Jamais un service n’a paru aussi long à Milan. Depuis la cuisine, un large trou dans le mur en forme de demi-lune lui permet de distinguer l’ambiance dans la salle et d’apercevoir la rue derrière la vitrine du restaurant. L’avenue sur laquelle il est situé est très passante en milieu de journée et le flot continu de voitures ne lui permet pas d’anticiper la venue de Sofia. Il sursaute pratiquement au passage de chaque automobile, ce qui le rend particulièrement nerveux. Alors qu’il manque de renverser une pizza sortie du four, brûlante, et qu’une vilaine cloque apparaît sur sa paume, Milan s’oblige à plus de vigilance et essaie de se focaliser sur les clients qui sont réellement présents aujourd’hui, à cet instant. Sofia n’est pas là. Peut-être ne viendra-t-elle même pas ? Il s’agissait probablement d’une promesse dites par-dessus la jambe. Que viendrait faire une star internationale dans son petit boui-boui ? Et pourquoi est-ce que sa venue lui tient tant à cœur ?
Unfinished business, diront les anglophones. Ce que la voix intérieure de Milan traduit par « un paquet d’emmerdes à venir ». Il est marié, il a trois filles, une affaire qui fonctionne, une vie épanouissante et il s’astreint à revoir son premier amour, contre les recommandations de prudence que sa conscience lui serine sans cesse. Cherche-t-il à ce point à tout foutre en l’air ou souhaite-t-il simplement obtenir une conclusion satisfaisante à leur histoire ? Face à Sofia, Milan n’a plus trente-trois ans, mais dix-huit. Il redevient cet adolescent qui rêvait d’une vie heureuse avec elle, lorsqu’elle représentait encore tout son monde. Cet adolescent qui n’avait pas conscience de tout ce qui l’attendait et de tout ce qu’il risquait de perdre s’il continuait à avancer sur ce chemin sombre et tortueux.
Là-bas sur le trottoir, une femme avance en tenant un petit garçon par la main. Elle ressemble à s’y méprendre à Sofia : les mêmes boucles, le même port de tête, le même petit menton délicat. Habillé d’un long manteau épais, elle sourit à ce bambin de quatre ou cinq ans qui s’émerveille des quelques flocons de neige tombant en tourbillons sur ses épaules. Et pendant quelques instants, Milan se surprend à rêver qu’il s’agisse vraiment de Sofia et de leur petit garçon. Dans un univers parallèle, cette existence aurait pu être réelle. Elle aurait traversé la rue, poussé la porte du restaurant et le garçon aurait sauté dans les bras de son père. Une seconde plus tard, Sofia l’aurait embrassé et pris dans ses bras pour alléger le poids de sa longue journée. Mais la femme continue son chemin et disparaît, emportant avec elle la douce et irréaliste vision de ce présent alternatif, ramenant Milan à une réalité bien plus tangible : Valentina, Louisa et Teresa viennent déjà dans la pizzeria pour sauter dans ses bras et Mélanie l’embrasse avant de le prendre dans ses bras pour une étreinte réconfortante. Ces mêmes trésors qu’il envisage distraitement, il les possède d’ores et déjà. Pourquoi les rechercher ailleurs ?
Les minutes flânent paresseusement, le temps s’allonge et s’étire et l’impatience de l’homme grandit en son for intérieur. Lorsqu’il ne reste plus qu’un vieux couple d’une soixantaine d’années en train de déguster un café gourmand chacun, allongé d’un petit digestif pour le monsieur, Milan soupire et espère bientôt voir Sofia apparaître. Il est presque quatorze heures. Cependant, aucun service de sécurité, aucun vigile ne vient vérifier que le restaurant est un endroit sûr pour la star. Sans doute parce qu’aucune star ne viendra y déjeuner ce midi.
A quatorze heures pile, il n’y a plus personne dans la salle, Michelle a fini son service, et Milan est seul à contempler la rue derrière la porte vitrée. Il n’a pas rangé la cuisine ou éteint le four en prévision de la visite de Sofia. Toutefois, chaque minute supplémentaire désagrège ses espoirs. Dix minutes plus tard, il regarde ses chaussures et entrevoit ses doigts noués qui se tortillent d’impatience. Ce comportement ne lui va pas et il s’en veut de ressentir tous ces sentiments dérangeants. A quatorze heure vingt, Milan comprend qu’il ne doit plus rien attendre et retourne d’un pas traînant dans la cuisine pour y mettre un peu d’ordre. C’est là que la porte d’entrée s’ouvre dans son dos sur une silhouette qui s’ébroue avec grâce pour se débarrasser de la neige tombée dans ses cheveux. Il fait volte-face et découvre le visage souriant de Sofia qui secoue ses vêtements et ses mèches trempées.
̶ Excuse-moi, je suis en retard, dit-elle sans se départir de son sourire.
̶ Pas de soucis, répond-il en retrouvant son air enjoué de ce matin. Je t’attendais.
̶ Il est encore possible de commander ?
̶ Laisse-moi demander au chef, je devrais pouvoir lui faire rallumer le four ! réplique Milan en lui jetant un clin d’œil. Installe-toi où tu veux !
Sofia choisit une table proche de la lucarne qui donne sur la cuisine. D’ici, elle peut voir le cuisinier s’affairer, choisir ses ustensiles et préparer ses ingrédients pour une commande imminente. Milan sent son regard sur ses épaules et, étrangement, il se sent flatté d’être ainsi observé. La jeune femme le voit travailler dans un domaine où il excelle, lui qui n’a jamais excellé en rien du temps où ils se fréquentaient.
Il sort des fourneaux avec un menu et deux verres de vin rosé pétillant qu’il dépose sur la table. Elle attrape la carte et l’effleure d’un coup d’œil avant de déclarer :
̶ Surprend-moi !
̶ Tu es sûre ? Tu ne veux pas choisir quelque chose qui te fait vraiment envie ?
Un demi-sourire apparaît sur les lèvres de la jeune femme et Milan s’aperçoit un peu tard du double sens de sa question. Il ne l’entendait pas ainsi en premier lieu et la réaction de l’actrice le fait sourire à son tour avant de créer en lui un léger sentiment de malaise. Apparemment, les rancœurs de Sofia ont disparu depuis qu’elle avait obtenu ses explications et ses intentions avaient changé du tout au tout. Ne se rappelait-elle pas qu’il était marié ? Pour être honnête, un rappel à l’ordre de la conscience de Milan à ce sujet aurait peut-être aussi été nécessaire.
̶ Je te fais confiance, répondit-elle.
Milan acquiesce et repart en cuisine pour lancer la préparation d’une pizza dont l’inspiration lui vient au fur et à mesure que les ingrédients lui tombent sous la main. Une fine couche de sauce tomate, quelques morceaux de poitrine fumée, de pancetta et de pomme de terre, garnis de copeaux d’échalote, de mozzarella et de fines lamelles de parmesan, s’en vont cuire au four à pierres pour une petite dizaine de minutes, juste le temps de faire tinter les deux verres de vin et de boire une gorgée au milieu d’un silence étouffant.
Il avait espéré sa venue toute la matinée. Il avait attendu ce moment comme un enfant attend son anniversaire pendant des semaines d’impatience. Et maintenant que Sofia se tient devant lui, les mots restent bloqués dans sa gorge. Trois jours plus tôt, il avait su quoi lui dire, parce qu’il tenait à rétablir la vérité et à obtenir des explications. Maintenant que c’est fait, comment demander à une personne de résumer ses quinze dernières années ?
Sofia coupe court à ses réflexions et se jette à l’eau la première en lui demandant ce qu’il pense de la paternité avec ses trois filles. Le sujet n’est pas neutre, loin de là, mais il a l’avantage de ne pas les obliger à parler d’eux.
̶ J’avais peur de devenir père quand j’ai appris la venue au monde de Valentina, raconte Milan après une nouvelle gorgée de vin. Je croyais que je n’étais pas prêt. Dans ma tête, j’étais encore cet adolescent stupide qui enchaînait les conneries. Pourtant, quand elle est née, je suis tout de suite devenu fou d’elle et j’ai découvert que ce rôle m’allait plutôt bien. Pour Louisa, ça a été un peu plus compliqué, car elle avait beaucoup de mal à dormir et à être séparée de sa mère. Quant à Teresa, elle a provoqué énormément de nuits blanches. Mais ce sont mes trois trésors et j’en suis gaga. Toi aussi tu as un enfant, si je me souviens bien.
̶ Oui, Ralph, répondit Sofia en acquiesçant. Il a presque trois ans maintenant. J’ai été mariée avec son père pendant presque quatre ans avant qu’il ne décide de fuir pour une gamine à peine majeure lorsqu’il a appris qu’il allait être papa. Si Ralph l’a vu deux fois, ce doit être un exploit. Mais j’essaie de lui apporter tout ce dont il a besoin, même sans son père, pour qu’il grandisse et s’épanouisse pleinement. Il est ma plus belle réussite.
Ils attrapent leurs verres dans ce nouveau silence et les vident. Lorsqu’ils les reposeront, il faudra faire le choix entre parler de la météo capricieuse ou évoquer des données plus sensibles et personnelles.
̶ Comment es-tu devenue actrice ? demande Milan.
̶ Quand as-tu ouvert ce restaurant ? s’enquiert Sofia au même moment.
Ils rient de leur synchronisation, mais le pizzaiolo ne compte pas répondre le premier. Il invite Sofia à parler en lui servant un deuxième verre de vin.
̶ Un hasard assez commun à beaucoup d’actrices, dit-elle évasivement. J’ai enchaîné les petits boulots pendant quelques années pour me sortir de la galère et alors que j’étais serveuse dans une soirée chic, j’ai rencontré un producteur de série qui m’a fait passer un casting sauvage. J’ai été choisi pour incarner le premier rôle d’un petit feuilleton qui a eu son succès pendant quelques années et qui m’a mené vers Visions mortelles depuis quelques temps. C’est cette série, du fait de son exportation à l’international, qui m’a ouvert les portes du cinéma et du projet que je tourne actuellement. Pour résumer, j’étais simplement au bon endroit au bon moment.
̶ J’ai lu dans la presse que tu avais signé le manifeste MeToo en 2019. Il t’est arrivé ce genre de… mésaventures ?
Les traits de Sofia se crispent discrètement. Elle porte son verre à ses lèvres pour retarder sa réponse et déclare sur un ton trop neutre :
̶ Non, bien sûr que non ! C’était simplement par solidarité féminine, pour soutenir mes copines du milieu qui ont réellement subi ce genre de choses. Elles méritent toutes d’être soutenues.
Elle ment, comprend immédiatement Milan. Il déglutit et se ressert à son tour. Pendant une fraction de seconde, le jeune homme a retrouvé la lycéenne qui ne pouvait lui cacher aucun secret, qu’il s’agisse de son cadeau d’anniversaire ou d’une balade romantique surprise. Il se souvenait de ces petits tics physiques qu’il avait appris à décrypter. Et même s’il se félicitait d’avoir une si bonne mémoire, la conclusion qu’il en tirait était que, premièrement, elle ne lui faisait pas assez confiance pour lui dire toute la vérité sur son histoire et, deuxièmement, qu’elle avait probablement vécu des choses horribles pour en arriver là. Si Sofia ne veut rien lui dire, il n’est pas préférable d’insister.
Le four émet un petit bip régulier que Milan entend un peu tard. La pizza est prête et il a failli l’oublier. Il la dresse dans une belle assiette qu’il ramène avec une carafe d’eau et un peu d’huile piquante.
̶ Tu ne manges pas ? remarque Sofia.
̶ J’ai déjà grignoté un morceau tout à l’heure. Ça donne faim de travailler de la nourriture pendant des heures.
̶ Je veux bien te croire.
̶ Mange tant que c’est chaud !
L’actrice ne se fait pas prier et porte une première bouchée sous son nez. L’odeur est exquise, subtile et gourmande à la fois, de quoi faire grogner d’envie son estomac. Afin d’abréger ce supplice, elle gobe ce morceau et lorsque le mélange caresse ses papilles, la demoiselle est immédiatement conquise. Ses pupilles s’écarquillent et ce délice gustatif glisse en elle comme autant de particules de bonheur.
̶ C’est succulent ! Je ne savais pas que tu cuisinais si bien !
̶ Moi non plus, avoue-t-il en souriant. J’ai eu un excellent professeur. André. Cette boutique est à lui en réalité. Je n’en suis que le gérant. Il m’a tendu la main quand je croyais n’avoir plus aucune opportunité d’avenir et c’est grâce à lui si je m’en sors si bien aujourd’hui.
Le temps d’une pizza, les conversations vont bon train. Sans entrer dans des détails assommants qui ajouteraient trop de précisions à un résumé de quinze ans, les deux anciens amants découvrent avec intérêt la vie de l’autre. Une question en appelle une autre. Un verre de vin vide se transforme en bouteille au pied de la table. Bientôt la pizza a pratiquement disparu, mais l’appétit de la jeune femme ne s’est pas tari. Elle sait que cette conversation pourrait ne plus jamais se produire et qu’il s’agit peut-être d’une unique opportunité de recréer un lien avec Milan.
̶ Je dois faire attention à ce que je mange depuis que je tourne des séries. C’est le premier repas copieux que je fais en dix ans, rit-elle de bon cœur.
A ces mots, Milan insiste pour lui servir une mousse aux trois chocolats cuisinée par ses soins afin de prolonger ce moment. Lui aussi n’est pas dupe : Sofia retournera bientôt à sa vie de star et elle n’aura sans doute plus l’occasion de venir déjeuner avec lui, comme deux êtres humains normaux. Et puis, ils ne font rien de mal, après tout. Ils se contentent d’échanger gaiement sur leurs vies respectives.
Partant de ce constat, Milan la détaille tandis qu’elle se régale de la douceur sucrée du chocolat. Elle déguste chaque cuillère en fermant les yeux. Au milieu de la troisième bouchée, la jeune femme gémit de plaisir et ce bruit tend le corps de Milan comme la corde d’un arc. Il se ressaisit aussitôt et détourne le regard. Un raclement de gorge plus tard, il retourne dans la cuisine et décide de la laisser prendre son dessert en paix, seule. Il s’active pour essuyer son plan de travail en inox et range les derniers bacs qui traînent autour de lui.
̶ Qu’est-ce que tu fais ? s’enquiert Sofia.
̶ Je nettoie un peu. Il commence à être tard et j’aurai déjà dû rentrer chez moi me reposer avant le service de ce soir. Je prends un peu d’avance.
̶ Désolée si j’empiète sur ton temps de repos. Je voulais profiter de ce moment au maximum.
Milan déglutit et soupire. Sa curiosité l’emporte et il retourne dans la salle pour s’asseoir en face de l’actrice.
̶ Pourquoi ? l’interroge-t-il. Pourquoi tenais-tu tant à venir ici ?
̶ Pour la même raison que toi, je pense, répond-elle du tac au tac.
̶ Je… Je ne… Quoi ?
̶ Tu vas me faire croire que tu es venu sur le plateau de tournage simplement pour accompagner ta sœur alors que tu savais que tu m’y trouverais ? Tu voulais me revoir. Je voulais te revoir. C’est aussi simple que ça.
̶ Non, je dirai pas ça comme ça, bafouille-t-il.
̶ Tu le dirais comment, alors ? le nargue-t-elle avec un sourire mutin.
Milan ouvre la bouche, mais aucun son n’en sort. Parce qu’il dirait exactement comme elle. Il voulait la revoir. C’est une vérité bouleversante qu’il n’a pas le droit d’avouer du fait de son couple, de sa famille et de cet avenir qu’il a joliment tracé. Mais le passé l’habite depuis plusieurs jours déjà. Un passé si lourd, empreint de telles difficultés et de tant de mauvais souvenirs qu’il refuse de s’en libérer. Enchaîné à cette histoire tel un pirate à une ancre, Milan a passé toute sa vie à refouler les émotions qui naissaient chaque fois qu’il y repensait. Et tant que les souvenirs restaient immatériels, logés bien au chaud, à l’abri derrière la muraille de son crâne, il pouvait faire semblant d’avoir avancé et d’avoir tourné la page.
Seulement aujourd’hui, la page en question est assise en face de lui et il ne l’a pas tournée. Il la relit encore et encore à cause des mots qui ne se sont jamais inscrits entre ces lignes, à cause de toutes les phrases qu’il n’a jamais dites, à cause de tout ce que la vie lui a volé depuis le jour de la mort de son père. Et la revoir lui fait du bien, malgré tout ce qu’il veut bien affirmer à voix haute.
̶ Je voulais te revoir, avoue-t-il malgré lui. Mais pas de la façon dont tu l’imagines. Je voulais simplement te revoir parce que ça fait des années que j’en rêve, depuis le jour où tu es apparue sur mon écran, dans mon salon. Maintenant que c’est fait, je pense qu’il est plus raisonnable de retourner à nos vies, chacun de notre côté.
̶ C’est déjà ce que tu m’as dit l’autre jour, rétorque Sofia. Pourtant, ça ne t’a pas empêché de venir à Versailles ce matin.
̶ C’était le caprice d’un adolescent qui n’a jamais cessé d’aimer une adolescente. Mais j’ai grandi et toi aussi. On n’est plus ces gamins insouciants. On est des parents, des gens responsables qui ont appris à être sages.
̶ J’ai plus envie d’être sage, murmure la jeune femme en s’appuyant sur la table pour franchir l’espace qui les sépare.
Le cliquetis de la pendule d’André s’immobilise, le temps s’efface et cet instant bascule dans une courte réalité où Milan observe avec précision les lèvres de Sofia se rapprocher des siennes dans une lente approche. Ses paupières sont closes et ses boucles se balancent vers lui comme si tout son être l’attirait. Il détaille ses traits, sourit tendrement en repensant à leur premier baiser sous la pluie, à leur première nuit dans la suite de ce grand hôtel et à toutes ses promesses d’amour qu’ils avaient dites. Tous ces moments sont condensés dans cette unique seconde de flottement où Sofia pourrait aussi bien transcender son univers que le réduire en miettes.
Elle n’est plus qu’à quelques centimètres de sa bouche et le cœur de Milan le supplie d’accepter ce doux rappel du passé.
Rappelle-toi le goût de ses baisers.
Rappelle-toi la caresse de ses mains sur ton corps tout entier.
Rappelle-toi combien c’était délicieux d’être adoré.
Les souvenirs se bousculent et se mêlent au présent. Doit-il céder à la tentation de revivre ces instants ? Qui apprendrait sa traîtrise au milieu de ce restaurant vide ? Quel mal y a-t-il à s’offrir une parenthèse de bonheur ?
Mais son cœur rate un battement et l’image de Mélanie apparaît face à lui. Son regard blessé par son comportement, les larmes induites par ses actes et la promesse de détruire tout ce qu’ils ont construit bloquent sa respiration et Milan recule juste à temps.
Et ce temps reprend sa course. Sofia rouvre les yeux et se rend compte que le restaurateur s’est levé, qu’il est en train de répondre à un appel sur son téléphone. Celui-ci n’a même pas eu le temps de vibrer tant sa soudaine lumière avait sauvé Milan de ses pensées et du feu intérieur qui le consumait. Le jeune homme avait plongé dessus et s’était accroché à cette bouée de sauvetage sans même vérifier l’identité de son interlocuteur. Pour Sofia, il avait seulement répondu au téléphone. Lui savait qu’il n’aurait pas franchi ce cap, même sans cet appel providentiel.
̶ Allô ? Allô ?
Un soupir, un râle résonne à l’autre bout du fil. Milan fronce les sourcils, répète une troisième fois « Allô ? » avant de regarder son écran et de découvrir le nom de Moussa sur l’appareil.
̶ Moussa ? Qu’est-ce que tu veux ?
Il n’obtient toujours aucune réponse en dehors de cette respiration étrange. Un mauvais pressentiment commence à flotter autour de Milan qui devient de plus en plus suspicieux. Alors qu’il s’apprête à devenir moins cordial, une voix rejoint enfin la conversation, mais ce n’est pas celle de son ami.
̶ Salut, Milan.
̶ Qui est à l’appareil ?
̶ Tu ne te rappelles pas de moi ? Bizarre…
Cette évocation provoque en Milan un accès de peur. Moussa n’avait pas que des enfants de chœur dans ses connaissances, loin de là, mais aucune n’avait jamais traité avec lui. De son passé au VD, Milan n’avait fait que de vagues allusions lors de son séjour en prison et son ami n’avait jamais fait affaire avec eux. Il l’aurait su. Pourtant, cette voix fait remonter autant de souvenirs en Milan que le baiser raté de Sofia, à la différence qu’il ne frissonne plus pour les mêmes raisons.
̶ Qui est à l’appareil ? répète-t-il.
̶ C’est moi. Ton vieux copain. Vince.
Il serre les dents et se force à respirer calmement. Non, c’est impossible ! Pourquoi Vince viendrait lui chercher des ennuis maintenant ? Qu’est-ce que Moussa avait pu bien faire pour provoquer la colère de ce taré ?
̶ Moussa est avec toi ? se renseigne-t-il dès qu’il a repris ses esprits.
̶ Il est là, à mes pieds. Le moins qu’on puisse dire c’est que tu ne choisis plus tes amis en fonction de leur gabarit. Il est assez mal en point.
̶ Qu’est-ce que tu lui as fait ?
La panique, mêlé à l’énervement, provoque en lui une montée d’adrénaline qu’il ne parvient pas à canaliser. Son ton inquiète Sofia qui se lève et se rapproche de lui. Il l’arrête d’un bras tendu afin qu’elle ne puisse pas entendre la réponse du chef de gang.
̶ Il m’a déçu. Comme toi, à vrai dire. Alors j’ai décidé de prendre les choses en main.
̶ Vince, je ne sais pas de quoi tu parles. J’ai fait de la taule pour ta bande, j’ai jamais rien dit aux flics, en quoi est-ce que je t’ai causé du tort ?
̶ ET MES PLANS, SALE PETIT ENCULE ! gueule-t-il aussitôt. QUI A VOLE MES PLANS ?
̶ Tes plans ? Je ne sais même pas de quoi tu parles !
̶ J’ai pensé à Octavia au début, mais je me suis dit que c’était impossible. On était trop proches. Après, pendant des années, j’ai cru que c’était Paulo. Mais il a disparu sans laisser de traces. Et c’était mon ami, mon bras droit. Aucun de mes lieutenants n’aurait pu me trahir à ce point. Alors j’ai pensé au seul gars qui s’est fait arrêter ce jour-là. Ça ne pouvait être que toi ! Je t’ai cherché longtemps, mais tu te cachais, hein ?
Vince est complètement défoncé. C’est la seule explication : en tapant le nom de Milan dans n’importe quel moteur de recherche, il aurait eu son adresse dans Paris depuis des lustres. L’excès de drogue a rendu Vince complètement fou et paranoïaque. De plus, Milan n’a jamais entendu dire que le VD s’était séparé. Il ignore tout de cette dissolution, mais celle-ci semble le mettre en porte-à-faux.
̶ J’ai attendu de te retrouver. Jusqu’à l’autre jour où ton pote Moussa est venu me voir, prétendant qu’il te connaissait et que tu lui avais conseillé de venir faire du business avec moi. Tu manques pas de cran pour un voleur, sale rat ! Alors j’ai dit à Moussa qu’on ferait du business ensemble s’il me ramenait ce que tu m’avais volé. Et comme il a pas réussi, j’ai décidé de lui montrer qu’il ne faut pas me décevoir.
̶ Je ne t’ai rien volé ! rabâche Milan. Dis-moi ce que tu veux et laisse Moussa tranquille !
̶ Je veux ma clé USB, celle avec mes plans !
̶ Je n’ai pas ta putain de clé !
̶ T’as deux heures, Milan. Dans deux heures je tire une balle dans la tête de ton pote. Et je te conseille de te magner le cul ! Je suis plutôt ponctuel en la matière.
L’appel se coupe sur ces derniers mots et Milan aperçoit Sofia, deux pas derrière lui, dont le visage s’est teinté d’une expression d’effroi. Elle balbutie quelques paroles, mais le jeune homme est encore trop stupéfait pour la comprendre. Ses pensées filent à toute vitesse et occupent trop d’espace pour accorder plus d’attention à l’actrice.
̶ Je dois régler certaines choses, lui dit-il pour la congédier sans plus d’explication.
̶ Vince. C’était le type du gang dans lequel tu traînais autrefois, n’est-ce pas ? Tu as mentionné son nom une fois ou deux.
̶ Ce n’est pas quelqu’un de fréquentable.
̶ Et il retient un de tes amis ?
Milan acquiesce froidement. Il n’a pas la moindre envie de se lancer dans un long récit alors que la vie de Moussa repose au bout d’un canon de pistolet.
̶ Je dois aller l’aider.
̶ Mais tu n’as pas sa clé !
Sofia en a entendu beaucoup plus que Milan ne l’a imaginé. Il décide d’être franc :
̶ Je ne sais pas de quoi il parle et je n’ai pas le temps de savoir. Il faut que j’aille là-bas et que j’essaie de le résonner pour sauver la vie de Moussa.
̶ Tu pourrais te faire tuer ! panique-t-elle.
Ces mots coupent le souffle du jeune homme qui imagine Mélanie à sa place. Aussitôt, il comprend que Sofia n’a rien à faire là et que ce n’est pas à elle de s’inquiéter de son sort. Elle n’aurait jamais dû être témoin de cette conversation. Elle n’aurait jamais dû être là.
̶ Va-t’en s’il te plaît ! Il faut que j’y aille seul.
̶ Je ne peux pas te laisser, décrète-t-elle en lui saisissant le bras.
Milan retire sa main et la regarde au fond des yeux avant d’asséner :
̶ C’était il y a quinze ans qu’il ne fallait pas me laisser. Va-t’en, s’il te plaît !
Blessée, Sofia attrape son manteau posé sur le dossier de sa chaise et file vers la sortie sans un regard en arrière. La porte du restaurant claque sur elle en laissant pour seul écho l’odeur de sa chevelure mêlée à l’amertume de ces derniers mots.