Plus je me rapproche de l'église, plus la pluie s'intensifie. Mon long manteau prend l'eau et commence à peser, chaque pas devient lourd. Heureusement, je peux redéposer mes armes à Blessing Faith. Je me verrais mal justifier le port de cinq armes différentes, lors d'un contrôle de police.
La première fois, c'est mon air angélique, l'insécurité ambiante et le fait que je sois un tout jeune prêtre qui m'avaient sauvé la mise lorsqu'un officier m'avait interpelé et surpris avec un couteau fraîchement essuyé. Au retour, mon mentor m'avait houspillé. Je ne suis pas sûr qu'un arsenal digne de James Bond soit très apprécié par Scotland Yard, aujourd'hui.
Un nouveau souffle glacé me traverse. Le froid file sur ma nuque et s'infiltre sous mes vêtements à la manière d'un serpent. Je me fige, pris du même sentiment de panique qu'à l'aller. Cette fois, je ne rêve pas. Mon vêtement s'est bien soulevé autour de moi.
Un mauvais pressentiment me submerge et fait s'emballer mon cœur. A mon grand malheur, mon instinct ne se trompe jamais. Je presse le pas, l'oreille basse et les doigts agrippés à ma capuche. Je dois rentrer, vite. C'est la seule pensée qui m'obsède. Encore quelques minutes et...
« William. »
Je freine brusquement. La même voix fantomatique. Mais, cette fois, elle n'est pas dans ma tête.
Je relève lentement le nez et me pétrifie : devant moi, au milieu de la rue déserte, une silhouette noire de plus de deux mètres. Des yeux blancs aussi hypnotiques que terrifiants perforent son visage sans traits et de longs cheveux fileux flottent autour d'elle, comme possédant leur propre gravité. Un être tout droit sorti d'un conte horrifique. La pluie ne l'effleure même pas.
« Qu'as-tu fait, William... »
Je baisse mon cache-col.
― Q-qui êtes-vous ? m'écrié-je d'une voix forte.
Il survole le sol en ma direction. Les contours de son corps semblent impalpables.
« Je suis celui qui rétabli l'équilibre. C'est à ton tour de payer le prix. »
Un sourire fend son visage en deux. L'équilibre ? Non... Dieu m'aurait-il maudit, après le meurtre du jeune vampire ?
Mon sang se glace. Ma conscience me hurle que je mérite de souffrir, que je ne suis qu'un immonde pécheur ; en plus d'être un assassin, j'ai tué un jeune adolescent sans lui avoir offert de seconde chance en ce monde. Mais ma raison m'ordonne de fuir cette chose venue des enfers, car ma cause est juste.
Personne ne rend justice aux victimes, à Londres, personne ne protège les citoyens de ces vampires qui tuent et violentent nos citoyens. Quelqu'un doit s'en charger. Sur approbation de l'Ordre, j'ai endossé seul ce rôle pour préserver les âmes de mes collègues.
Que Dieu me tourmente pour mes crimes, j'assumerai cette mission jusqu'à ce que la mort m'arrête. Car nous n'avons pas d'autre choix pour survivre.
Je recule lentement et il s'avance vers moi.
« William, tu ne peux pas fuir... »
― Que veux-tu de moi ? Qu'attend Dieu de moi ?
Son sourire s'élargit. Il s'évanouit sous mes yeux et se retrouve l'instant d'après dans mon dos. Ma respiration se coupe. Il est là, tout près de moi... Un frisson me traverse de la tête aux pieds. Ses longs doigts glissent sur mes épaules et ses griffes s'enfoncent progressivement dans mon vêtement.
« Dieu veut que tu aies mal. »
Je ferme les yeux. Donc, c'est bien ça...
Lorsque ses ongles traversent le tissu renforcé pour se planter dans mes épaules, l'adrénaline me propulse en avant et je cours à en perdre haleine vers Saint Edward. L'eau gicle sous mes bottes et la pluie frappe mes joues alors que je cours entre les pâtés de maison. Il n'y a plus d'espoir pour moi, plus de rédemption. Un prêtre maudit par les cieux.
Je dévale les escaliers trempés à vive allure, ma main tremblante filant sur la rambarde. Arrivé entre deux niveaux, je me retourne vers lui. Les rues désertes, le néant de la nuit. Je reprends ma route sans perdre un instant.
Mon pied glisse sur une marche humide. Je tombe sur le flanc et roule jusqu'en bas de l'escaliers. Les côtes et les articulations endolories, je me redresse avec peine sur le béton. Du sang coule de mon visage et se mêle aux flaques sur les pavés. Je me relève rapidement, mais trébuche dans une grimace. Ma cheville me fait atrocement souffrir.
Un rire fait écho autour de moi, puis une chose souffle dans mes cheveux. Mes yeux s'agrandissent, l'horreur me saisit à la gorge. Mon regard s'allonge à cinquante mètres devant moi et se focalise sur l'église. Je dois y arriver, je le dois.
Je clopine du plus vite que je le peux. Ne regarde pas derrière toi, ne regarde pas derrière toi. Plus les portes se rapprochent, plus mon rythme cardiaque accélère. La sueur coule sur mon front. J'y suis presque ! Lorsqu'il ne me reste que quelques foulées avant d'atteindre le seuil, une force invisible me fait déraper et je m'étale à plat ventre. Ma respiration se coupe. D'un coup, je suis tiré un mètre en arrière.
― Non !
On me retourne sur le dos et je ferme les yeux pour ne pas affronter ces yeux vides, reflets des abysses. Une voix inhumaine résonne entre mes tempes.
« William... »
― Laissez-moi !
Le souffle gelé s'infiltre sous mes vêtements et des doigts griffus se referment autour de ma cheville blessée. Je hurle en sentant une brûlure atroce sur mon mollet.
« Dieu t'a offert à moi, William. Sens moi en toi... »
Un grand fracas de portes. La voix du père Thomas retentit derrière moi et ses cris font écho. Il profère des menaces divines à l'encontre de l'ennemi et récite des versets bibliques d'une voix forte. Le monstre se retire de ma peau dans un courant d'air froid et relâche son emprise sur ma jambe, accentuant une dernière fois la douleur par pur plaisir.
Je serre les dents pour ne pas hurler, mais un gémissement sonore m'échappe.
« William... je vais revenir... »
Ces mots me glacent le sang. Je rouvre les yeux et aperçois un tissu d'ombres veloutées qui file dans la nuit. Père Thomas se jette à mes pieds et m'aide à me relever d'un bras dans sous l'aisselle.
― William ! Est-ce que ça va ?
Je baisse la tête et sens la fraîcheur du sang sur mon mollet. Père Thomas ne doit pas voir de marque sur moi.
― Il t'a blessé ? s'inquiète-t-il.
Je déglutis.
― Tout va bien. Je me suis fait mal à la cheville droite en tombant, je vais aller me soigner. Merci mon père.
Avec son soutien, nous nous dirigeons ensemble vers l'église. Sur le seuil, lorsque les portes s'ouvrent et que la chaleur du bâtiment enveloppe déjà mon corps, je me retourne vers l'extérieur et me pétrifie. En haut des escaliers, la silhouette noire du démon. Ses petits yeux blancs luisent dans la nuit. L'instant d'après, il se désagrège en lambeaux dans les airs. Je frissonne.
― « L'Eternel te gardera de tout mal, il gardera ta vie », me récite père Thomas en guise de réconfort.
Je baisse les yeux, le cœur lourd. Dieu m'a maudit le jour où j'ai rencontré la mort pour la première fois.