Pour avoir vu de nombreuses personnes en descente d’alcoolémie, Sofia essaye de ne faire aucun commentaire quant à l’allure, à la rapidité et à la précision de sa maquilleuse qui semble n’avoir aucune idée de ce qu’elle doit faire. Elle tient le planning du jour entre ses mains, elle lit encore et encore la commande qui lui a été passée, mais les mots sont incompréhensibles.
̶ Vous voulez que j’appelle quelqu’un pour vous remplacer ? demande-t-elle gentiment.
̶ Non, non, ça va aller, lui promet la jeune femme. Je m’appelle Leila, au fait. J’aime beaucoup ce que vous faites.
̶ C’est très gentil, lui répond Sofia en lui serrant la main. On s’y met ?
̶ Oui, bien sûr, évidemment !
La demoiselle sort ses pinceaux, ses poudres et tous les autres ustensiles et demande aux deux autres femmes de l’équipe de lui laisser un peu d’air pour travailler en solo. Sofia ignore si elles se connaissent intimement, mais elle n’en jurerait pas vu leurs expressions après ce premier ordre matinal. Elles n’ont pas l’air de vouloir obéir et la maquilleuse doit répéter l’injonction un peu plus fort, ce qui ravive visiblement son mal de tête. Encore une fois, Sofia ne fait aucun commentaire et se laisse pomponner tout en observant son reflet dans le miroir d’un œil vague. Elle aimerait profiter de ce premier jour de tournage pour entrer dans la peau de son personnage, la comtesse du Barry, Jeanne Bécu, ancienne maîtresse de Louis XV, mais la vision qu’elle a eu quelques secondes plus tôt l’en empêche complètement.
Cet homme ressemblait trait pour trait à Milan, son amour de jeunesse, celui qu’elle a tenté d’oublier pendant des années sans jamais parvenir à ôter son souvenir de sa mémoire. Il a vieilli, bien sûr, mais ses traits se sont affinés, il a gagné en maturité et en beauté en devenant un homme sûr de lui. Enfin, s’il s’agissait bien de Milan, évidemment ! Rien n’était moins sûr : le visiteur avait ouvert la porte, leurs regards s’étaient croisés et il avait poussé la maquilleuse dans le studio avant de refermer le panneau précipitamment. Son apparition n’avait duré que trois secondes, mais ce flash était suffisant pour faire rejaillir dans le cœur de Sofia des sentiments qu’elle croyait éteints. Il ne s’agissait pas d’amour, oh non ! Il y avait plutôt un savant mélange de curiosité mêlée à de la colère, saupoudrée d’un vague espoir d’avoir enfin des réponses aux questions qu’elle se posait depuis quinze ans. Mais de l’amour, il n’y en avait aucune trace. Pendant des années, la seule évocation de son prénom lui donnait envie de briser tout ce qui lui tombait sous la main. Plus tard, beaucoup plus tard, Sofia s’était assagie et avait appris à composer avec la nostalgie doublée d’amertume que lui inspirait le jeune homme, certaine qu’elle était de ne plus jamais le revoir. Et lorsqu’elle avait accepté le tournage à Paris, elle s’était assurée qu’elle ne tomberait pas sur lui par hasard en demandant à la boîte de production l’un des hôtels les plus chers de la région Parisienne, bien au-delà des moyens de ce petit vaurien. L’actrice avait déjà prévu de ne faire qu’une seule sortie-boutique dans les rues de la capitale, en pleine journée, au beau milieu de la semaine, dans les endroits les plus côtés de Paris. Elle ne risquait rien ! Et pourtant, au premier jour du tournage, son sosie est apparu à l’entrée du studio de maquillage comme un fantôme surgissant d’un lointain passé.
̶ Vous devez être excitée de commencer à tourner, tente de converser la dénommée Leila.
̶ Oui beaucoup. C’est un projet qui me tient beaucoup à cœur, répond brièvement Sofia tirée de ses pensées.
̶ C’est tellement étrange de vous avoir ici, avec nous, alors que vous ne tournez qu’aux US. Je me sens super privilégiée !
Sofia sourit, mais reste coi. Elle a l’habitude de susciter l’admiration des autres, surtout des jeunes femmes. D’habitude, elles lui demandent des selfies, de courtes vidéos ou des autographes. Dans le cadre professionnel également, l’actrice doit composer avec du personnel souvent intimidé par sa prestance et son charisme, dès qu’elle tourne en dehors de ses équipes de production habituelles. En venant jouer dans son pays d’origine pour la première fois, Sofia savait qu’elle risquait d’entendre ce genre de phrases et, d’ordinaire, cela ne lui aurait pas déplu. Mais Milan et son souvenir occulte tout le reste et cette jeune femme est peut-être liée à lui. Voilà pourquoi Sofia ne parvient pas à être très loquace.
̶ Je ne connaissais pas Jeanne Bécu avant de savoir que j’allais vous maquiller, lui raconte Leila. Je n’avais jamais entendu parler d’elle. J’ai dû me renseigner un peu, histoire de faire un travail crédible et j’ai lu toute une thèse faite par un historien de la Sorbonne à son sujet. Elle a eu une vie palpitante !
̶ Si on oublie qu’elle a été détestée, puis guillotinée, oui c’est vrai qu’elle a bien vécu, répond Sofia distraitement.
̶ Je ne crois pas que c’est ce qu’il faille retenir. Une fille issue d’un milieu modeste qui s’élève seule dans la société de l’époque grâce à ses charmes et son intelligence, jusqu’à devenir la maîtresse préférée du roi, c’est…
̶ Excusez-moi, je vous coupe une seconde, mais qui était l’homme avec qui vous étiez tout à l’heure ?
Elle n’y tient plus, il faut qu’elle pose la question qui lui brûle les lèvres, au risque de paraître impolie. Leila est surprise par cette interrogation, au point qu’elle en laisse tomber un crayon de contour qu’elle ramasse aussitôt. En se relevant, elle rougit, ce qui laisse présager le pire pour Sofia. Celle-ci s’attend à tout, mais pas à :
̶ C’est mon frère, Milan. Il m’a déposé ce matin sinon je n’aurais pas été à l’heure. Je sais qu’il n’avait pas le droit d’entrer dans le studio, mais je n’aurais jamais pu être là sans lui.
Son frère, Milan. Bien sûr : elle savait que le jeune homme avait deux sœurs, mais elle n’avait jamais eu le privilège de les rencontrer. Milan compartimentait sa vie pour s’assurer que personne n’interférerait dans chacun des aspects qui régissait son quotidien. Au lycée, il se consacrait à sa petite amie. A la maison, il aidait ses parents et ses sœurs. Dans le quartier, il faisait n’importe quoi, Sofia n’avait jamais su, mais elle se doutait que ses activités n’étaient pas transparentes. Quoi qu’il en soit, les trois pans de son existence ne se fréquentaient pas et la jeune femme n’avait jamais été invitée chez lui. Tout au plus, elle l’avait retrouvé à l’entrée de sa cité pour passer un peu de temps avec son amoureux.
Elle est soulagée et ne peut retenir un rire expiré qui s’échappe de sa gorge. Leila le remarque, mais paraît plus sereine, elle aussi. Elle croyait sans doute que Sofia la réprimanderait d’avoir amené un étranger sur un plateau de tournage. Les deux femmes échangent un regard complice qui met fin à la froide cordialité qui régnait jusque-là.
̶ C’est gentil de sa part, lâche finalement l’actrice. J’espère que cela ne l’a pas mis en retard pour son travail.
̶ Oh non ! Il est gérant d’une pizzéria dans le 17ème arrondissement de Paris. Il arrive là-bas vers 10 heures pour la préparation des pâtes et la mise en place et ensuite il prépare les commandes de produits du lendemain avant l’ouverture du midi. Il devait simplement déposer ses filles à l’école avant de m’emmener.
̶ Ses filles ? tique immédiatement Sofia.
̶ Oui, il en a trois. Bon, la plus petite ne va qu’à la crèche, mais les deux grandes ont six et quatre ans et il vaut mieux qu’elles n’arrivent pas en retard parce que la gardienne est une vraie vipère. Je me souviens, une fois, Milan me racontait qu’il avait eu deux minutes de retard et le portail était en train…
Sofia n’écoute plus la suite de cette anecdote inutile. Tout ce qu’elle comprend, c’est que ses sentiments pour Milan ne sont pas morts. Loin de là ! Elle meurt d’envie de se lever de son siège, de jeter le couvre-chef qui protège sa perruque poudrée et de prendre le premier taxi pour Paris. Elle n’a pas l’intention de lui tomber dans les bras, loin de là : elle veut le faire souffrir. Ce mec possède un restaurant dans la capitale, il a trois filles, vit sa meilleure vie dans la plus belle ville d’Europe et n’a même pas eu le cran de venir la saluer tout à l’heure. Il n’a jamais cherché à la recontacter depuis qu’elle a déménagé en Amérique et lorsqu’il tombe sur elle par hasard, il la regarde à peine et s’enfuit comme si sa vie en dépendait. Sofia ne représentait-elle rien pour lui ? Pas même une brève, mais torride passion d’adolescent ? N’étaient-ils pas le premier amour l’un de l’autre ? Cela aurait dû compter aux yeux de ce lâche comme cela comptait aux siens ! Mais, apparemment, elle s’était trompée.
̶ … du coup, maintenant, il fait attention à être toujours à l’heure à l’école, termine Leila en riant gaiement.
̶ C’est une histoire très cocasse, affirme Sofia sans savoir de quoi elle parle. Vous vivez à Paris, vous aussi ?
̶ Si on veut. Je suis sortie avec un type, Fary, pendant presque trois mois. On s’entendait tellement bien que j’ai emménagé chez lui et j’ai résilié mon bail. Mais ce connard m’a foutue dehors la semaine dernière et il a mis toutes mes affaires dans un garde-meuble. En attendant de retrouver quelque chose de potable, je squatte la chambre d’amis chez mon frère et sa femme, qui ne sont pas encore au courant que je n’ai plus de toit. Mais j’imagine que je ne vais pas pouvoir leur cacher mon secret très longtemps.
̶ D’où la gueule de bois, s’amuse Sofia. A cause de votre rupture ?
̶ Ça se voit tant que ça ? demande Leila d’un ton chagrin.
Sofia acquiesce gentiment avant de s’esclaffer.
̶ Ne vous en faites pas, je ne dirai rien ! On est toutes passées par là, non ?
Leila la remercie et reprend son œuvre avec un peu plus de professionnalisme, touché par la gentille attention de Sofia. L’heure suivante passe ainsi rapidement : la jeune femme fait preuve de rigueur et soigne le style et le look de l’actrice tandis que celle-ci s’intéresse sincèrement à tous les détails de sa vie. Elle pose des questions banales dans la forme, mais note soigneusement toutes les réponses de sa maquilleuse avec un soin attentif. C’est ainsi qu’elle apprend avec intérêt que Milan est marié depuis un peu plus de sept ans avec Mélanie, une agente immobilière qui a tenté de mettre en vente sa pizzéria alors que celle qui était réellement à vendre se trouvait deux rues plus loin, au même numéro, que le couple vit pratiquement en colocation avec un ancien détenu qui continue à truander malgré la main tendue de Milan qui lui a offert un poste dans sa pizzéria et que, deux ans plus tôt, les deux amoureux avaient failli se séparer pendant la troisième grossesse de Mélanie pour une bête histoire de papier toilette.
̶ Le papier toilette n’était que le déclencheur, hein ! précise Leila. Cela faisait des mois qu’ils ne s’entendaient plus. Mélanie a passé la fin de sa grossesse en Bretagne, chez ses parents et, à la naissance de Teresa, ils se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient plus se quitter.
D’un point de vue extérieur, Sofia donne l’impression qu’elle est captivée par la vie trépidante du frère de sa maquilleuse. Intérieurement, elle bouillonne de rage et d’envies de meurtre. Cet étrange mélange rend sa paupière gauche frétillante et l’actrice ne se souvient plus de la moindre ligne de texte lorsqu’elle se dirige enfin vers le plateau de tournage, dans le parc du château de Versailles. Son agente l’attend à l’entrée de la première scène et lui fait signe de venir à elle. Elle tient entre ses mains une tablette qui bipe sans arrêt sur un support en carton griffonné d’un millier d’informations. A son oreille droite est suspendue une oreillette qui frétille en permanence de toutes les communications qui tentent de la joindre tandis qu’à sa gauche pendouille une vilaine boucle gothique qui déteint avec le tailleur mauve qu’elle a enfilé ce matin. Elizabeth Polie, l’une des meilleurs agentes de New-York, spécialisée dans le recrutement des jeunes prodiges ressemble à présent à une véritable boule de nerfs.
̶ Alors, comment tu te sens ? Tu as bien capté le rôle ? On joue pas notre vie, mais pas loin, je te rappelle.
̶ Merci pour cette pression inutile, Lizzie, rétorque méchamment Sofia. Je suis au courant.
̶ La prod, le réal, les techniciens, ils sont tous là pour toi ! Les financiers voulaient une vraie française pour le rôle, tu as été choisie parmi une longue liste, mais je ne veux pas que ça se retourne contre nous et qu’on dise que tu dois te cantonner aux séries télé. Tu n’es pas une actrice de seconde zone ! Tu es de la bombe ! De la graine de grand écran ! Alors tu fonces sur ce plateau, et tu me fais une Jeanne machin du tonnerre !
̶ Bécu.
̶ De quoi ? répète l’agente complètement stressée.
̶ Jeanne Bécu. C’est ça le nom de mon personnage.
̶ Je t’avoue que je m’en tape. Tout ce qui compte, c’est que ça fonctionne et qu’on fasse taire les critiques. Le reste, je m’en tartine les ovaires !
̶ Classe !
Elizabeth lui lance une dernière bourrade dans l’épaule, appuie sur son oreillette et prévient quelqu’un de l’arrivée imminente de l’actrice principale du film. Sur le plateau, une personne beugle à l’attention de toute l’équipe que tout le monde doit se mettre en place pour le lancement de la première scène. Les techniciens courent se ranger à leurs postes, les acteurs s’avancent tous dans la même direction, le réalisateur prend à partie une ou deux personnes pour donner ses dernières recommandations et le silence tombe délicatement sur le plateau comme le calme enneigé d’un beau mois de décembre.
Sofia respire doucement, par à-coups, et tente de se concentrer sur ce qui est réellement important : sa carrière. Milan n’existe pas. Il a cessé d’exister quinze ans plus tôt et ce n’est certainement pas lui qui mettra en péril tout ce que la jeune femme a construit depuis son arrivée à New-York. Il n’est rien de plus qu’un parasite qu’elle oubliera dès qu’elle sera repartie pour les Etats-Unis. Aujourd’hui, elle entame un nouveau chapitre de sa vie en tournant dans la plus grosse production de sa filmographie. Elle ne gâchera pas tout pour ce triste individu marié, père de trois enfants qui l’a oubliée aussi vite qu’on efface un historique internet sur un ordinateur familial.
̶ Jeanne Bécu, 78, première, annonce un technicien muni d’un clap qu’il brandit devant une caméra allumée.
̶ Action ! crie le réalisateur.
L’actrice ouvre la bouche et sa première réplique reste coincée au fond de sa gorge, juste à côté d’une amère sensation de gâchis qui lui obstrue les cordes vocales.