Afin de garantir un accès à toutes les femmes dans le besoin, le refuge dans lequel vivait Sofia ne pouvait lui fournir un abri que pour une durée maximale de quatre semaines. N’ayant pas d’enfants et n’étant pas Américaine, la jeune femme n’avait pas le droit de rester plus longtemps. Sa situation risquait donc d’empirer assez rapidement.
On vint lui annoncer cette triste nouvelle au matin de son troisième jour. Il s’agissait des premières paroles qu’elle entendait à son égard et elles n’étaient pas des plus réjouissantes. Jusqu’ici, aucune femme n’avait tenté de se rapprocher d’elle. Sofia espérait qu’il s’agissait d’une méfiance légitime due au fait qu’elle vivait au milieu de personnes maltraitées. Cependant, lorsqu’elle retrouva son sac à dos tagué, en revenant d’une douche tiède-presque-froide, l’insultant de « FUCKIN’ LATINOS », elle sentit le poids d’un profond racisme s’installer sur ses épaules. Prise à partie et loin de se laisser faire, la jeune femme avait scandé, dans un anglais approximatif, qu’elle était française, pas mexicaine, et que si quelqu’un avait un problème avec elle, il fallait le lui dire en face. Au début, personne n’avait bougé une oreille. Elles se contentaient toutes de regarder « la mexicaine qui se prenait pour une française » qui pétait un câble alors qu’elles avaient toutes subi des brimades bien pires qu’un malheureux tag sur un sac. Puis, une femme d’une quarantaine d’années, la coupe garçonne et les yeux méchants, les épaules carrées et la mâchoire en avant, avait montré sa tête dans l’encadrement de la porte, attirée par les cris de Sofia et avait scruté le sac et la crevette qui le tenait à bout de bras. Sofia crut pendant une seconde qu’elle allait la frapper. Cette impression se renforça lorsque la nouvelle venue fit quelques pas dans sa direction, recouvrant tout son corps d’une ombre menaçante. La femme attrapa son sac, se retourna et le brandit vers les spectatrices qui pensaient toutes assister au démarrage d’une bagarre. Mais il n’en fut rien : elle parla rapidement, beaucoup trop vite pour que Sofia comprenne toutes les subtilités de son discours. Néanmoins, elle nota quelques phrases qui semblaient la défendre : « devriez avoir honte » ; « vous me dégoutez » et « vous ne valez pas mieux que les mecs qui vous maltraitaient » furent les trois plus longs enchaînements de mots que la jeune femme comprit. Sans surprise, personne n’osa contredire cette géante et Sofia eut le sentiment qu’avec un allié pareil, elle ne devrait plus avoir d’ennuis dans un avenir proche.
̶ Je m’appelle Jamie, se présenta la quadragénaire dans un français presque sans accent. Bienvenue au purgatoire.
̶ Sofia, répondit-elle en retour. Pourquoi tu dis ça ? Et merci pour ce que tu viens de faire.
̶ Je t’en prie, c’est normal ! Si on ne peut pas se serrer les coudes entre femmes, je ne vois pas qui pourra nous aider. Malheureusement, cet endroit n’est pas là pour nous sortir de la merde. Il n’offre qu’un peu de répit entre deux orages. Tôt ou tard, on te fiche dehors pour que tu retournes en enfer. Tu dois partir quand ?
̶ Dans un peu plus de trois semaines. Je viens tout juste d’arriver.
̶ T’as de la chance ! Moi je repars demain.
̶ Tu es seule ?
Jamie hocha la tête et emmena Sofia avec elle en dehors du dortoir, vers une salle de détente où la télévision tournait pratiquement en continu sur des chaînes de dessins animés. Elles s’installèrent sur un divan libre où traînaient quelques jouets d’enfants et un livre mâchouillé.
̶ J’ai deux enfants que j’ai eus vraiment très jeune. Ils vivent au Canada avec leur père, dans le Labrador. J’ai quitté toute ma famille, il y a dix ans, pour vivre une folle histoire d’amour avec un homme que je croyais fantastique. Nous nous sommes installés chez lui, dans l’Upper East Side et j’ai vécu huit ans sans encombre. Il était passionné et passionnant. J’ignorais simplement qu’il versait dans mon verre, tous les soirs, des somnifères de plus en plus fort. Et pendant que j’étais dans mon lit, assommée de fatigue, il me violait avec plusieurs de ses amis. Lorsque je m’en suis rendu compte, j’ai voulu prévenir la police, mais il a failli me tuer. Je m’en suis sortie de justesse. Depuis, j’erre de foyers en refuges en essayant de trouver du boulot. Mais ça fait dix ans que j’ai pas travaillé et j’ai pas le profil mannequin, si tu vois ce que je veux dire. Alors c’est compliqué.
̶ Il a été arrêté ? demanda Sofia hypnotisée par cette histoire terrifiante.
̶ Oui. J’ai fini par contacter la police, croyant que cela me faciliterait la vie. En réalité, son procès a été vite expédié puisque je n’avais pas de preuves matérielles. Je me suis simplement réveillée pendant qu’il s’amusait avec ses copains. A force de prendre ses cachets, mon corps s’y était habitué et je résistais mieux à la drogue. Seulement, c’était ma parole contre la sienne. Il a été condamné à cinq ans de prison, libérable sous caution. Ses potes se sont cotisés et il n’a même pas fait un jour entier entre quatre murs. C’est pourquoi j’évite de revenir à Manhattan.
̶ Je n’imagine même pas ce que tu as dû traverser.
̶ C’est la vie ! Et demain il faudra que je retourne dans mon taudis que j’ai pas les moyens de payer, à quémander un peu de nourriture entre deux soupes populaires.
̶ Je suis vraiment désolée.
Jamie haussa les épaules et son regard se perdit quelques instants en direction de la télévision. Deux bambins de trois ou quatre ans étaient scotchés devant l’écran tandis qu’une ribambelle d’autres couraient dans tous les sens en braillant. Sans entrer dans la comparaison, Sofia avait tout de même le sentiment que sa vie n’était pas si moche qu’elle l’avait toujours cru. Certes, elle était orpheline, mais personne ne lui avait jamais physique fait du mal. Quelques jours plus tôt, elle était passée de très près de vivre une expérience similaire, mais elle en avait réchappé. Et si son avenir était incertain, pour l’instant, elle était au chaud et à l’abri, à New-York, la ville dans laquelle elle rêvait de vivre. Elle avait partagé ce rêve avec Milan pendant très longtemps. Mais la réalité reprenait doucement le dessus et si elle avait envie de pleurer chaque fois qu’elle pensait à lui, l’histoire de Jamie lui permettait de remettre en perspective ce récent abandon.
̶ Et toi ? Tu veux me raconter ta vie ? On n’a pas grand-chose de mieux à faire ici de toute façon.
̶ Tu parles drôlement bien français ! s’étonna Sofia à voix haute.
̶ J’ai vécu quelques années à Lille avec un Frenchie. J’ai de bons restes.
Les deux femmes s’esclaffèrent avant que Sofia n’explique tout ce qu’elle avait vécu depuis la mort de sa mère lorsqu’elle était un nourrisson. Elle parla beaucoup de Milan et de la façon dont leur rencontre avait changé sa vie. Elle qui ne croyait plus en rien s’était remise à rêver et à croire en l’amour jusqu’à ce qu’elle se retrouve seule dans cet avion au-dessus de l’Atlantique. Elle évoqua aussi Joshua, extrapolant le fait qu’il aurait sans doute voulu tuer Milan pour lui mettre le grappin dessus comme il avait tenté de le faire. Et elle termina par son arrivée au refuge où elle ne connaissait personne et où personne ne semblait vouloir apprendre à la connaître.
̶ Je ne retiens qu’une seule chose de tes péripéties : Milan, conclut Jamie. Je ne suis pas certaine que tu sois prête à tourner la page.
̶ Je ne sais pas pourquoi il n’est pas venu à l’aéroport, mais il n’a même pas cherché à me contacter. Qu’il soit mort, dans le coma ou qu’il m’ait abandonné ne change rien : je ne peux plus le revoir.
̶ En arrivant ici ton numéro français devient injoignable sans le bon indicatif, lui rappela la quadragénaire. Et si tu veux passer des appels ou envoyer des textos, il te faut une carte américaine, avec un numéro américain qu’il ne connaît pas. Même s’il voulait te joindre, il risque de ne pas y arriver. Mais tu peux toujours retourner en France pour le retrouver si tu tiens tellement à lui.
̶ Pour revenir au foyer quelques mois avant d’être jetée à la rue ? Non, merci. J’ai la chance de pouvoir rester en Amérique, je vais la saisir.
̶ N’oublie pas que l’immigration t’a à l’œil. Tu as un Visa de tourisme, valable trois mois. A l’issue de ce délai, si tu n’as pas quitté le territoire, ils te rechercheront. C’est déjà probablement le cas si ton foyer a signalé ta disparition. Vivre dans un refuge comme celui-là, c’est s’exposer facilement aux services administratifs de ce pays.
Un vent de panique souffla dans les pensées de la jeune femme. Elle n’avait pas imaginé qu’elle pourrait être traquée de la sorte. Si elle voulait réellement mettre toutes les chances de son côté, il fallait qu’elle trouve un toit à elle et qu’elle s’offre une toute nouvelle identité. Mais, pour cela, il fallait de l’argent et donc un travail.
Jamie semblait suivre le cours de ses pensées au fur et à mesure qu’elles naissaient dans son esprit. Elle soupira en claquant ses mains sur ses genoux, comme si elle souhaitait faire sortir Sofia de sa tourmente. Le bruit la tira de sa spirale de peur.
̶ Ecoute, je peux peut-être t’aider, lui dit sa protectrice dans un souffle audible seulement de la jeune femme. Tu n’es pas obligée de me faire confiance et ce serait parfaitement normal après ce que tu as vécu, mais sache que j’ai pas l’intention de te faire du mal. Je suis hétéro et je pense que malgré ma pauvreté je suis plus riche que toi. Tu n’as rien que je convoite et je n’ai aucune raison de m’en prendre à toi. Si tu le souhaites, je peux t’héberger chez moi. C’est petit, lugubre et je suis pas certaine qu’on aura de l’électricité tous les jours, mais ce sera toujours mieux pour toi que ce centre où on te retrouvera facilement. Je pense aussi que tu trouveras facilement du travail si on te présente les bonnes personnes. Celles qui ne te demanderont pas forcément de papiers d’identité, si tu vois ce que je veux dire. Par contre, je vais être honnête avec toi : si tu veux vraiment rester, il faudra faire des sacrifices. Les gens que je peux te présenter ne sont pas très fréquentables. Ils pourront t’obtenir des faux papiers, te faire travailler et t’offrir des opportunités que tu n’aurais même pas pu imaginer. Mais cela ne sera pas gratuit.
Sofia déglutit. Jamie embraya aussitôt.
̶ Tout ce que je te demande, c’est de m’aider à payer le loyer et les courses. De mon côté, je continuerai à chercher du travail et, à deux, on pourra se protéger mutuellement.
̶ Pourquoi tu ne profites pas de tes contacts pour te sortir de la merde ? demanda Sofia, méfiante.
̶ Je te l’ai dit : j’ai pas le look mannequin ! Les boulots que je te propose sont faits pour des petites minettes bien gaulées comme toi. Personne ne veut travailler avec une femme qui ressemble à une vieille lesbienne en surpoids. Et si je suis toujours en vie, c’est en partie grâce à ces gens qui m’ont tendu la main quand j’étais au fond du trou. Mais leur amitié et leurs services sont très limités si on ne rend pas la pareille rapidement. Toi tu le pourrais !
Inutile de lui faire un dessin, Sofia avait parfaitement compris ce que Jamie attendait d’elle. Cette proposition était loin d’être alléchante. Elle faisait même partie de son top 3 des meilleures idées pourries qu’elle avait eues de toutes sa vie. Cependant, il fallait se rendre à l’évidence : sans papier, ni argent, elle ne tiendrait pas longtemps à New-York. Que ce soit à cause de la faim, du froid ou parce que les autorités l’auraient retrouvée, Sofia risquait de repartir en France à tout moment. Jamie était peut-être en train de lui sauver la vie. Mais pourquoi elle ? Elles ne se connaissaient pas deux heures auparavant. Quand elle lui posa la question, la géante lui répondit :
̶ J’ai pas besoin de raison pour essayer de faire du bien autour de moi. Et si personne te tend la main, maintenant que je sais tout ce que t’as vécu, j’aurais sur la conscience le poids d’avoir laissée une gamine dans la merde. Mon corps est peut-être foutu, mais pas mon esprit. Je refuse de vivre avec ça ! En plus t’as une bonne gueule, ça me suffit ! Et dis-toi que je suis aussi très égoïste : en t’aidant à trouver du fric, le deal que je te propose me permets de vivre au chaud tout l’hiver et c’est pas négligeable.
Jamie lui tendit une main robuste que Sofia contempla une longue seconde. Pendant ce laps de temps, elle compila toutes les mauvaises décisions qu’elle avait prises : dormir chez un inconnu dans un pays qu’elle ne connaissait pas, faire confiance à Milan pour partir avec elle, croire que sa vie serait meilleure alors qu’elle n’avait pas le moindre diplôme ou le moindre sou en poche, penser que Milan était l’homme de sa vie. Décidément, Sofia n’avait pas eu que des bonnes idées récemment. Faire le choix de partir avec Jamie, c’était également faire une croix sur trois semaines de repas chauds et de logement garantis. Rien ne prouvait que sa situation irait en s’améliorant.
Cependant, Jamie lui offrait une porte de sortie sur le long terme, à condition que Sofia soit prête à tout donner pour réaliser ses rêves. Et de rêve, elle n’en avait plus qu’un : rester ici et devenir quelqu’un. Sofia acquiesça enfin et serra la main tendue de sa nouvelle partenaire de vie.
Elles prirent la décision de partir après le repas du soir, histoire de se remplir copieusement la panse avant de s’enfoncer dans la misère. Jamie lui conta comment les soupes populaires pouvaient être généreuses si tu avais la chance de tomber au bon moment ou dans la bonne structure. Certaines étaient capables de choyer ses habitués grâce aux dons des habitants du quartier qui s’offraient ainsi une bonne conscience. Mais d’autres, dans les coins plus démunis, avaient tant de bouches à nourrir qu’elles ne parvenaient même pas à remplir complètement les assiettes de tout le monde. Jamie commençait à avoir ses petites habitudes, malgré ses tentatives récurrentes de trouver un emploi stable et bien rémunéré qui la sortirait de l’embarras. Elle avait dégoté plusieurs contrats de quelques jours pour distribuer des tracts ou remplacer des gens malades dans la restauration rapide, mais rien de véritablement concret. Il faut dire qu’elle faisait peur à pratiquement tout le monde avec son air farouche et ses yeux qui semblaient constamment lancer des éclairs. Il n’était donc pas très étonnant que les recruteurs ne distinguent pas son potentiel s’ils s’arrêtaient à son physique.
La géante habitait Far Rockaway, à l’extrême sud du Queens, sur Beach 19th Street. Elle vivait dans une tour gigantesque en face d’un vieil hôpital public, entourée par une mer de sable qui s’étendait jusqu’à l’embouchure du fleuve Hudson. Si la vue était superbe, le quartier en lui-même transpirait le manque d’investissement public rien qu’en regardant l’état de tous les bâtiments communaux. De plus, les alentours n’avaient rien d’attrayant : ni centre commercial, ni cinéma ou autre distraction. Il ne s’agissait que d’un rassemblement d’immeubles délabrés qui attendaient patiemment de s’effondrer sur ses habitants démunis. Et dans les rues, Sofia n’avait jamais vu autant de sans-abris réunis au même endroit. Avoir un toit, à proprement parler, relevait déjà du plus grand luxe imaginable.
Pour rester dans l’ambiance, la jeune femme découvrit son nouveau logis avec un léger mouvement de recul. Situé au quinzième étage de la tour, sous un trompettiste au chômage et au-dessus d’une famille de onze enfants qui ne quittaient jamais leur domicile, l’appartement était minuscule et sentait très fort la litière pour chat. Jamie lui assura que ce n’était pas de son fait puisqu’elle ne pouvait pas supporter ces félins et lui promit que son petit nez sensible s’en accommoderait au bout de quelques jours.
̶ Fais juste attention à mettre un peu de parfum avant de sortir si tu ne veux pas sentir la vieille ! plaisanta Jamie.
Si Sofia dégotait une bouteille de parfum, elle se promit de suivre ce conseil. Il n’y avait que trois pièces dans l’appartement : le salon-cuisine, la chambre et la salle de bains. Un petit canapé dépliable occupait une grande partie de l’espace dans la pièce principale, devant une table basse sur laquelle mangeait Jamie, la plupart du temps. Souvent, elle s’endormait devant la télévision, posée sur un petit meuble branlant récupéré à la déchetterie. Elle offrit donc la chambre à Sofia qui y installa ses maigres possessions. Ensuite, Jamie lui expliqua les spécificités de son logement : à quel endroit taper le chauffe-eau pour qu’il redémarre, quel bouton ne devait pas être utilisé si on ne voulait pas prendre une décharge et, surtout, le plus important, où se planquer dans l’appartement en cas de visite inopinée du propriétaire. Jamie avait pratiqué un trou derrière le réfrigérateur pour se cacher dans le mur creux qui séparait son appartement de celui de son voisin. Avec un peu de gymnastique, elles pourraient y tenir toutes les deux.
̶ Faut juste repérer sa bagnole sur le parking pour anticiper l’exercice. On peut pas se tromper, c’est la seule Ducatti de tout le quartier.
Ce soir-là, Sofia s’endormit presque sereinement après avoir ingurgité toutes ces informations. Sa vie ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait imaginé, mais c’était peut-être mieux ainsi. Elle n’avait plus aucune attente et se laissait voyager au gré des vagues qui berçaient son existence.
Le lendemain matin, Jamie lui annonça qu’elle lui avait pris rendez-vous avec Mikael Hobbs, le patron d’un club lounge très bien noté à l’autre bout de la ligne de métro qui passait dans le coin. La géante lui avait téléphoné à la faveur de la nuit, le seul moment où il était disponible, et lui avait dit qu’elle avait une candidate à lui envoyer. Rapidement, Sofia sentit ses réticences et son instinct se hérisser en elle. Elle lui demanda plus de détails.
̶ C’est un job de serveuse sexy. Le club est un vrai repère de mafieux et de fêtards. Leurs seuls points communs, c’est qu’ils ont de l’argent et qu’ils aiment mater des nichons. Habille-toi court et léger et tu auras plus de pourboires que de paie. En quelques mois, tu pourras te payer tes faux papiers et mettre suffisamment de côté pour quitter ce trou.
̶ Et toi ? Tu y gagnes quoi ?
̶ Je te l’ai dit : tu me donnes juste de quoi payer le loyer et une partie de la bouffe. Le reste est à toi.
̶ Combien ça représente ?
̶ Sept cents dollars ce sera parfait, répondit Jamie. Le boulot est payé trois cents la semaine, les pourboires sont pour toi. Par contre, t’es prévenue : les mains se baladent facilement là-bas et on ne dit jamais non à un client.
̶ Je suis pas une pute ! s’exclama Sofia.
̶ Mais je te parle pas de coucher avec n’importe qui ! Je dis juste que tu tabasses pas un mec qui te met la main aux fesses. Il faut avoir quelques largesses si tu veux rapidement être bien payée.
La jeune femme essaya de bannir ses craintes en se rendant sur place, mais le discours de Jamie ne l’avait pas encouragée. Elle se sentait prise au piège et regrettait presque la main tendue de sa protectrice. Certes, cela lui offrait des opportunités imprévues, mais à quel prix ? Sofia ignorait si elle était vraiment capable de mettre au placard jusqu’à sa dignité pour pouvoir accomplir et réaliser ses projets. Elle visualisait déjà ces gros porcs bavant sur son décolleté tels une meute de loups affamés. Elle imaginait déjà leurs doigts repoussants qui effleuraient l’arrière de ses cuisses et le souvenir de Joshua et de ses mains perverses ressurgit dans son esprit. Elle frissonna et faillit descendre un arrêt trop tôt afin de faire demi-tour. La vision d’horreur qui occupait ses pensées manqua de la faire défaillir. Elle ne pouvait pas se compromettre ainsi. C’était impossible !
Alors pourquoi était-elle descendue à la bonne station ? Pourquoi ses jambes l’avaient-elles guidée dans la bonne direction, l’amenant jusqu’à la porte du Paris Lounge Club ? Était-ce parce qu’elle était convaincue, au fond d’elle-même, qu’elle n’aurait pas de meilleure option ? Ou bien était-ce simplement une réponse à ce défi lancé par la vie ? Les obstacles s’enchaînaient pour lui barrer la route, mais Sofia les traverserait tous. Elle en était certaine.