dessus du bord pour jauger la profondeur de l'eau. Plusieurs carpes coï, les plus grosses qu'elle n'avait jamais vu, nageaient paisiblement, proches de la surface. Elles semblaient la suivre. Elle se demanda un instant comment les poissons avaient pu survivre aussi longtemps dans l'eau vert sale, avant de se reconcentrer sur son problème actuel.
En deux grandes enjambées, elle pourrait récupérer l'autre côté du pont. Elle posa son pied sur la structure de bois. Elle trembla sous son pied, mais tint bon. Miranda prit de l'élan, puis, les bras tendus comme une équilibriste, jeta sa deuxième jambe en avant, sur une autre poutre, un gros mètre plus loin. Elle battit des bras un instant pour ne pas tomber, mais finit par trouver une position stable. Il ne restait qu'à rabattre le pied de derrière sur les planches devant elle, si possible sans tomber.
Avec force, elle poussa sur sa cheville encore sensible et atteignit l'autre côté. La planche salutaire s'affaissa brutalement, entraînant la jeune femme à sa suite. Miranda tenta de se rattraper tant bien que mal, mais son corps fut entraîné vers l'avant et elle tomba à plat ventre dans le lac, faisant fuir toutes les carpes dans un concert de battements de queues affolés. L'eau froide tétanisa tous ses muscles, mais heureusement, ce n'était pas profond. Assise dans la boue, elle cracha l'eau sale de ses poumons et se redressa, les vêtements détrempés. Elle insulta la planche, les poissons, la boue et l'eau avant de se relever et de se traîner jusqu'à la berge en bougonnant.
Elle prit quelques secondes pour essorer ses vêtements, dans l'espoir que cela suffise à ne pas attraper la mort. Peine perdue. Elle était noyée, et le vent froid d'automne n'aidait pas à se réchauffer. Elle serra ses bras contre elle, puis se força à continuer d'avancer. L'homme qui l'avait envoyé dans cet enfer allait l'entendre à son retour. Ce n'était qu'un stupide parc d'attractions, comment pouvait-il arriver si peu d'emmerdes en si peu de temps dans un lieu qui avait été sécurisé pour des enfants ? Elle crevait d'envie de hurler de rage.
La sortie du pont suspendu la nargua alors qu'elle poursuivait son périple vers l'ouest dans un « splouch splouch » désagréable de ses chaussures sur le sol coulé. Elle passa près d'un gigantesque champignon rouge, annonciateur de la zone suivante.
Alors qu'elle tournait à l'angle de la rue, son regard fut immédiatement attiré par un costume de gnome, écartelé par quatre racines mortes contre un plan du parc. Le pauvre homme qui y était piégé était dans un état de décomposition avancé. Sa peau avait noirci et plusieurs lambeaux de chair étaient tombés, révélant les os et muscles en-dessous. S'il ne s'était pas transformé, il devait être l'une des victimes collatérales de la Marée Rouge, sans doute tué par autre chose. À sa cage thoracique défoncée, elle misa sur quelque chose de lourd. Comme quoi, même les mascottes mal payées des parcs d'attraction n'avaient pu échapper à un sort funeste. Elle eut une pensée émue pour Mickey Mouse. Avait-il été contraint de tenir son rôle jusqu'au bout malgré l'énorme tomate-météorite en train de s'écraser au sol ? Un petit sourire naquit sur son visage en l'imaginant pousser les enfants sur son passage en hurlant des insultes. Pauvre homme.
Miranda laissa le cadavre à sa place . Elle se dirigea d'un pas méfiant vers l'aire de Plop le lutin. La bonne nouvelle était qu'elle avait désormais en visuel le grand huit dont lui avait parlé Freddy, derrière une grande rangée d'arbres. La moins bonne était qu'entre elle et sa cible se tenait des dizaines de petits pois de la taille d'un berger allemand, planqués entre les pittoresques chaumières champignons. La jeune femme préféra ne pas tenter le diable une nouvelle fois. Un chemin montait vers le nord avant de tourner vers la destination voulue. Dégagé, il lui parut beaucoup plus sécurisé.
Toujours sur ses gardes, elles remonta la route furtivement. Si elle approchait de la destination, elle se doutait bien qu'elle finirait par tomber sur de l'activité humaine. Sa main se glissa sur le couteau à sa ceinture et ne le quitta plus, prête à dégainer à la moindre interférence suspecte. Elle s'arrêta à l'intersection. Toujours camouflée par la végétation, elle prit quelques secondes pour observer les environs.
Des barricades de fortune encadraient ce qui lui parut être une zone médiévale. Le grand huit qu'on lui avait signalé s'y trouvait, ainsi que les bûches flottantes, disposées en hauteur autour d'une montagne artificielle qui lui parut immédiatement fort utile pour faire le guet. Elle y repéra par ailleurs deux silhouettes, sans savoir s'il s'agissait d'un effet d'ombres ou de personnes. Elle misa sur la seconde option, bien qu'elle ne l'arrangeât pas. Ils la verraient venir de loin. Elle devrait leur parler à un moment ou un autre de toute manière, mais elle aurait préféré avoir l'ascendant sur la situation, au cas où quelque chose tournait mal.
Elle longea les arbres aussi longtemps qu'elle le put pour ne pas être repéré, et s'arrêta à seulement quelques mètres de l'entrée de forturne. Derrière les barrières faites de morceaux de diverses attractions, elle compta au moins cinq hommes. Elle entendait également deux voix féminines non loin. Avec les deux hommes qu'elle voyait maintenant clairement sur la montagne, ça faisait neuf personnes. Elle n'avait pas rencontré de groupes aussi large depuis un moment.
— Pose ton couteau.
Miranda se figea au contact d'une lame sur sa nuque. Elle décrocha le couteau de sa ceinture et le posa lentement sur le sol. Une botte noire l'envoya valser sur plusieurs mètres, hors d'atteinte. Elle leva les mains en l'air pour montrer qu'elle était pacifiste et, lentement, se retourna vers l'inconnu.
Un homme d'une quarantaine d'années au long cheveux noir, barbu, la dévisagea de haut en bas. Miranda sentit son sang se glacer, yeux dans les yeux avec cet étranger qui n'en était pas un.
— Eh bah ça, si je l'aurais crû, se moqua-t-il. Tu t'es perdue en chemin, petite hirondelle ? Ou tu es juste stupide ?
Miranda jeta un regard paniqué à son couteau. Dans un cri de rage, elle se jeta sur lui et le poussa à terre, avant de courir vers son arme. Deux mains agrippèrent sa cheville et la ramenèrent sur le sol. Avant qu'elle ne puisse esquisser un autre geste, deux hommes accoururent et lui plaquèrent les mains derrière le dos. Une corde rêche entrava ses poignets, alors qu'elle se débattait furieusement. Les deux hommes la relevèrent.
L'étranger lui sourit et attrapa son menton.
— Te voilà dans de beaux draps, poupée. Mais comme je suis d'humeur généreuse, je t'invite.
Il fit un geste de main théâtral vers l'entrée grande ouverte. Miranda se débattit de toutes ses forces.
— Je vais te tuer ! hurla-t-elle. Je vais te tuer, Bruce !