PDV Matthew
Je gare ma 812 GTS, fraîchement ramenée avec moi de Milan, sur le gravier de la maison que je n'ai pas revue depuis plus de quarante ans. Je claque la portière, fourre les mains dans mes poches et admire les beaux rondins clairs des façades en bois.
Ma douce grande sœur a enfin retapé l'habitation pour en faire un charmant chalet de luxe, comme elle l'a toujours voulu, à la lisière de notre chère forêt de Epping – pour peu qu'elle nous appartienne toujours.
Je ne sais pas comment a évolué la mentalité de la ville, mais pour m'appeler à la rescousse sans m'avoir vu depuis quatre décennies, Keira doit avoir de sacrées bonnes raisons.
Je replace sur le côté les longues mèches sur mon front d'un mouvement de main et brandis un panettone en ouvrant la porte, un grand sourire aux lèvres. Chaque fois que je reviens d'un pays, je lui rapporte une gourmandise.
― Buongiorno, mia cara sorella ("bonjour ma chère soeur"), chantonné-je d'une voix sonore.
Je l'entends descendre à toute vitesse des escaliers. Je referme la porte et la découvre face à moi. Ses yeux en amande se plantent dans les miens lorsqu'elle s'arrête en bas des marches. laissant pendre sur ses épaules des pointes au cuivré délavé.
― On avait dit treize heures. Il est presque dix-huit heures, Nightingall.
― Je sais, je sais, mais regarde ça, fais-je en lui montrant le gâteau.
― J'avais fait un soufflé, un putain de soufflé aux champignons ! Et il est retombé !
Je reste muet de stupeur.
― Toi ? Un soufflé aux champignons ?
J'éclate de rire.
― Quoi ? Je fais un régime, putain ! Continue à rire et j'te renvoie en Italie avec ton panettone dans le cul !
― Un régime ? T'es toujours aussi svelte que la dernière fois que je t'ai vue, arrête un peu.
― Tssk... Les mecs sont vraiment inutiles, fait-elle en levant les yeux au ciel. Et c'est quoi, ça ?
Elle désigne mon piercing au tragus gauche, celui à l'hélix droit et les deux anneaux noirs à mes lobes.
― Un petit souvenir d'une amie, quand j'étais à Vienne.
Elle affiche un air dépité face à mon air malicieux, comprenant que j'évoque l'une de mes nombreuses conquêtes. Son attention se reporte sur le panettone. Elle hésite un instant, contrariée, puis me l'arrache finalement des mains et déchire le paquet pour en manger un bout.
― T'es pas censée être au rég...
― Tu te tais ! lance-t-elle, l'index menaçant. Ou je te jure que...
Je me pince les lèvres et lève les mains en l'air. Ma douce grande sœur m'avait manqué. Mon regard se balade dans la maison alors qu'elle part s'écraser sur le canapé, jambes écartées, pour grignoter de nouveaux bouts de gâteau.
De nombreuses et immenses baies vitrées, des fourrures blanches jetées sur les canapés et un insert qui réchauffe la grande pièce de vie par des flammes soyeuses. Une ambiance cosy, tranchée par des éléments de déco rock, à l'image de Keira. Je souris en remarquant la guitare Antonio De Torres accrochée au mur. Une pièce rare que je lui ai ramenée en 1882 de mon premier voyage en Espagne. Elle déchiquetterait quiconque s'en approcherait de trop près.
― La maison est magnifique, Keira.
― Hmm. Trop mignon à mon goût, mais en hiver, c'est douillet.
― Pour la forêt, elle est toujours à nous ou bien...
― On a failli perdre le domaine, y'a quelques années. Mais le maire, Ben Campbell, nous a permis de la garder. Et puis, c'est notre Q.G. Pas question que ces connards d'écolos d'mes deux nous le retirent. Tout ça pour que des morveux y marchent avec leurs sales petits pieds d'humains et y accrochent des sculptures d'insectes métalliques ignobles pour un projet scolaire, ou j'sais pas quoi. J't'en ferais d'la pâté pour chiens moi, d'ces hippies, grommèle-t-elle.
― Rien de neuf au paradis, je constate, dis-je en m'asseyant dans un sourire. Qu'est-ce qu'il se passe de si grave ?
Elle essuie les et dépose le panettone sur la table basse en verre avant de prendre appui sur ses genoux, redevenue très sérieuse.
― Les nôtres se font tuer dans les rues de Londres. On essaie de trouver le connard à l'origine de ces meurtres, mais on rame depuis des années. Il nous pourrit la vie, c'est un calvaire.
― Mmh, et c'est tout ?
― Le connard en question, c'est un prêtre.
Je hausse les sourcils vers elle, soudain très intéressé par son histoire.
― Continue.
― On le surnomme le Stratège. Il dirige un groupe de chasseurs qui est soutenu par le Vatican. Les vampires qui sont tués sont accusés de meurtres sur des humains, c'est vrai, mais ils sont généralement innocentés par la police avant d'être relâchés. Et puis, même s'ils sont coupables, tu connais la situation des vampires à Londres.
― Beaucoup sont sans-abris.
― Ouais. Enfin bref, ce fameux prêtre, c'est lui qui organise tout. Mais il planifie pas juste les attaques, il essaie aussi de démonter notre trafic de sang et, aux dernières nouvelles, il cherche même des infos sur le maire pour le faire tomber. Sauf que si Campbell tombe, on perd nos alliances politiques et c'est O'Connor, l'anti vampires, qui prendra sa place. Autant te dire qu'il va tous nous faire vivre l'enfer.
― Ce serait la merde pour se nourrir, je suppose.
― Et on sait tous c'que ça donne quand c'est la merde pour se nourrir... ajoute-t-elle avec inquiétude. Faut pas que O'Connor arrive au pouvoir, Mat'. S'il réduit nos subventions et nos magasins de sang, les vampires pèteront un plomb et Londres sombrera dans l'anarchie.
― Faut dire que vous en êtes déjà pas loin, vu ce qu'on voit dans les médias, à l'étranger. J'me trompe ?
Elle lâche un souffle agacé.
― Ouais... on a une sale image depuis que Campbell cumule les mandats. En fait, il nous couvre, mais, à côté, il va trop loin pour les pots-de-vin et s'allie à des mecs indéfendables au sein même du gouvernement.
― Du genre ?
― Du genre abuseurs toutes catégories, si tu vois ce que j'veux dire.
J'étale les bras le long du canapé et la fixe, abasourdi.
― Woah. Et c'est ce gars qui couvre vos trafics ?
― Crois pas que ça me réjouisse. C'est pactiser avec le Diable pour survivre. Mais on a pas assez de sang. Que ce soit pour les familles pauvres, nos sans-abris – qui se font tabasser par les humains – ou les gosses dans les orphelinats, les vampires crèvent de faim. Et nous, on sait mieux que personne comment sont traités les jeunes, là-bas...
Je hoche la tête avec un air navré.
― Et y'a aucun milliardaire pour donner des fonds, parmi les nôtres ?
― Humains, vampires... on est tous les mêmes enfoirés d'égoïstes. Ces types ont aucun intérêt à filer leurs tunes à des gamins qui sont pas les leurs. Les seules qui agissent ce sont les assos où je vais sur mon temps libre, avec quelques humains altruistes.
Je me pince l'arête du nez.
― En gros, soit on laisse mourir les plus faibles, soit on laisse des gens se faire torturer... Quel choix.
Elle baisse la tête. Un long silence retombe.
― J'étais bien, à Rome, ronchonné-je. Tu fais chier.
― Si on stoppe pas ce prêtre, y'aura beaucoup plus de victimes, à commencer par les nôtres.
― Peut-être que ce serait pas mal de calmer les attaques des vampires pour commencer, non ? Parce que si des meurtriers sont relâchés à la chaîne, ça doit pas mal énerver ce curé. Et dans pas longtemps, c'est le Vatican qui va réagir – déjà que Londres est remplie d'églises... Tout ce que vous voulez pas avoir, c'est une nouvelle guerre avec eux.
― Ces types sont incontrôlables, Mat ! Y'a de tout : entre les sans-abris qui en ont marre, les trafiquants, des jeunes qui ont pas d'autre choix que d'intégrer tout un groupe d'antis humains pour survivre... ou alors des gangs que Scotland Yard peut pas coincer car ils ont la main bien graissée. Ou bien des psychopathes sortis de nulle part.
Je me frotte le visage et siffle entre mes dents. Dire que je commençais à m'ennuyer, en Italie. Je me lève pour aller ouvrir le buffet près de la table à manger et en ressors une coupe de vin ainsi qu'une bouteille de Château Haut Brion que j'avais laissée avant de partir en Europe. Ce monde ne me surprend plus, mais il me fatigue toujours autant.
Quels que soient mes choix, ils pencheront vers un opposé ou un autre. La politique ne se gère plus comme autrefois et mes services passés à la couronne ne me servent plus à rien, dans cette histoire, le roi ayant choisi la neutralité pour ne pas se mettre le Vatican à dos face à un peuple divisé.
Je remplis mon verre et me rassois, un bras le long du canapé, pour regarder la nuit hanter les bois à travers la baie vitrée.
― Tu vas trouver et éliminer ce prêtre, hein, Mat' ? Je sais que t'es le meilleur pour ça, t'es le seul à pouvoir le choper. Si tu ne le fais pas, ce sont tous les Londoniens qui en paieront le prix...
Je hume les effluves gourmandes du grand cru et le fais tourner dans mon verre.
― Je hais ce monde. Trop égoïste pour sa propre survie. Et ensuite, les gens pleurent en se retrouvant face aux conséquences de leurs actes, déploré-je, ennuyé. Mais tu sais ce que je hais par-dessus tout, c'est bien pour ça que tu m'as appelé...
Du coin de l'œil, j'aperçois un sourire soulagé étirer ses lèvres. Je bois une gorgée de vin et ferme les yeux avec une moue délectée.
― La chasse est ouverte.