̶ Papa ! Louisa a pris ma poupée et elle ne veut pas me la rendre !
̶ C’est même pas vrai ! crie Louisa depuis sa chambre.
̶ Rends-la moi, alors ! s’écrie Valentina.
̶ Je joue avec !
̶ Papa ! hurle à nouveau l’aînée.
̶ Calmez-vous ou c’est moi qui vais venir vous calmer, réplique Milan en usant de sa grosse voix tandis qu’il émince une échalote.
La menace n’est efficace que parce qu’il l’énonce avec son ton de papa fâché. En réalité, les deux filles savent pertinemment qu’il ne lèverait pas la main sur elles. Toutefois, partant du postulat que cette hypothèse pourrait s’avérer douloureuse, aucune des deux gamines ne souhaite en faire l’expérience. Les jeunes filles baissent donc d’une octave et continuent leurs chamailleries dans un torrent de murmures énervés ponctués de gros mots que les adultes ne doivent surtout pas entendre.
Un coup d’œil à l’horloge du micro-ondes apprend au père de famille qu’il va devoir prendre la route du restaurant dans moins de dix minutes et Mélanie n’est pas encore rentrée avec Teresa de la crèche. Prenant son mal en patience, Milan continue sa découpe tout en esquivant de son mieux les brailleries des deux filles. Le brouhaha devient secondaire lorsqu’il songe à nouveau à Sofia. Il tente pourtant de l’occulter de ses pensées depuis deux jours entiers, mais sans succès. L’actrice s’impose à lui comme une guêpe virevoltant autour d’un melon bien juteux. Et le dard de ses réflexions pique la curiosité de Milan chaque fois qu’il s’imagine accepter sa proposition de venir sur le tournage de son film.
̶ Aïe ! s’exclame-t-il en se tenant le doigt.
Le couteau a ripé sur le fil de son inattention et la lame a entamé sa peau. Une goutte de sang s’écoule déjà sur la planche en bois. Il porte son index à ses lèvres et lèche le liquide ambré avec une grimace de dégoût. Il ne doit pas aller sur ce tournage. Pourquoi irait-il sur ce plateau ? Quel bien ces retrouvailles lui apporteraient-elles ? Le jeune homme secoue la main, enroule son doigt dans un morceau de papier absorbant et mélange les échalotes aux morceaux d’ail écrasés qui caramélisent déjà dans une poêle dorée au beurre salé. D’un geste expert, il arrose sa préparation d’un filet de vinaigre balsamique, y ajoute une cuillère à café de miel et quelques gouttes de sauce soja salée avant d’y intégrer un émincé de dinde détaillé quelques minutes plus tôt par ses soins. La viande brunit aussitôt et son crépitement résonne bientôt dans toute la cuisine, le son accompagnant l’odeur exquise qui émane de la poêle. Une odeur qui ne tarde pas à rameuter les deux mécontentes sorties de leur chambre en furie pour venir se plaindre à leur père.
̶ Papa, Louisa elle…
̶ Ne termine pas cette phrase, Val’ ! rétorque Milan. Dès que le week-end arrive vous êtes de plus en plus excitées, vous ne tenez pas en place et vous vous disputez pour un rien. Donc on va partir du principe que vous êtes autant responsables l’une que l’autre de vos histoires et vous allez pouvoir bientôt déguster quelques morceaux de dinde au caramel. En revanche, si tu tiens vraiment à finir ta phrase, je préfère te prévenir : tu mangeras des raviolis en boîte, ceux aux épinards et au fromage de chèvre que tu détestes. Qu’est-ce que tu en dis ?
Valentina ouvre de grands yeux et secoue la tête pour indiquer qu’elle a bien compris la menace et qu’elle ne dira plus rien. Louisa profite immédiatement de son avantage pour lui tirer la langue, ce qui n’a pas échappé à Milan.
̶ Quant à toi, jeune fille : si je te revoie faire ce geste, non seulement tu n’auras plus jamais à manger la dinde au caramel de papa, mais en plus je te coupe la langue ! A toi de voir !
Louisa s’offusque avant de ricaner. Néanmoins, elle coopère enfin et prend place à table derrière son assiette sans dire un mot de plus. La porte d’entrée s’ouvre une seconde plus tard sur la silhouette de Mélanie qui porte Teresa sur un bras et un sac de courses dans l’autre. Sans prendre le temps d’enlever son manteau, elle file embrasser son mari et s’excuse pour son retard :
̶ Un camion bloquait l’entrée de la rue et…
̶ T’inquiète, la rassure-t-il d’une caresse sur la joue. Tout va bien. Le repas est prêt et les filles n’ont plus qu’à se servir. Je file, je reviens d’ici minuit.
̶ Minuit ? s’étonne Mélanie en enlevant ses chaussures après avoir déposé Teresa par terre, près de son coffre à jouets. On est vendredi, non ? C’est Moussa qui fait la fermeture et le rangement.
Milan se mord la lèvre inférieure. Il n’a pas prévenu Mélanie du renvoi de son ami. S’il l’avait fait, il aurait dû expliquer pourquoi il ne l’avait pas encore remplacé alors que les candidatures pour travailler dans son établissement ne manquaient pas. Et cette omission impliquait de raconter l’entrevue qu’il avait eue avec Sofia. Une entrevue qu’il avait tu pour la tranquillité d’esprit de sa femme. Pourtant, Mélanie n’était pas tranquille depuis deux jours. Elle voyait bien que quelque chose clochait, mais espérait secrètement que Milan finirait par s’ouvrir à elle de lui-même. Et ce dernier ne cessait de s’imaginer à Versailles, dans la même pièce que Sofia, rattrapant ainsi plusieurs années de non-dits et de sentiments gâchés. En vérité, il n’avait même pas envie d’aller au restaurant ce soir, surtout en sachant qu’il devrait cumuler son service avec le nettoyage complet de la salle et de la cuisine. Mais, dans le but de préserver les apparences, la réputation de sa pizzeria et d’éviter les inquiétudes de Mélanie, Milan ne pouvait pas se défiler. Et, présentement, il doit trouver une bonne excuse à l’absence de Moussa… avant de se rendre compte qu’il n’avait pas besoin de bonne excuse.
̶ Il m’a envoyé un message : il ne sera pas là, encore une fois. Il a autre chose de prévu.
̶ Sincèrement, lui répond sa femme, je sais que c’est ton ami et qu’il t’aidé dans les moments les plus difficiles, mais il abuse un peu trop depuis quelques temps. Je crois que tu devrais mettre un peu de distance entre vous.
̶ Tu sais quoi ? lui dit Milan en l’embrassant sur les lèvres. Je crois que c’est exactement ce que je vais faire.
̶ C’est ça, se moque Mélanie en installant Teresa dans sa chaise haute. A d’autres !
̶ Je t’aime ! crie-t-il en claquant la porte dans son dos.
Le jeune homme n’entend pas la réponse de son épouse et dévale les escaliers quatre à quatre pour combler le retard causé par cette conversation imprévue. La soirée risque d’être longue.
Cela dit, ce n’est pas un mal : le week-end approchant, couplé aux vacances de Noël qui se profilent à l’horizon, l’ambiance des fêtes s’épand joyeusement dans la capitale et les Parisiens défilent dans les rues à la recherche de potentiels cadeaux, l’esprit égayé par la fraîcheur de l’hiver. Ils en profitent pour s’arrêter au restaurant et déguster l’une des meilleures pizzas de la ville, d’après les avis sur Internet. Par conséquent, le restaurant n’a pas désempli de dix-neuf heures à vingt-trois heures et Milan a été contraint de refuser beaucoup de monde, invitant les déçus à réserver une table plutôt qu’à venir à l’improviste.
La quantité de travail fut si intense que le jeune homme perdit même le cours de ses pensées dans la longue et délicate préparation de ses plats, servie par une Michelle au meilleur de sa forme. Il en oublia Sofia et apprécia les effluves de la nourriture Italienne avec beaucoup de plaisir. L’air embaumé de sauce tomate, d’origan et d’un soupçon de mozzarella le détendit jusqu’à ce qu’il tourne la clé dans la serrure après le départ de sa serveuse, se retrouvant seul dans la salle au milieu des souvenirs mourants des conversations des clients. Le patron décida de ne pas regarder l’heure, de mettre un doux fond de musique des années soixante et d’entamer le nettoyage des tables, des sols et de la cuisine. Ajouté à cela la fermeture de la caisse et l’absorption d’un quart de pizza aux peppéronis, Milan ne reprit sa voiture qu’aux environs de minuit quarante, espérant que Mélanie soit suffisamment endormie pour ne pas remarquer son retard et déclencher chez elle une angoisse justifiée.
Garé au pied de l’immeuble, le jeune homme soupire et se frotte le visage d’une main engourdie. La fatigue commence à prendre le dessus et si la soirée a défilé rapidement, il n’est pas sûr de parvenir à éloigner Sofia de sa tête une fois sous la couette. C’est là que son souvenir le hante le plus depuis deux jours, lorsque Milan est seul avec lui-même. Il n’est pas question de tromper Mélanie ou de retomber dans les bras de son premier amour. Simplement, il doit faire face à un intarissable flot de questions qui commencent toutes par les mots : « Et si… ». Et si ce soir il continue ses insomnies, Milan risque de devoir confier ses angoisses à sa femme. Elle n’est pas aveugle et voit le rythme effréné de son mari ralentir sous le coup des interrogations et du manque de sommeil. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle ne le soumette à la Question. Et Milan connaît son épouse : il ne peut rien lui cacher !
Conscient de cet état de fait, le jeune homme sort de sa voiture et se dirige vers l’escalier de son immeuble lorsqu’il aperçoit la silhouette titubante de Leila qui grimpe tant bien que mal les marches devant lui. Elle ne l’a pas remarqué et tente d’arriver jusqu’au palier souhaité sans vomir, ses talons aiguilles dans une main, son manteau de cuir dans l’autre. Elle a revêtu une robe à paillettes dorée qui laisse entrevoir la majeure partie de ses collants clairs, largement effilés à l’arrière de ses cuisses. Ses cheveux collent l’arrière de sa nuque, ce qui pourrait être un signe qu’elle s’est bien dépensée en boîte de nuit, mais il n’est qu’une heure du matin. Milan en vient à la conclusion qu’elle a vomi sans le soutien d’une bonne amie pour lui tenir sa chevelure rebelle au-delà de la cuvette des toilettes. En conclusion, sa petite sœur n’est pas du tout en bon état et risque de passer une nuit très désagréable.
Passablement énervé par ce qu’il vient de constater, Milan rattrape Leila alors qu’elle essaye d’insérer sans bruit sa clé dans la porte d’entrée de l’appartement. Elle doit s’y reprendre à trois fois avant de trouver la serrure et de déverrouiller le panneau lorsqu’elle remarque l’ombre massive qui se tient debout dans son dos. La jeune femme se retourne, sursaute, lâche un cri de stupeur et se cogne violemment la tête contre l’encadrement de la porte en voulant échapper à son agresseur imaginaire. La douleur est immédiate et, accompagnée du mal de mer qui la poursuit depuis sa sortie du bar, Leila se répand en flaques verdâtres sur le paillasson familial. Milan soupire, ferme les yeux et soulève sa sœur dans ses bras pour la transporter jusqu’à la chambre d’amis. La demoiselle a reconnu son frère malgré la pénombre et ne se débat plus. Pourtant, elle n’a pas envisagé une seule seconde que les quatre femmes de l’appartement dormaient profondément et demande à voix haute et pâteuse :
̶ Tu vas m’engueuler ?
̶ Chut ! lui intime-t-il tant qu’ils ne sont pas dans la dernière chambre du couloir.
̶ Chuis sûre tu vas m’engueuler, pleure Leila en enfouissant sa tête dans le cou de Milan.
Légèrement attendri, le jeune homme se terre dans le silence jusqu’à ce que Leila soit débarbouillée, en pyjama et au chaud sous sa couette. Il hésite cruellement à la secouer par les épaules pour lui demander ce qui lui a pris de se mettre dans cet état alors qu’elle travaille demain matin, mais il refuse de nettoyer ses draps si elle vomit à nouveau à cause de lui. De plus, il conçoit de plus en plus l’idée qu’il devra emmener sa petite sœur à Versailles aux aurores s’il tient à lui épargner l’agression des sens que représente le RER en pleine gueule de bois. Ainsi, il aurait peut-être l’occasion de recroiser Sofia par le plus grand des hasards. Il ne serait pas présent sur le tournage parce qu’elle l’y a invité, mais parce qu’il est un grand frère aimant et responsable. A tout point de vue, cette justification bancale ne plaide pas en sa faveur et la petite voix intérieure de Milan lui fait narquoisement remarquer qu’il se cherche des excuses.
̶ J’ai plus d’appart’, chuchote Leila la bouche à demi recouverte par son drap plat bleu et blanc. J’avais rompu le bail quand je me suis mise avec Fary. Depuis, il m’a mis dehors et j’attends que vous soyez au lit pour squatter chez vous.
̶ Tu pouvais pas me le dire plus tôt ? la réprimande Milan gentiment. Je t’aurais hébergé sans que tu sois obligée de te mettre la tête à l’envers.
̶ Tu m’avais dit de pas rompre le bail. Je voulais pas te donner raison.
̶ J’ai toujours raison, s’amuse le jeune homme. Reste ici autant que tu le souhaites. Tu es chez toi. Mais écoute-moi la prochaine fois.
Leila acquiesce et ses yeux se voilent dans l’inconscience induite par la surconsommation d’alcool. Avant qu’elle ne tombe dans un profond coma loin d’être réparateur, Milan précise :
̶ Je t’emmène au boulot demain.
Les mots se sont échappés de sa bouche. Il était encore en conflit avec sa voix intérieure lorsqu’il a pris le parti d’avertir Leila de cette information. Il imagine sa conscience boudeuse, lui tournant le dos d’avoir été trahi alors qu’aucune décision claire n’avait été actée. Cette image le fait sourire. La jeune femme acquiesce mollement et s’endort enfin, épuisée.
Rassuré de savoir ce qui se trame autour de Leila, Milan compte imiter cette dernière, se déshabille et se glisse sous les draps du lit conjugal. A moitié endormie, Mélanie vient se coller contre lui et passe un bras sur son torse chaud. La présence rassurante de sa femme le détend un peu et le sommeil semble s’installer progressivement sur ses paupières lourdes. Toutefois, lorsqu’il les ferme pour de bon, ce n’est pas Mélanie qu’il imagine à ses côtés, mais les boucles brunes et la douce respiration d’une actrice qu’il maudit intérieurement.
Au petit matin, Milan n’a pas profité autant qu’il l’aurait souhaité du sommeil réparateur qu’il s’était promis. Ses rêves ont été peuplés de visions étranges où il croisait Mélanie alors qu’il était au bras de Sofia et leurs visages ne cessaient de s’intervertir dans un dangereux tango qui lui avait donné le tournis. Lorsque la danse s’était arrêtée, les deux femmes avaient fusionné en une seule, lui reprochant d’être un lâche incapable de faire un choix et Milan s’était retrouvé emprisonné derrière les barreaux de sa propre tête. Se réveillant en nage, perturbé par les images qu’il avait vues, le jeune homme était sorti du lit pour prendre un verre d’eau avant de s’apercevoir qu’il était presque l’heure de se lever pour emmener Leila. Il avait filé sous la douche, s’était préparé et avait sorti la demoiselle de ses rêveries afin qu’elle retrouve un air présentable avant de quitter l’appartement.
Dans la voiture qui file sur le périphérique, Leila ne dit pas un mot sur son état de la veille. Elle ne commente pas non plus son histoire avec le dénommé Fary. Tout ce qu’elle aurait souhaité c’était de rester au lit, sous sa couette, avec une romance de Noël, un chocolat chaud rempli de guimauve et la présence aimante et rassurante d’un gros toutou dodu. Mais aucun de ses désirs ne se réaliseront aujourd’hui et elle doit se contenter d’apprécier l’effort que fait son frère de l’emmener en banlieue pour son tournage. Le trajet, silencieux, se poursuit dans les songes et les fantasmes inavoués de chacun.
Milan se gare sur la place qu’il occupait déjà trois jours plus tôt, effaçant d’un geste invisible ce laps de temps comme s’il n’avait pas été la source d’une profonde indécision. Lorsque Leila sort de la voiture, il l’accompagne jusqu’à la loge des maquilleurs sous son regard intrigué. Le jeune homme lui affirme qu’il tient seulement à ce qu’elle ne tombe pas en chemin. Mais, ce coup-ci, Leila n’a pas besoin de Milan pour marcher. Elle ne comprend vraiment pas sa sollicitude. Ce n’est qu’à l’instant où la porte de la loge s’ouvre sur le visage radieux de Sofia que les fils se connectent dans les pensées ralenties de la jeune femme. Que se passe-t-il entre son frère et la star ?
̶ Tu es venu finalement ? demande l’actrice en invitant Milan à monter les deux marches qui les séparent.
̶ J’accompagne ma sœur seulement. C’est plus facile pour venir ici que de se perdre en RER et marcher avec ce froid.
̶ Oh, très bien ! répond Sofia, visiblement déçue. Tu ne restes pas, j’imagine ?
̶ Je travaille ce midi au restaurant, je dois y être avant dix heures. Une autre fois, peut-être ?
̶ Je n’ai rien de prévu cet après-midi. Je viendrai déjeuner dans ta pizzeria.
̶ Dans ce cas, passe à quatorze heures. Le service sera fini, il y aura moins de monde, tu seras plus tranquille. Je m’en voudrais que tu sois dérangée par tes fans alors que tu dégustes la meilleure pizza de Paris.
Ils rient de concert sous les yeux de Leila qui observe cet échange comme si elle était témoin d’une attaque d’extraterrestres. Les mots sont polis, les dos sont guindés, les phrases sont froides, pourtant cela ressemble à s’y méprendre à un texte appris par cœur de part et d’autre. Ils auraient répété cette scène ensemble qu’ils auraient été aussi crédibles. Sauf que Sofia est une grande actrice et que cette gêne ne lui va pas lorsqu’elle est sincère. Leila fronce les sourcils et se promet d’avoir une petite discussion avec son frère dès que possible.
̶ Parfait ! Je serai là à quatorze heures.
̶ On pourra parler du passé, si tu veux, propose Milan.
Sofia déglutit avant d’acquiescer en souriant.