Je descends de l'estrade après mon sermon aux alentours de dix heures trente. De l'espoir et des encouragements, il en fallait avec l'ambiance de violence dans laquelle baigne Londres. De nombreux fidèles viennent me voir pour me confier leurs inquiétudes et me remercier pour l'optimisme que je leur offre. J'ai parfois l'impression d'être un thérapeute plus qu'un prêtre.
― Père William ! me lance Keith.
Il slalome entre les paroissiens pour venir à ma rencontre. Son costume beige contraste à merveille avec sa peau foncée. Cet homme a décidément un goût exquis pour la mode.
― Heureux de te voir, Keith.
Nous nous écartons de la foule pour nous étreindre amicalement.
― Tu nous as fait un excellent sermon, aujourd'hui. Empathique, revigorant, encourageant... tout ce dont les gens ont besoin. Comme toujours, un excellent orateur, me félicite-t-il.
― Rien d'exceptionnel, rétorqué-je dans un humble sourire, les mains au creux de ma soutane.
― Ne sois pas toujours si modeste, fait-il en me tapotant l'épaule avec un petit rire mélodieux. Tes parents sont de grands enseignants à Cambridge, après tout, tu as ça dans le sang.
Je courbe la tête, reconnaissant.
― Comment vont les tiens, d'ailleurs ?
― Oh, ils mènent leur barque au parlement, comme d'habitude. Ma mère évoque souvent le fait de repartir au ministère de la justice et mon père aspire toujours à devenir chef de son parti. Certains ont beaucoup d'ambitions dans la famille, remarque-t-il, rieur.
― Tu suivras leurs traces, j'en suis certain.
― Ah, si mon père t'entendait ! Il me tanne pour me faire entrer dans la politique, mais moi, je veux rester dans la police, agir directement pour le peuple. Enfin, manifestement, même au cœur de l'action, on ne peut rien faire pour cette ville, se navre-t-il.
― Le Londres d'autrefois est un lointain souvenir.
― Malheureusement... Enfin bref. De toute façon, le commissaire n'est toujours pas prêt à me faire me faire monter en grade.
― En parlant de lui, quelles sont les nouvelles au poste ?
― Rien de bien mieux que la semaine dernière, j'en ai peur.
Keith sait qu'il est important pour moi de connaître les actions de Scotland Yard face à la criminalité, mais il n'a aucune idée de mes véritables motivations. Je suis un excellent menteur et j'ai toujours inspiré confiance. On m'offrirait le bon Dieu sans confessions.
― L'affaire Morrison a été classée sans suite, c'était à prévoir. C'est même passé aux infos, hier soir. C'est presque s'ils ne l'innocentaient pas en direct, s'agace-t-il. Mais les gens savent qu'il est coupable de cette série de meurtres, tout le monde le sait. Des mois que les familles des victimes gardaient espoir, et tout s'effondre. C'est catastrophique.
― Je vois. Et Campbell ?
― Toujours le même cirque. Il est venu voir le commissaire avec une grosse boîte de chocolats, on a entendu de grands éclats de rire, puis il est ressorti deux heures après avec une bouteille de vin. Tant qu'on aura des pourris au-dessus de nous, rien ne changera.
J'en conclus que Chris Morrison continuera à tuer en toute impunité. Notre prochaine étape est claire.
― Y'a quelques jours, Morrison a commis deux nouveaux meurtres, mais les collègues se contentent de faire le minimum, ça me tue, peste-t-il en glissant les doigts sur ses boucles brunes. Des gens des quartiers défavorisés et des drogués, en même temps, qui s'en soucie ? Peu de monde a envie de voir ce genre de nouvelles dans les médias.
― Lorsque les gens sont découragés, ils ferment les yeux sur le trop plein de négativité et sont plus faciles à manipuler.
― Triste réalité, se désole-t-il. Peut-être que ce groupe de justiciers sauvages frappera encore.
― Justiciers sauvages ?
― Ouais, c'est comme ça qu'on les appelle, à Scotland Yard. Ceux qui s'attaquent aux criminels qui sont relâchés. Sûrement une bande de marginaux qui se croit au-dessus des lois sous prétexte de punir ces vampires. Sauf que la justice ne marche pas en s'entretuant les uns les autres.
Je plussoie. Mais devrions-nous rester bras croisés lorsque les personnes censées nous défendre n'interviennent pas ?
― Et moi je suis impuissant, quoiqu'il arrive... souffle-t-il.
― Tu fais de ton mieux avec les moyens qu'on te donne. Ne sois pas trop dur avec toi-même.
Je lui adresse un doux sourire et lui frotte le bras. Il me rend ma bienveillance par une chaude étreinte et soupire, la tête sur mon épaule.
― Merci, William. Tu es bien le seul dont la présence est bénéfique dans ce monde de dingue.
Je ferme les yeux, affligé par ces mots.
― Père William ?
Nous nous séparons et je me braque sur Nightingall. Je serre les dents sans laisser paraître mon agacement.
― Tu m'excuseras, Keith, je dois...
― Pourquoi ne pas me présenter, mon père ? articule Nightingall d'une voix enjouée en se dirigeant vers Keith, les mains dans les poches. Après tout, je suis quelqu'un d'important pour vous.
Je placarde un grand et faux sourire sur mon visage.
― Keith, je te présente monsieur Nightingall, notre mécène.
― Oh, c'est très généreux de votre part, se ravit Keith.
― Quand je suis rentré de mon voyage en Europe, j'ai pensé que je devais agir. Si personne n'apporte son soutien, qui le fera ?
Doux Jésus, quel hypocrite...
― Vous avez raison, approuve Keith en hochant vivement la tête, et vous êtes précieux pour notre communauté, je suis d'autant plus ravi de vous rencontrer. Je suis le superintendant Keith Lockwood.
― Woah, quel honneur de vous rencontrer, superintendant Lockwood, répond Nightingall en lui serrant la main d'une poigne enthousiaste. Merci pour tout ce que vous faites pour Londres.
La joie de Keith retombe.
― J'aimerais en faire plus. La criminalité augmente, comme nous le savons tous...
― Je suis sûr que vous êtes très bon dans votre domaine.
Je me retiens de lever les yeux au ciel. Un maître dans l'art de la complaisance.
― Je vais vous laisser, vous avez sûrement du travail ensemble, conclut Keith en nous saluant chaleureusement.
Il referme son manteau et s'insère dans la masse de fidèles, qui déserte peu à peu l'église. Nightingall se penche à mon oreille.
― Nous avons un nouveau sujet sur lequel travailler, en effet.
Son ton me surprend, il est presque menaçant. Je lui réponds sur un ton niais.
― J'ai encore des gens qui désirent me parler. Je vous prie d'attendre votre tour.
A l'instant où je me retourne, il m'attrape par le bras et m'entraîne jusque dans la sacristie avant de refermer derrière nous.
― Qu'est-ce qu'il vous prend, monsieur Nightingall ? fais-je sèchement, outré par ses manières.
Il s'avance vers moi, l'œil mauvais.
― C'est qui pour vous, ce superintendant Lookwood ?
― Un ami. Pourquoi cette question ?
Son hostilité est éloquente. Je hausse les sourcils, stupéfait.
― Vous n'êtes pas sérieux ? Est-ce vraiment... de la jalousie ?
― Ha ! Absolument pas.
Son ton acerbe en dit plus long que sa négation. Je crois rêver. Mais pour qui se prend-il, à la fin ? Je ne suis qu'une distraction pour lui ! Avec mon calme légendaire, je fais un pas vers lui et soutiens son regard.
― Ecoutez-moi bien, même si cet homme avait été plus qu'un ami, cela me concerne, moi et moi seul.
Un tic nerveux pique sa joue. Il glisse une main dans ma nuque et me saisit par les cheveux. Je me raidis, souffle court. Il approche sa bouche de mon cou et laisse traîner ses lèvres sur ma peau.
― Je décide de ce qui me concerne ou pas. Ne croyez pas que vous pourrez m'écarter de votre vie, parce que je viens tout juste d'y entrer.
Sa poigne se raffermit autour de mes cheveux. Je serre les dents. Il caresse mon oreille avec sa bouche et effleure ma taille de l'autre main. Son souffle chaud se balade dans mon cou. Un long frisson me parcourt. Sa voix, basse et sensuelle, résonne en moi à travers ses soupirs de désirs.
Ma tension augmente à mesure qu'il se rapproche de mon corps et il finit par se coller à moi. J'ai peur de sentir son envie pour moi dans son pantalon. Et en même temps... Une ivresse étrange m'envahit. Un appel profond à quelque chose d'animal. J'ai l'impression qu'il me fait fondre sans même me toucher. Son attraction est magnétique. D'une puissance indescriptible. Une force cotonneuse qui m'emprisonne dans ses délices. Cette idée m'effraie et éveille mon instinct de survie.
Je me dégage de son emprise et m'écarte de lui, le cœur battant à tout rompre. Son regard prédateur scintille au-dessus d'un fin sourire. Sans un mot, il fait volte-face et me laisse seul dans la pièce, décontenancé. J'ai le sentiment d'avoir cédé à ses avances sans même bouger d'un centimètre. Cet homme me fait-il réellement... de l'effet ? Impossible !
Je m'appuie contre la table, poings serrés, et peste contre moi-même. Pourquoi ai-je ressenti du désir pour lui ? Je ne peux pas me laisser séduire ainsi ! Ma rancœur envers lui se décuple. Je ne le laisserai plus m'approcher à moins de deux mètres.