L'eau coule depuis un moment. Bras croisés contre le mur, je tente de garder mon objectivité, mais un million de pensées contradictoires tournent en boucle dans ma tête. Mes émotions m'aveuglent et me font dévier de ma trajectoire.
Keira m'a laissé vingt-trois SMS, cinq messages vocaux et j'ai douze appels manqués. J'entends déjà ses remontrances et ses moqueries. Moi soigner un ennemi, après avoir juré de l'utiliser comme un vulgaire objet... Je commence à douter de qui est en mesure d'hypnotiser l'autre.
Mon imagination prend le relais. Dans mon esprit, je le vois nu sous la douche. Ses mains parcourent son corps magnifique pour faire mousser le savon sur sa peau de porcelaine. La vision brève de son torse, que j'ai entrevu avant qu'il ne se couvre avec sa soutane, me revient en tête. Non, je ne dois pas y penser, je ne dois pas...
― Matthew ?
Je sursaute, sorti de ma bulle, et me râcle la gorge.
― Présent.
William sort un bout de nez dans l'encadrement de la porte et garde un silence songeur tout en me contemplant. Il est en train d'analyser les risques à me faire confiance et à me laisser le toucher, je le lis dans son regard. Je n'ai pas bu de sang depuis mon retour ni couché avec quelqu'un depuis des mois. Vu mon attirance pour lui et la frustration que j'ai accumulée ces derniers jours, soigner ses blessures sanguinolentes est totalement...
― Si vous dérapez...
― Je ne déraperai pas.
... Inconscient. Voire dangereux. J'entre dans la salle de bain et le découvre torse nu, la peau encore ruisselante. Un long drap de bain blanc est enroulé autour de sa taille et pend jusqu'à ses chevilles. Il se détourne avec une moue soucieuse dès qu'il voit mon regard s'attarder sur son corps. Il a beau me laisser faire, je peux sentir sa peur à plein nez. Et je le comprends. Il me présente son dos à contrecœur.
― Allez-y.
Je me lave les mains, puis sors de ma poche la fiole de gel cicatrisant dans laquelle j'ai ajouté ma propre salive, il y a trois minutes. Sans morsure, elle ne le stimulera pas sexuellement, mais fera office d'anesthésiant, en plus de ses propriétés curatives. Il en a bien besoin.
Je me suis fait flageller par des Français pour avoir joué les Robin des bois contre des nobles, dans les années 1600, je connais bien le fouet – les crochets de métal aux lanières en plus. Je dépose avec précaution le gel sur ses lacérations. Ses muscles se crispent. Son visage est pourtant impassible en ma présence, il dissimule la douleur à la perfection.
J'en profite pour effleurer sa peau. Douce et veloutée, comme je l'imaginais. Je me lèche les lèvres, mon cœur s'accélère. Le plus prudent serait de m'arrêter là et de quitter la salle de bain. Mais je ne peux pas. L'attraction qu'il exerce sur moi me cloue sur place. De plus, que penserait-il de moi si je partais maintenant ? Un obsédé incapable de soigner quelqu'un sans vouloir lui sauter dessus, voilà ce qu'il penserait.
Je me délecte de l'odeur alléchante de son sang. Une saveur envoûtante et obsédante. Le goût de notre ennemi de toujours, associé à mon désir pour lui, me rend fou. J'aurais dû me nourrir avant de venir, j'aurais vraiment dû me nourrir... Chaque geste est une torture. Mais le pire est cette haine viscérale qui me hurle de céder à mes instincts. Ma rancœur éternelle contre les hommes de foi mène une lutte féroce contre ma conscience.
Il est à ma merci et vulnérable. Nu. Son cou m'est offert, il est prêt à être mordu. Je n'ai pas besoin de regarder mon pantalon pour savoir que mon érection est visible. S'il se retournait, elle le ferait fuir à coup sûr.
Le gel est étalé, mais mes doigts coulent sur sa peau en direction de son épaule. Il frissonne. Je me mords la lèvre. Ma raison s'affaiblit face à l'appel de son sang. Ne pas céder, ne pas céder.
― Matthew...
Son prénom dans sa bouche, dans cette situation... Je serre les dents. La pointe de mes canines commence à s'allonger malgré moi.
― Oui.
Le calme dans ma voix camoufle à merveille mon ouragan intérieur.
― Je me sens... étrange.
La houle de mes pensées s'interrompt brusquement.
― Etrange ? C'est-à-dire ?
― Ce gel, qu'est-ce qu'il y a dedans ?
― Je vous l'ai dit, de la salive de vampire. Pour cicatriser et anesthésier.
― Anesthésier ? J'ai plutôt le cerveau s'embrume et le cœur qui s'accélère.
Il ferme les yeux et prend de profondes inspirations. La chaleur de son corps augmente sous mes doigts. Serait-il... hypersensible à notre salive ? Cette pensée me rend fou et décuple le désir.
Mes fantasmes s'emballent. Le savoir aussi réactif renforce mon obsession de le faire mien. Mais je réalise que je ne veux pas seulement le boire et posséder son corps. Je veux le voir frémir de plaisir entre mes bras, pas le voir souffrir. Je veux le faire crier en pleine extase, que ses larmes proviennent d'un orgasme trop puissant pour être contenu, et pas de la douleur. Je veux qu'il jouisse en prononçant mon nom, accroché à moi comme un naufragé en perdition. Goûter son sperme en fixant son visage empourpré et plonger dans son regard fiévreux.
Je le veux tout entier. Atteindre cette fusion sans limites et sans concessions. Il s'abandonnerait corps et âme à l'unique vampire qu'il aurait jamais désiré dans son monde de dévots. Je serais le seul à l'avoir touché, le seul à qui il s'offrirait de lui-même. Je veux nouer avec lui ce lien incomparable. Mais pour décrocher ce rêve, je ne dois pas le mordre aujourd'hui, ni le brusquer ou lui faire de mal.
― Matthew, qu'est-ce que... dites-moi qu'est-ce que...
Ses jambes flageolent et il s'appuie contre l'évier. Je baisse les yeux sur mon érection et peste en moi-même. S'il voit ça... Concentre-toi, Matthew, concentre-toi, tu ne dois pas merder !
― C'est peut-être...
― Dire que j'ai cru que c'était pour me soigner, halète-t-il. Quel idiot naïf j'ai été.
― Ça l'est ! William, c'est... je ne pensais pas que vous auriez été si sensible, ce genre d'effets n'arrive que dans le cadre d'une morsure, normalement. Vous le savez, la salive est utilisée pour la cicatrisation des humains.
― A faible dose. Combien y en a-t-il, dans ce flacon ?
Hmm, OK, peut-être un peu trop pour la réactivité de son corps. Il pousse de petits soupirs brûlants, beaucoup trop érotiques à mon goût. Sa serviette, sans doute tirée en avant par une érection, a glissé du creux de ses reins et expose la naissance de ses fesses. Je dois partir d'ici, tout de suite. Je fais volte-face et me dirige vers la porte.
― Que faites-vous ?
― Je vous laisse vous calmer tout seul. Je ne veux pas... faire d'erreur dans ces conditions.
Il semble surpris par ma réponse.
― Ne vous en faites pas, les effets ne dureront pas longtemps.
Du moins, je l'espère... Je me retourne dans l'encadrement de la porte lorsque je l'entends se laisser glisser au sol. Il est à genoux, recroquevillé sur lui-même, le souffle court et le regard fiévreux, alangui. Cette vision me navre moins qu'elle m'excite. Au comble de la frustration, mes doigts pétrissent la poignée et je claque la porte presque à la faire sauter de ses gonds. Je suis en train de devenir cinglé. Mes émotions dirigent et une tempête de flammes déferle en moi.
Grâce à mon ouïe fine, je perçois ses soupirs. Il est en train de se masturber... Je me plaque contre le mur tout près de la porte, empoigne mon érection douloureuse par-dessus mon pantalon et écoute ses petits gémissements de bien-être. Ma salive... ma salive l'a excité au point qu'il soit obligé de se soulager dans l'urgence. Je suis incapable de résister à ça.
Je baisse ma braguette, fourre ma main dans mon boxer et libère mon sexe pour me branler, paupières closes, tout en l'imaginant allongé devant moi, les cuisses écartées. Nous nous caressons en même temps, les yeux dans les yeux, et j'insère mes doigts entre ses fesses jusqu'à le faire couiner. Sa voix langoureuse accompagne mon fantasme.
En l'entendant monter vers l'orgasme, je me vois retirer mes doigts et enfoncer ma queue dans son petit trou. Son corps se raidit. Il crie son plaisir, prononce mon nom alors que je plonge en lui, agrippé à ses hanches, et je le baise par de profonds va-et-vient. En quelques mouvements, dans la réalité comme dans le rêve, il jouit grâce à moi et je lâche mon sperme en lui dans le concerto obscène de ses gémissements.
Je rouvre les yeux, le cœur rapide et la main visqueuse. Bordel... Je reprends mon souffle. Un passage aux WC s'impose ou je m'afficherai à nouveau comme un immonde pervers.
Après quelques minutes, apaisé et nettoyé, je reviens et il sort de la salle de bain, le visage rougi par la honte. Je m'efforce de rester le plus neutre possible.
― Votre dos, comment ça va ?
― Je n'ai plus mal, répond-il sans oser me regarder. Merci.
― N'hésitez pas à utiliser le reste du flacon, je vous l'ai laissé sur l'évier.
Il acquiesce, reconnaissant, mais fuyant.
― J'espère que vous ne m'en voulez pas trop pour...
― Pour rien du tout, m'interrompt-il, les joues rosies, ce moment n'a jamais existé.
Je hoche la tête dans une moue respectueuse. Je rêve de le prendre dans mes bras et de l'embrasser dans une étreinte réconfortante. J'ai envie de le voir se lover contre moi, qu'il me laisse entrer dans son intimité. Mon cœur se comprime. Je ne connais que trop bien ces ressentis. Comment puis-je m'attacher à lui ? Alors que je nourris tant de haine envers ce qu'il est et ce qu'il représente ?
― Vous pouvez rentrer, Matthew.
Il reste une chose que je dois savoir.
― Avez-vous rencontré des vampires, cette nuit ?
Ma franchise le prend au dépourvu. Sa mâchoire se contracte le temps d'une seconde. Touché.
― Que vous ont-ils fait ?
― Rien. S'il vous plaît, rentrez, maintenant.
Je me fais violence pour ne pas insister et le laisse retourner à sa chambre pour s'habiller. Il va être l'heure d'ouvrir les portes de l'église. L'heure aussi pour moi de régler des comptes.